Karl Marx et la critique de la machine
Karl Marx (1818-1883) est un philosophe, théoricien politique, révolutionnaire allemand et fondateur du communisme moderne. Il identifie trois manières de produire des biens : 1) le métier – un seul artisan fabrique l’objet complet ; 2) la manufacture – un groupe d’individus spécialisés coopèrent pour produire une quantité relativement grande de biens ; 3) la fabrique – des outils mécanisés et des machines, possédés par de riches capitalistes, forment le moyen premier de réaliser de grandes quantités de biens. Comme le montrent ces extraits, Marx avait une pensée infiniment plus complexe et ambivalente vis-à-vis de la technologie que les marxistes contemporains qui s’extasient bêtement devant la puissance des moyens technologiques modernes (Internet, datacenters, intelligence artificielle, réseaux satellitaires, etc.). Ceci dit, il apparaît assez clairement à plusieurs endroits que Marx attribuait les inconvénients de l'industrialisation au "Capital" et non au processus d'industrialisation lui-même.
Les extraits suivants proviennent du Livre I du Capital (1867), en son chapitre XV.
Section 1
« Il reste encore à savoir », dit John Stuart Mill, dans ses Principes d’économie politique, « si les inventions mécaniques faites jusqu’à ce jour ont allégé le labeur quotidien d’un être humain quelconque. » Ce n’était pas là leur but. Comme tout autre développement de la force productive du travail, l’emploi capitaliste des machines ne tend qu’à diminuer le prix des marchandises, à raccourcir la partie de la journée où l’ouvrier travaille pour lui-même, afin d’allonger l’autre où il ne travaille que pour le capitaliste. C’est une méthode particulière pour fabriquer de la plus-value relative.
La force de travail dans la manufacture et le moyen de travail dans la production mécanique sont les points de départ de la révolution industrielle. Il faut donc étudier comment le moyen de travail s’est transformé d’outil en machine et par cela même définir la différence qui existe entre la machine et l’instrument manuel. [...]
Tout mécanisme développé se compose de trois parties essentiellement différentes : moteur, transmission et machine d’opération. [...] La machine-outil est donc un mécanisme qui, ayant reçu le mouvement convenable, exécute avec ses instruments les mêmes opérations que le travailleur exécutait auparavant avec des instruments pareils. [...]
La machine à vapeur elle-même [...] n’amena aucune révolution dans l’industrie. Ce fut au contraire la création des machines-outils qui rendit nécessaire la machine à vapeur révolutionnée. [...]
La machine, point de départ de la révolution industrielle, remplace donc le travailleur qui manie un outil par un mécanisme qui opère à la fois avec plusieurs outils semblables, et reçoit son impulsion d’une force unique, quelle qu’en soit la forme. Une telle machine-outil n’est cependant que l’élément simple de la production mécanique. [...]
Qu’il se fonde sur la simple coopération de machines-outils homogènes, comme dans le tissage, ou sur une combinaison de machines différentes, comme dans la filature, un système de machinisme forme par lui-même un grand automate, dès qu’il est mis en mouvement par un premier moteur qui se meut lui-même [comme la machine à vapeur]. [...]
Le système des machines-outils automatiques recevant leur mouvement par transmission d’un automate central, est la forme la plus développée du machinisme productif. La machine isolée a été remplacée par un monstre mécanique qui, de sa gigantesque membrure, emplit des bâtiments entiers ; sa force démoniaque, dissimulée d’abord par le mouvement cadencé et presque solennel de ses énormes membres, éclate dans la danse fiévreuse et vertigineuse de ses innombrables organes d’opération. [...]
Le bouleversement du mode de production dans une sphère industrielle entraîne un bouleversement analogue dans une autre. On s’en aperçoit d’abord dans les branches d’industrie, qui s’entrelacent comme phases d’un procès d’ensemble, quoique la division sociale du travail les ait séparées, et métamorphosé leurs produits en autant de marchandises indépendantes. C’est ainsi que la filature mécanique a rendu nécessaire le tissage mécanique, et que tous deux ont amené la révolution mécanico-chimique de la blanchisserie, de l’imprimerie et de la teinturerie. De même encore la révolution dans le filage du coton a provoqué l’invention du gin pour séparer les fibres de cette plante de sa graine, invention qui a rendu possible la production du coton sur l’immense échelle qui est aujourd’hui devenue indispensable. La révolution dans l’industrie et l’agriculture a nécessité une révolution dans les conditions générales du procès de production social, c’est-à-dire dans les moyens de communication et de transport. [...] La grande industrie fut donc obligée d’adapter son moyen caractéristique de production, la machine elle-même, et de produire des machines via des machines. Elle se créa ainsi une base technique adéquate et put alors marcher sans lisières.
Section 2
L’outil, comme on l’a vu, n’est point supprimé par la machine ; instrument nain dans les mains de l’homme, il croît et se multiplie en devenant l’instrument d’un mécanisme créé par l’homme. Dès lors le Capital fait travailler l’ouvrier, non avec un outil à lui, mais avec une machine maniant ses propres outils. [...]
Avant l’interdiction du travail des femmes et des enfants (au-dessous de dix ans) dans les mines, le Capital trouvait la méthode de descendre dans les puits des femmes, des jeunes filles et des hommes nus liés ensemble, tellement d’accord avec son code de morale et surtout avec son grand livre que ce n’est qu’après l’interdiction qu’il eut recours à la machine et supprima ces mariages capitalistes. Les Yankees ont inventé des machines pour casser et broyer les pierres. Les Anglais ne les emploient pas parce que le « misérable » (« wretch », tel est le nom que donne l’économie politique anglaise à l’ouvrier agricole) qui exécute ce travail reçoit une si faible partie de ce qui lui est dû, que l’emploi de la machine enchérirait le produit pour le capitaliste. En Angleterre, on se sert encore, le long des canaux, de femmes au lieu de chevaux pour le halage, parce que les frais des chevaux et des machines sont des quantités données mathématiquement, tandis que ceux des femmes rejetées dans la lie de la population, échappent à tout calcul. Aussi c’est en Angleterre, le pays des machines, que la force humaine est prodiguée pour des bagatelles avec le plus de cynisme.
Section 3
En rendant superflue la force musculaire, la machine permet d’employer des ouvriers sans grande force musculaire, mais dont les membres sont d’autant plus souples qu’ils sont moins développés. Quand le Capital s’empara de la machine, son cri fut : du travail de femmes, du travail d’enfants ! Ce moyen puissant de diminuer les labeurs de l’homme, se changea aussitôt en moyen d’augmenter le nombre des salariés ; il courba tous les membres de la famille, sans distinction d’âge et de sexe, sous le bâton du Capital. [...]
En jetant la famille sur le marché, en distribuant ainsi sur plusieurs forces la valeur d’une seule, la machine la déprécie. [...] C’est ainsi que la machine, en augmentant la matière humaine exploitable, augmente le degré d’exploitation. [...] L’automate est, en sa qualité de capital, doté de volonté en la personne du capitaliste. Une passion l’anime : il veut tendre l’élasticité humaine et broyer toutes ses résistances naturelles.
La facilité apparente du travail à la machine et l’élément plus maniable et plus docile des femmes et des enfants l’aident dans cette œuvre d’asservissement. [...]
La machine entre les mains du Capital crée donc des motifs nouveaux et puissants pour prolonger sans mesure la journée de travail ; elle transforme le mode de travail et le caractère social du travailleur collectif, de manière à briser tout obstacle qui s’oppose à cette tendance ; enfin, en enrôlant sous le Capital des couches de la classe ouvrière jusqu’alors inaccessibles, et en mettant en disponibilité les ouvriers déplacés par la machine, elle produit une population ouvrière surabondante qui est forcée de se laisser dicter la loi. De là ce phénomène merveilleux dans l’histoire de l’industrie moderne, que la machine renverse toutes les limites morales et naturelles de la journée de travail. De là ce paradoxe économique, que le moyen le plus puissant de raccourcir le temps de travail devient par un revirement étrange le moyen le plus infaillible de transformer la vie entière du travailleur et de sa famille en temps disponible pour la mise en valeur du Capital. [...]
La réduction de la journée de travail à douze heures date en Angleterre de 1832. [Puis dix heures en 1847] [...] L’agitation des huit heures commença en 1867 dans le Lancashire parmi les ouvriers de fabrique.
Section 4
La spécialité qui consistait à manier pendant toute sa vie un outil parcellaire devient la spécialité de servir sa vie durant une machine parcellaire. On abuse du mécanisme pour transformer l’ouvrier dès sa plus tendre enfance en parcelle d’une machine qui fait elle-même partie d’une autre. Non seulement les frais qu’exige sa reproduction se trouvent ainsi considérablement diminués, mais sa dépendance absolue de la fabrique et par cela même du Capital est consommée. [...]
Dans la manufacture et le métier, l’ouvrier se sert de son outil ; dans la fabrique il sert la machine. [...] L’habileté de l’ouvrier apparaît chétive devant la science prodigieuse, les énormes forces naturelles, la grandeur du travail social incorporées au système mécanique, qui constituent la puissance du Maître.
Section 5
Le caractère d’indépendance que la production capitaliste imprime en général aux conditions et au produit du travail vis-à-vis de l’ouvrier, se développe donc avec la machine jusqu’à l’antagonisme le plus prononcé. C’est pour cela que, la première, elle donne lieu à la révolte brutale de l’ouvrier contre le moyen de travail.
Le moyen de travail accable le travailleur.
Section 6
La machine est innocente des misères qu’elle entraîne ; ce n’est pas sa faute si, dans notre milieu social, elle sépare l’ouvrier de ses vivres. Là où elle est introduite elle rend le produit meilleur marché et plus abondant. Après comme avant son introduction, la société possède donc toujours au moins la même somme de vivres pour les travailleurs déplacés, abstraction faite de l’énorme portion de son produit annuel gaspillé par les oisifs. [...] C’est surtout dans l’interprétation de ce fait que brille l’esprit courtisanesque des économistes.
D’après ces messieurs-là, les contradictions et les antagonismes inséparables de l’emploi des machines dans le milieu bourgeois, n’existent pas parce qu’ils proviennent non de la machine en soi, mais de son usage capitaliste !
Donc, parce que la machine en soi, triomphe de l’homme sur les forces naturelles, devient entre les mains capitalistes l’instrument de l’asservissement de l’homme à ces mêmes forces ; parce que, moyen infaillible pour raccourcir le travail quotidien, elle le prolonge entre les mains capitalistes ; parce que, baguette magique pour augmenter la richesse du producteur, elle l’appauvrit entre les mains capitalistes – l’économiste bourgeois déclare imperturbablement que toutes ces contradictions criantes ne sont que fausses apparences et vaines chimères et que dans la réalité, et pour cette raison dans la théorie, elles n’existent pas. Ainsi il évite de se creuser davantage la cervelle, et en sus prétend que son adversaire est coupable de l’idiotie de s’opposer, non à l’usage capitaliste de la machine, mais à la machine en soi.
Certes, ils ne nient pas les inconvénients temporaires, mais quelle médaille n’a pas son revers ! Et pour eux l’emploi capitaliste des machines en est le seul emploi possible. L’exploitation du travailleur par la machine c’est la même chose que l’exploitation des machines par le travailleur. Qui expose les réalités de l’emploi capitaliste des machines, s’oppose donc à leur emploi et au progrès social.
Section 7
Dès que la fabrique a acquis une certaine assise et un certain degré de maturité, [...] la machine est reproduite au moyen de machines ; dès que le mode d’extraction du charbon et du fer, ainsi que la manipulation des métaux et les voies de transport, ont été révolutionnés ; en un mot, dès que les conditions générales de production sont adaptées aux exigences de la grande industrie, dès lors ce genre d’exploitation acquiert une élasticité et une faculté de s’étendre soudainement et par bonds qui ne rencontrent d’autres limites que celles de la matière première et du débouché. [...]
Le bas prix des produits de fabrique et le perfectionnement des voies de communication et de transport fournissent des armes pour la conquête des marchés étrangers. En ruinant par la concurrence leur main-d’œuvre indigène, l’industrie mécanique les transforme forcément en champs de production des matières premières dont elle a besoin. [...] En rendant surnuméraire là où elle réside une partie de la classe productive, la grande industrie nécessite l’émigration, et par conséquent, la colonisation de contrées étrangères qui se transforment en greniers de matières premières pour la mère patrie.
Section 9
On a vu que tout en supprimant au point de vue technique la division manufacturière du travail où un homme tout entier est sa vie durant enchaîné à une opération de détail, la grande industrie, dans sa forme capitaliste, reproduit néanmoins cette division plus monstrueusement encore, et transforme l’ouvrier de fabrique en accessoire vivant d’une machine. [...]
Jusqu’au XVIIIe siècle les métiers portèrent le nom de mystères, enclos qu’il était défendu au profane de franchir. Ce voile, qui dérobait aux regards des hommes le fondement matériel de leur vie, la production sociale, commença à être soulevé durant l’époque manufacturière et fut entièrement déchiré à l’avènement de la grande industrie. Son principe qui est de considérer chaque procédé en lui- même et de l’analyser dans ses mouvements constituants, indépendamment de leur exécution par la force musculaire ou l’aptitude manuelle de l’homme, créa la science toute moderne de la technologie.
Section 10
Dans la sphère de l’agriculture, la grande industrie agit plus révolutionnairement que partout ailleurs en ce sens qu’elle fait disparaître le paysan, le rempart de l’ancienne société, et lui substitue le salarié. La production capitaliste agglomère le peuple dans de grands centres, et cause la prépondérance toujours croissante de la population des villes. Ainsi le Capital détruit non seulement la santé physique des ouvriers urbains, mais aussi la vie intellectuelle des travailleurs rustiques. [...]
Dans l’agriculture comme dans la manufacture, la transformation capitaliste de la production semble n’être que le martyrologue du producteur, le moyen de travail que le moyen de dompter, d’exploiter et d’appauvrir le travailleur, la combinaison sociale du travail que l’oppression organisée de sa vitalité, de sa liberté et de son indépendance individuelles. [...] En outre, chaque progrès de l’agriculture capitaliste est un progrès non seulement dans l’art d’exploiter le travailleur, mais encore dans l’art de dépouiller le sol ; chaque progrès dans l’art d’accroître sa fertilité pour un temps, un progrès dans la ruine de ses sources durables de fertilité. Plus un pays, les États-Unis du nord de l’Amérique, par exemple, se développe sur la base de la grande industrie, plus ce procès de destruction s’accomplit rapidement. La production capitaliste ne développe donc la technique et la combinaison du procès de production sociale qu’en épuisant en même temps les deux sources d’où jaillit toute richesse : la terre et le travailleur.
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