Le progrès technique accroît les inégalités
« Si cette orgie numérique ne s'arrête pas, à quoi pouvons-nous nous attendre ?
Une augmentation des inégalités sociales et une division progressive de notre société entre une minorité d'enfants préservés de cette “orgie numérique” – les soi-disant Alphas du roman de Huxley [Le Meilleur des mondes, 1932] – qui possèderont à travers la culture et le langage tous les outils nécessaires pour penser et réfléchir sur le monde, et une majorité d'enfants aux outils cognitifs et culturels limités – les soi-disant Gammas du roman de Huxley – qui seront incapables de comprendre le monde et d'agir en citoyens éclairés.
Alpha fréquentera des écoles privées coûteuses, avec de “vrais” professeurs humains.
Les Gammas iront dans des écoles publiques virtuelles avec un soutien humain limité, où ils seront nourris d'une pseudo-langue similaire au “Newspeak” d'Orwell [novlangue] et où on leur enseignera les compétences de base des techniciens de niveau moyen (les projections économiques indiquent que ce type d'emplois sera surreprésenté dans la main-d'œuvre de demain).
Un monde triste dans lequel, comme l'a dit le sociologue Neil Postman, ils s'amuseront jusqu'à la mort. Un monde dans lequel, grâce à un accès constant et débilitant au divertissement, ils apprendront à aimer leur servitude[1]. »
– Michel Desmurget, neuroscientifique directeur de recherche à l’Inserm, extrait d’une interview publiée en octobre 2020 par la BBC.
Rassurez-vous, il est hautement improbable qu’un tel scénario inspiré du roman d’Huxley se produise dans un futur proche, pour la simple et bonne raison que des inégalités extrêmes engendrent une instabilité extrême du système. Le progrès technique accroît les inégalités depuis la première révolution industrielle, une tendance qui accélère constamment depuis le début du XXe siècle avec l’électrification, puis au cours des années 1970-1980 avec la révolution informatique. C’est le constat fait par la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement (CNUCED) dans son « rapport sur la Technologie et l’Innovation 2021[2] ». Les auteurs de ce rapport ne s’inquiètent pas tant des ravages de la technologie sur l’être humain (maladies de civilisation – cancer, diabète, obésité, maladies cardiovasculaires, stress, dépression, démence, hyperactivité, suicide) et l’environnement naturel (destructions et pollutions multiples), ils pointent en premier lieu le « retard » de certains pays ainsi que le risque de voir s’agrandir les « déséquilibres » pouvant « déstabiliser les sociétés ». Veulent-ils parler d’une insurrection populaire qui menacerait la survie du système technologique ?
Pour y remédier, les préconisations faites par les technocrates semblent sortir d’un programme politique progressiste de gauche – planification stratégique du développement industriel par les États ; nécessité d’un « activisme social vigoureux » soutenant les politiques publiques et les « plans stratégiques » ; augmentation de la fiscalité, des transferts (allocations) et des salaires ; « revenu de base universel » ; renforcement des syndicats ; et autres joyeusetés qui raviront les gauchistes. Dans un article paru en 2014 qui aurait parfaitement eu sa place dans le magazine Alternatives Économiques en France, Martin Wolf, l'un des cadres du Financial Times, expliquait « pourquoi les inégalités sont un frein important pour l'économie », citant les inquiétudes d'analystes de la société de notation financière Standard & Poor's et de la banque Morgan Stanley. Des inégalités trop importantes freinent la demande et handicapent la croissance de l'activité économique. Plus grave encore est « le coût de l'érosion de l'idéal républicain d'une citoyenneté commune », rapporte Wolf certainement préoccupé par les divisions et la polarisation politiques aux États-Unis. Wall Street et les progressistes, même combat : la stabilité du système techno-industriel.
Comme le précise le collectif Pièces et Main d’œuvre (PMO) dans son article « Le 4e Reich sera cybernétique », l’ennemi public n°1 de l’humanité et de tous les êtres vivants sur Terre, c’est bien la gauche techno-progressiste, et de manière générale tous les partis et mouvances politiques en faveur du progrès scientifique et technologique[3]. L’histoire nous enseigne que le système lâche du lest lorsque des conditions propices à la révolution émergent (pauvreté et inégalités importantes par exemple). Le système utilise la gauche progressiste et réformiste comme amortisseur de la grogne sociale, car du point de vue de la classe dirigeante, il vaut mieux payer plus d’impôts que de finir torturé et fusillé par des insurgés.
Avec la convergence NBIC (Nanotechnologies, Biotechnologies, Informatique et Cognitive sciences), nous sommes à l’aube d’une nouvelle révolution technologique et industrielle aux conséquences potentiellement cataclysmiques pour la race humaine et la biosphère[4]. Selon toute probabilité, la vitesse de propagation de ces technologies associée à l’automatisation croissante du travail laissera bien des personnes sur le carreau. Il faudra à ce moment-là mettre tout en œuvre pour combattre avec la plus grande détermination la nuisance progressiste qui tentera, comme elle le fait maintenant depuis au moins un siècle, de désamorcer les ambitions révolutionnaires du peuple.
Une définition biaisée de l’inégalité
Avant de poursuivre, il est utile de rappeler que l’indice de Gini fait office de référence pour mesurer les inégalités, comme le rappelle le rapport de la CNUCED :
« L'inégalité des revenus est généralement mesurée à l'aide du coefficient de Gini, qui va de zéro à 1, où zéro représente une égalité parfaite et 1 signifie qu'une seule personne possède tout. Dans les sociétés plus égalitaires comme en Scandinavie, l’indice de Gini se situe entre 0,2 et 0,3. Les pays plus inégalitaires comme les États-Unis ont des Gini autour de 0,4. Dans certains pays d'Amérique latine et d'Asie, le niveau se situe autour de 0,5. Mais les niveaux les plus élevés se trouvent en Namibie (0,59), en Afrique du Sud (0,63) et en Zambie (0,57). »
L’INSEE ajoute que « les inégalités ainsi mesurées peuvent porter sur des variables de revenus, de salaires, de niveau de vie, etc[5]. » ; sur le patrimoine également[6]. On remarque que l’indice de Gini repose uniquement sur des variables liées à la richesse patrimoniale, monétaire ou matérielle. Les valeurs du système techno-industriel introduisent un biais énorme dans la conception de cette mesure de l’inégalité. Dans ce cadre de référence, un paysan-éleveur du peuple Batammariba (Bénin et Togo), vivant de son propre travail au sein d’une communauté traditionnelle autonome déconnectée des systèmes marchands et monétaires globalisés, sera considéré comme pauvre. Et peu importe si ces gens sont heureux, en bonne santé ; peu importe si leur système traditionnel favorise le partage et l’égalité au sein de la communauté. Dans le monde, il existe encore des centaines de millions (milliards ?) de personnes vivant au sein d’organisations sociales plus ou moins similaires. Et de telles communautés étaient légion en Europe avant l’ère moderne, avant l’institutionnalisation de la propriété privée conduisant à transformer la terre en marchandise.
En se basant sur cette définition biaisée de l’inégalité, les progressistes font le jeu du système techno-industriel en militant pour que l’humanité entière accède à – et donc devienne dépendante de – la technologie moderne et du marché globalisé.
Le développement des inégalités
Les inégalités atteignent aujourd’hui des niveaux de plus en plus insoutenables pour la perpétuation du système technologique. Les auteurs du rapport en donnent une explication pour le moins surprenante :
« […] les progrès rapides peuvent avoir de graves inconvénients s’ils dépassent les capacités d’adaptation des sociétés. »
Une déclaration empreinte de suprémacisme qui suggère l’existence d’une anomalie chez les groupes humains qui auraient du mal à intégrer, sans conséquences dévastatrices pour la structure de leurs sociétés, les progrès technologiques exportés par les nations industrialisées. Quant à ceux qui s’opposeraient délibérément au développement ou le considérerait comme futile, voire inutile, les thuriféraires du progrès les qualifient tour à tour de « réactionnaires », « obscurantistes » ou « arriérés ».
Plus loin :
« Nous vivons à une époque de progrès technologiques spectaculaires, principalement concentrés dans les pays développés, mais les grands clivages entre les pays que nous voyons aujourd’hui ont commencé avec le début de la première révolution industrielle. À ce moment-là, la plupart des gens étaient aussi pauvres les uns que les autres et les écarts de revenu par habitant entre les pays étaient beaucoup plus faibles (fig. 1). Puis, profitant des vagues de changements technologiques, l’Europe occidentale et ses émanations − l’Australie, le Canada, la Nouvelle-Zélande et les États-Unis − ainsi que le Japon, ont pris de l’avance. La plupart des autres pays sont restés à la périphérie. Chaque vague de progrès a été associée à une inégalité plus marquée entre les pays − avec des disparités croissantes dans l’accès aux produits, aux services sociaux et aux biens publics − dans des domaines allant de l’éducation à la santé, ainsi que des infrastructures des technologies de l’information et de la communication (TIC) à l’électrification. Néanmoins, quelques pays, notamment en Asie de l’Est, ont pu par la suite rattraper leur retard grâce à l’apprentissage, à l’imitation et à l’innovation technologiques. »
Naturellement, après avoir osé blasphémer contre la Sainte Technologie, les auteurs s’empressent de préciser qu’autrefois « la plupart des gens étaient aussi pauvres les uns que les autres et les écarts de revenu par habitant entre les pays étaient beaucoup plus faibles ». Avant, les gens vivaient dans la misère et la crasse, ils crevaient de faim, passaient leur temps à s’entretuer, à copuler allègrement et ne dépassaient pas en moyenne l’âge de 30 ans. On commence à connaître la chanson des laudateurs du progrès de la civilisation, une caricature tellement grossière des faits historiques qu’elle en devient ridicule. La littérature scientifique montre au contraire que les sociétés traditionnelles et rurales humilient les sociétés urbaines industrialisées en matière de bien-être et de santé[7].
Rien n’est dit sur la civilisation occidentale qui a depuis 500 ans mis sous tutelle la plupart des pays du Sud pour en exploiter les ressources naturelles et humaines, ni sur la Chine, la Russie et les pays industrialisés du Moyen-Orient qui lui contestent de plus en plus cette hégémonie impériale. Les mots « esclavage », « traite négrière » ou encore « colonisation » n’apparaissent nulle part dans le rapport, l'histoire est ignorée et effacée. Les traites négrières ont pourtant financé en partie la première révolution industrielle en Europe[8].
Les explications avancées pour décrypter l’origine des inégalités restent très évasives et certaines sont carrément grotesques :
« L’inégalité est une notion multidimensionnelle liée aux disparités de résultats et de chances entre les individus, les groupes ou les pays.
[…]
Entre 1820, date du début de la révolution industrielle, et 2002, la contribution des inégalités entre pays aux inégalités mondiales est passée de 28 à 85 %. En d’autres termes, en 1820, l’inégalité des revenus dans le monde était due aux écarts de classe à l’intérieur des pays. Aujourd’hui, elle provient davantage de la loterie du lieu de naissance : une personne née dans un pays pauvre subit une “peine liée à la nationalité”. »
Certes, un être humain qui naît en France a plus de « chance » que s'il naît dans les régions minières du Kivu ou de l'Ituri bordées par l'Ouganda, le Burundi et le Rwanda ; personne ne niera une affirmation d’une telle platitude. Mais si les habitants de la République Démocratique du Congo subissent génocides et massacres à répétition depuis le règne du Belge Léopold II jusqu’à nos jours, ça n’a rien à voir avec une « loterie », la « chance » ou la malchance, mais avec la demande mondiale en métaux, bois et pétrole, et la présence de firmes multinationales étrangères attisant les violences[9]. La même dynamique coloniale d’accaparement des terres par les États et les firmes multinationales (industries extractives/agrobusiness) du Nord se poursuit et s’accélère aujourd’hui[10].
« Il n’y a pas de consensus sur la dynamique de l’inégalité économique − qui dépend de nombreux facteurs, tels que la guerre et les épidémies, ainsi que de processus politiques influencés par les luttes de pouvoir et les idéologies. La mondialisation et le progrès technologique ont également été montrés du doigt comme des facteurs d’inégalité des revenus au sein des pays.
[…]
Dans le même temps, les révolutions technologiques influent également sur l’inégalité. Les changements technologiques se combinent avec le capital financier pour créer de nouveaux paradigmes technico-économiques − dans lesquels sont regroupés les technologies, les produits, les secteurs, les infrastructures et les institutions qui caractérisent une révolution technologique.
Dans les pays au centre de ces nouvelles vagues technologiques, l’essor peut se faire en deux phases. La première est la phase d’installation pendant laquelle la technologie est introduite dans les secteurs de base, ce qui a pour effet de creuser le fossé entre les travailleurs de ces secteurs et les autres. La deuxième phase est celle de la diffusion, qui a également tendance à être inégalitaire : tout le monde ne bénéficie pas immédiatement des avantages du progrès, comme un traitement salvateur ou l’accès à l’eau salubre. »
Il y a des « guerres » et des « épidémies », des « luttes de pouvoir » et des « idéologies », la « mondialisation » et le « progrès technologique » ; difficile de faire plus évasif et superficiel. Il ne faut pas attendre de l’ONU une analyse détaillée du régime de violence permanente et globale générée par la société industrielle. Pour cela, il vaut mieux lire Déni de réalité : Steven Pinker et l’apologie de la violence impérialiste occidentale d’Edward S. Herman et David Peterson.
Cela dit, les deux paragraphes suivants ont au moins le mérite de souligner que l’inégalité est systémique.
L’anthropologue de l’économie Jason Hickel et l’économiste Hélène Tordjman racontent comment la société industrielle capitaliste a été imposée par l’État en Europe et dans le monde entier, notamment en détruisant les liens coutumiers ancestraux entretenus par les êtres humains avec la terre et la nature. L’objectif était tout sauf altruiste – en instaurant la propriété privée de la terre, il s’agissait de déraciner la paysannerie et d’atomiser les communautés traditionnelles pour en faire une main-d’œuvre docile facilement exploitable dans les usines et les plantations.
Selon Jason Hickel :
« […] le monde est passé d’une situation où la majeure partie de l’humanité n’avait pas besoin d’argent du tout à une situation où la majeure partie de l’humanité peine à survivre avec extrêmement peu d’argent[11]. »
Hélène Tordjman, dans son livre La croissance verte contre la nature – critique de l’écologie marchande :
« L’histoire du capitalisme a été marquée depuis ses débuts par une exploitation de plus en plus poussée et systématique de la nature. La colonisation de l’Afrique et des Amériques était motivée par l’accaparement des richesses foncières et minières, une visée extractiviste. Ultérieurement, l’industrialisation a rationalisé et standardisé nos rapports au monde naturel pour en accroître le rendement. L’évolution de l’agriculture depuis la fin du XIXe est exemplaire de cette transformation.
Cette exploitation physique a été historiquement indissociable d’un grand mouvement d’appropriation juridique du milieu naturel, au fur et à mesure que ce dernier pouvait être exploité et rentabilisé. C’est ainsi que la terre, au travers du mouvement des enclosures, a progressivement pris le statut de propriété privée. Le droit qui en a résulté permet d’utiliser la terre (usus), de jouir de ses fruits (fructus) et de l’aliéner (abusus), conditions nécessaires à l’appropriation des revenus engendrés par les activités d’exploitation des ressources naturelles. Mais l’appropriation a presque toujours comme double inversé une expropriation : les enclosures ont entraîné l’expropriation de millions de paysans plus ou moins libres dans toute l’Europe occidentale ; quant à l’appropriation des terres en Amérique, elle s’est faite en expropriant les Amérindiens de leurs territoires, par la guerre et par le droit. »
Il est tout de même intéressant que l’ONU (Antoni Guterres, secrétaire général des Nations unies, a préfacé le rapport) reconnaisse la responsabilité de la technologie dans l’explosion mondiale des inégalités. Par conséquent la soi-disant neutralité de la technologie n’existe pas, la lecture du rapport ne laisse aucun doute là-dessus.
Pour résumer, non seulement les inégalités béantes de la société industrielle n’ont rien de naturel, mais elles sont au cœur de l’ADN et de la dynamique du système. Dans son livre vendu à plus de 30 000 exemplaires en Allemagne, l’économiste allemand Niko Paech écrit que, dans le cadre de la société industrielle, tout progrès social passe nécessairement par la croissance économique et matérielle, donc par un essor des besoins énergétiques, de l’extraction de matières premières, des échanges marchands, de la production de déchets, des pollutions, et ainsi de suite.
« Puisque chaque facette de notre existence, chaque petite case de notre emploi du temps, se rattache à des objets de consommation et des infrastructures de confort, le social aussi doit être absorbé dans l’économique. Selon cette logique, être libre et participer comme il faut à la vie sociale, c’est pouvoir s’offrir autant de choses que les autres. Dès lors, le progrès social prend nécessairement la forme d’une expansion économique, et peu importe que ces nouveaux services soient fournis par le marché ou l’État[12]. »
Risques d’accroissement des inégalités
Une « préoccupation majeure » des auteurs du rapport de la CNUCED aujourd’hui est le risque de destruction d’emplois par l’IA et la robotique. L’innovation technologique détruit régulièrement des emplois depuis la première révolution industrielle, mais en crée d’autres de plus en plus spécialisés et dépourvus de sens. Il pourrait en être autrement avec les « technologies d’avant-garde » (IA, robotique, biotechnologies et nanotechnologies) qui seraient capables, selon les estimations les plus hautes, d’automatiser de 30 à 50 % des métiers au cours des vingt prochaines années en Europe et aux États-Unis.
Un autre impact pourrait être l’augmentation des emplois à haut et bas salaires combinés à une diminution des emplois à salaire moyen. Mais « le recours accru à l’IA et à des robots plus agiles » pourrait également impacter les « emplois manuels les moins qualifiés ».
L’« économie à la tâche » ou gig economy a favorisé l’émergence d’une « classe précaire de travailleurs contractuels dépendants et travailleurs à la demande » exploités par une poignée de plateformes richissimes s’octroyant des monopoles. On observe également une « concentration des marchés et des profits » entre les mains d’un « petit nombre de grands acteurs », créant ainsi une « moindre incitation à réduire les prix ». Résultat, profits et inégalités explosent.
Concernant les inégalités dans le monde, « l’Industrie 4.0 » pourrait conduire à un « élargissement du fossé technologique » entre pays développés et pays pauvres. Le progrès technique réduirait la compétitivité liée aux coûts de main-d’œuvre dans les seconds, ce qui inciterait les premiers à rapatrier des activités industrielles sur leur propre territoire.
Le développement technologique semble également être préjudiciable aux « femmes », « minorités ethniques » et « autres groupes défavorisés ». L’intelligence artificielle peut par exemple « perpétuer les stéréotypes et réduire les effets bénéfiques des produits pour les femmes. » Et certaines personnes pourraient ne pas avoir accès aux promesses fabuleuses du transhumanisme :
« L’édition génomique soulève également des questions éthiques sur ce qui constitue un être humain idéal. Il pourrait en résulter une sous-classe de personnes qui n’ont pas les moyens de se payer une thérapie génique. »
Une autre façon d’interpréter l’inégalité consiste à la voir comme une mesure du niveau d’addiction et de sociopathie des techno-toxicomanes. Nous avons le privilège de jouir d’une culture où les plus cinglés – les élites sociales – servent de modèles au reste de la population. L’ancien roboticien du MIT Rodney Brooks perçoit par exemple les membres de sa famille comme des « machines » et rêve de se faire implanter une puce Wi-Fi dans le cerveau[13] ; par ailleurs les nombreux troubles obsessionnels compulsifs et l’obsession pour l’efficience du philosophe transhumaniste d’Oxford Nick Bostrom – il prend entre autres ses repas sous forme de smoothies pour gagner du temps – laissent suspecter une pathologie mentale sous-jacente[14].
Ajoutons que la spécialisation croissante du travail induite par le progrès technologique conduit à l’émergence d’une classe de techniciens et scientifiques. Formée dans des écoles prestigieuses et employée à des postes stratégiques, cette élite sociale gravite souvent autour du pouvoir central. Il s’agit d’un autre exemple d’inégalité intrinsèque à la complexité du système technologique, et il va sans dire qu’aucune réforme ne changera jamais cette réalité. La décharge géante de déchets électroniques d'Agbogbloshie au Ghana (photo en une de cet article) fait également partie des innombrables implications matérielles du progrès technique et des inégalités globales qu'il génère.
L’État « stratège » doit stabiliser le système
Le remède prescrit par les technocrates de la CNUCED repose principalement sur le grand retour de la planification et de l’État providence :
« [Les gouvernements] doivent définir des orientations stratégiques dans le cadre de plans nationaux de recherche et d’innovation capables de faire face aux nouveaux enjeux sociaux tels que le vieillissement et les disparités régionales.
La politique nationale d’innovation doit également être harmonisée avec la politique industrielle. Le maintien de la compétitivité de l’industrie nationale ou régionale est un objectif central de la plupart des plans stratégiques visant les technologies de l’IA et de l’Industrie 4.0. Ces plans peuvent tirer parti des examens du Cadre de la politique de la science, de la technologie et de l’innovation (STI) de la CNUCED, lesquels peuvent déboucher sur l’adoption de mesures permettant d’exploiter les technologies d’avant-garde au service de villes plus intelligentes et plus durables, de la sécurité alimentaire et d’une agriculture intelligente, et de la création d’emplois dans des usines plus intelligentes. »
Il faut absolument « garantir un accès universel » à la technologie et un développement « inclusif » ; une novlangue trompeuse pour dire que la technologie doit s’imposer à tous les êtres humains, qu’ils le veuillent ou non. Car toute personne ou groupe qui n’est pas sous surveillance et sous contrôle du système technologique menace potentiellement sa survie.
« Pour surmonter [les] obstacles, les gouvernements et la communauté internationale doivent orienter les technologies nouvelles et émergentes de manière à ce que celles-ci contribuent au développement durable et ne laissent personne de côté. »
La société civile et les pouvoirs publics doivent travailler de concert à la stabilité :
« Les pays, quel que soit leur stade de développement, devraient promouvoir l’utilisation, l’adoption et l’adaptation des technologies d’avant-garde, en préparant les personnes et les entreprises à ce qui les attend. Cela passe, dans une mesure importante, par une gouvernance nationale efficace dans laquelle l’État doit élaborer une vision, une mission et un plan propres à créer et à façonner un marché d’innovations inclusives et durables.
Les gouvernements devront également investir dans les ressources humaines et physiques. Pour les aider à y parvenir, les pays en développement devraient pouvoir compter sur la coopération internationale : les communautés de nations travailleraient ensemble pour construire un cadre institutionnel international qui englobe les pays à tous les stades de développement technologique.
Ces politiques et programmes publics devront être soutenus par un activisme social vigoureux, permettant ainsi aux personnes et aux organisations de coopérer pour recenser les inadéquations entre l’innovation technologique et les réponses sociétales. Pour que les ODD [Objectifs de Développement Durable] demeurent des principes directeurs centraux, les organisations de la société civile devront faire preuve d’une vigilance constante. »
L’État stratège doit veiller à ce que personne n’échappe au divin progrès, d’où une protection sociale accrue pour remédier aux chocs technologiques :
« Dans une certaine mesure, les gouvernements peuvent atténuer les inégalités au niveau national grâce à une fiscalité progressive sur les revenus ou le patrimoine, ou sur les revenus du capital. Ils peuvent également mettre gratuitement à la disposition de tous des services tels que l’éducation. Ils peuvent en outre augmenter les transferts sociaux, tels que les allocations de chômage, qui réduisent le risque que les personnes tombent dans la pauvreté. Sur le lieu de travail, ces actions peuvent être complétées par celles de syndicats plus puissants qui contribuent à faire augmenter les salaires. »
La CGT et FO applaudissent des deux mains.
Et les réjouissances continuent :
« Ceux qui ne peuvent pas être formés ou se reconvertir et qui perdent leur emploi devraient pouvoir compter sur des mécanismes plus solides de protection sociale et d’allocation conditionnelle ainsi que sur différentes formes de redistribution des revenus telles qu’un impôt négatif sur le revenu et un revenu de base universel. Les syndicats acquièrent aussi une importance accrue dans la défense des droits des travailleurs et dans l’expression de leurs préoccupations légitimes au sujet du maintien de leurs emplois dans l’économie numérique et de l’automatisation croissante des tâches.
Le financement de ces mesures pourrait provenir d’une “taxe sur les robots” qui permettrait de tirer des recettes fiscales des technologies qui remplacent les travailleurs. Ou bien il pourrait y avoir une taxe sur l’automatisation, combinée à la suppression des déductions fiscales liées à l’investissement dont bénéficient les sociétés. Par contre, plutôt que de taxer les personnes ou les technologies, il serait peut-être préférable de taxer la richesse qui en résulte. »
On croirait lire le programme l’Avenir en commun (Mélenchon). L’ensemble des gauchistes louant les vertus de l’industrialisation et la colonisation technologique de l’existence humaine ne peuvent que se réjouir de telles préconisations.
À l’image des gauchistes techno-progressistes, les auteurs du rapport se défendent d’être des technolâtres et critiquent le techno-solutionnisme :
« Mais la technologie est rarement une solution à elle seule. Des problèmes tels que la pauvreté, la faim, les changements climatiques ou les inégalités en matière de santé ou d’éducation sont inévitablement complexes et multidimensionnels. Les technologies, qu’elles soient d’avant-garde ou autres, peuvent soutenir des initiatives de toutes sortes, sociales, politiques ou environnementales, mais toutes les technologies doivent être utilisées avec précaution si l’on veut qu’elles soient bénéfiques, au lieu qu’elles constituent un obstacle ou produisent des effets indésirables.
Si les technologies ont probablement des répercussions sur les disparités, les inégalités peuvent également influer sur les technologies – de sorte qu’elles traduisent, reproduisent et peut-être amplifient la partialité et la discrimination systémiques. Actuellement, les technologies sont créées, pour la plupart, par des entreprises du Nord et, de manière prédominante, par des hommes. Elles ont tendance à privilégier les besoins des riches et à ignorer les innovations qui pourraient bénéficier aux pauvres. L’évolution technologique est également influencée par les inégalités entre les sexes, en partie parce que les hommes ont été plus nombreux que les femmes à étudier les disciplines des STIM [Sciences, Technologie, Ingénierie et Mathématiques]. »
Pour calmer les ardeurs des doux rêveurs, rappelons que la protection sociale restera toujours sous condition (« allocation conditionnelle »), ce qui sera certainement aussi le cas du revenu universel de base ; rien de plus facile à mettre en place avec le « portefeuille d’identité numérique » déjà dans les cartons[15]. Ajoutons que le crédit social « à la chinoise » est déjà en phase de test au cœur de l’Europe, à Bologne en Italie[16].
Une même logique systémique inspirée du modèle cybernétique[17] est recommandée à l’échelle internationale :
« Pour réduire les inégalités de revenus entre les pays, il faudra mettre la technologie et le commerce au service de la transformation structurelle. Si les pays en développement veulent créer une économie qui offre à leur population des emplois mieux rémunérés, ils devront tirer parti du nouveau paradigme technologique. Les pays en développement, et des continents entiers comme l’Afrique ne peuvent se permettre de manquer cette nouvelle vague de progrès technologique. »
Les inégalités, un mal nécessaire pour la révolution anti-tech
Pour libérer les peuples et mettre fin à « la guerre mondiale contre la nature[18] », la montée des inégalités est un mal nécessaire pour créer des conditions propices à une révolution contre le système technologique qui menace l’habitabilité de la Terre. Ces propos heurteront certainement la sensibilité des adeptes de la bien-pensance et feront hurler dans les chaumières progressistes. Les esclaves du système invoqueront toutes les rationalisations philosophiques ou morales possibles pour justifier la conservation de la société industrielle et dissimuler leur abjecte lâcheté. Les techno-progressistes sont les « collaborateurs fonctionnels » du système industriel, une menace pour l’humanité et la vie sous toutes ses formes, une « masse amorphe, attentiste, voire opportuniste », comme beaucoup de Français sous l’Occupation allemande[19]. Quelle histoire avez-vous envie de laisser à vos descendants, celle d’un collabo ou celle d’un résistant ?
Pour terminer, Walter Scheidel, professeur d’histoire à l’université de Stanford, a analysé la dynamique des inégalités depuis l’avènement des premières civilisations il y a plusieurs millénaires. Il en a conclu que seuls des chocs violents (révolution, désintégration de l’État, guerre mondiale et épidémie) ravageant – voire détruisant en totalité – un système politico-économique ont été capables de faire chuter durablement les inégalités[20]. Cela dit, le politologue Gene Sharp, parfois surnommé le « Machiavel de la non-violence » ou le « Clausewitz de la guerre nonviolente[21] », qui a étudié les mouvements révolutionnaires du XXe siècle, présente des éléments intéressants pour apprendre à combattre les régimes ultra-répressifs qui risquent bien de devenir – et qui, dans une certaine mesure, sont déjà devenus – la norme au cours du XXIe siècle[22]. (Nous rappelons au passage qu’ATR s’inscrit dans la perspective nonviolente de Gene Sharp.)
Ainsi, non seulement s’attaquer aux inégalités par la voie réformiste sera inefficace, mais faire ce choix signera en sus l’arrêt de mort de la biosphère – donc de l’humanité. De toute évidence, il n’existe aucune issue aux inégalités et à la croissance infinie – ni à la destruction infinie qui en résulte – dans le cadre de référence idéologique et matériel imposé par la société industrielle. C’est pourquoi nous devons la démanteler.
S.C.
Footnote [1] — https://www.bbc.com/afrique/monde-54747935
Footnote [2] — https://unctad.org/webflyer/technology-and-innovation-report-2021
Footnote [3] — https://www.piecesetmaindoeuvre.com/spip.php?page=resume&id_article=439
Footnote [4] — Lire https://greenwashingeconomy.com/nanotechnologies-applications-implications-et-risques-par-nicholas-winstead/ et https://greenwashingeconomy.com/lavenir-de-la-civilisation-le-totalitarisme-ou-lapocalypse-probablement-les-deux/
Footnote [5] — https://www.insee.fr/fr/metadonnees/definition/c1551
Footnote [6] — https://fr.wikipedia.org/wiki/Coefficient_de_Gini
Footnote [7] — https://pubmed.ncbi.nlm.nih.gov/30511505/
Footnote [8] — https://www.bbc.co.uk/history/british/abolition/industrialisation_article_01.shtml
Footnote [9] — https://theconversation.com/comment-le-boom-des-minerais-augmente-la-violence-en-afrique-115773
Footnote [11] — https://www.partage-le.com/2019/02/02/bill-gates-affirme-que-la-pauvrete-est-en-baisse-il-ne-pourrait-pas-se-tromper-davantage-par-jason-hickel/
Footnote [12] — Niko Paech, Se libérer du superflu – vers une économie de post-croissance, 2016
Footnote [13] — Voir le film d’Avi Weider Welcome to the machine : https://vimeo.com/ondemand/welcometothemachine
Footnote [14] — https://www.newyorker.com/magazine/2015/11/23/doomsday-invention-artificial-intelligence-nick-bostrom
Footnote [15] — https://reporterre.net/Bientot-le-portefeuille-d-identite-numerique-un-cauchemar-totalitaire
Footnote [16] — https://lareleveetlapeste.fr/bon-ou-mauvais-citoyen-le-credit-social-a-la-chinoise-arrive-en-europe/
Footnote [17] — Voir Dominique Dubarle, « Vers la machine à gouverner », Le Monde, 1948.
Footnote [18] — https://www.partage-le.com/2020/05/07/la-guerre-mondiale-contre-la-nature-par-armand-farrachi/
Footnote [19] — https://www.ledevoir.com/opinion/chroniques/416506/la-resistance-francaise-est-elle-un-mythe
Footnote [20] — Walter Scheidel, Une histoire des inégalités, 2021.
Footnote [21] — https://fr.wikipedia.org/wiki/Gene_Sharp
Footnote [22] — https://ecosociete.org/livres/la-lutte-nonviolente
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