Pour mater la révolution, saper la nature

Paru en 1968, Désert Solitaire constitue pour Abbey l’occasion littéraire d’évoquer un paysage mourant, proche d’être pris dans les filets du développement technologique. Sans grands appels théoriques, Abbey, qui exerçait la profession de ranger des eaux et forêts, réduit son message révolutionnaire à sa plus simple expression : la contemplation et son lot d’idées vagabondes. Farouchement épris de la liberté des êtres humains, il ne peut s’empêcher de la lier à l’existence même de la nature. Car l’une ne peut vivre sans l’autre.

Photo : entre 1961 et 1971, durant la guerre du Vietnam, l’armée américaine a déversé des millions de litres d’agent orange sur les forêts vietnamiennes et sur les cultures vivrières. L’objectif était de détruire la jungle où se cachaient les combattants indépendantistes.


Un homme pourrait aimer et défendre la nature sans jamais de sa vie être allé au-delà des limites de l’asphalte, des lignes à haute tension et des plans orthogonaux. Nous avons besoin de la nature, que nous y mettions le pied ou non. Il nous faut un refuge même si nous n’aurons peut-être jamais besoin d’y aller. Je n’irai peut-être jamais en Alaska, par exemple, mais je suis heureux que l’Alaska soit là. Nous avons besoin d’espoir ; sans cette possibilité, la vie urbaine pousserait tous les hommes au crime ou à la drogue ou à la psychanalyse.

Admonestation larmoyante bien connue. J’aimerais maintenant introduire un argument entièrement nouveau dans ce débat qui n’est plus qu’une suite de ponts aux ânes : c’est pour des raisons politiques qu’il faut préserver la nature sauvage. Nous en aurons peut-être besoin un jour non seulement comme refuge face à un industrialisme excessif, mais aussi comme refuge face à un gouvernement dictatorial, face à l’oppression politique. Le Grand Canyon, le Big Bend, le Yellowstone et les High Sierra pourraient être requis pour servir de bases à une guerre de résistance contre la tyrannie. Sur quoi nous fondons-nous, Américains, pour penser que notre propre société échappera nécessairement au mouvement mondial de dérive vers l’organisation totalitaire des hommes et des institutions ?

Cela peut sembler, à l’heure actuelle, une thèse fantasque. Pourtant, l’histoire montre que la liberté individuelle est chose rare et précieuse, que toutes les sociétés tendent vers le total jusqu’à ce qu’une attaque extérieure ou un effondrement intérieur casse la machine sociale et rende la liberté et l’innovation de nouveau possibles. La technologie ajoute une dimension nouvelle à ce processus en fournissant aux despotes modernes des instruments d’une efficacité bien supérieure aux anciens. Ce n’est sûrement pas par hasard que la plus radicale des tyrannies ait vu le jour dans la nation européenne la plus avancée dans les domaines de la science et de l’industrie. Si nous laissons notre propre pays devenir aussi densément peuplé, aussi surdéveloppé et aussi techniquement uniforme que l’Allemagne moderne, il se peut que nous nous bâtissions un destin similaire.

La valeur des espaces sauvages comme base de résistance à l’oppression centralisée a, en revanche, été prouvée par l’histoire récente. A Budapest et à Saint-Domingue, par exemple, les soulèvements populaires furent rapidement écrasés parce qu’un environnement urbanisé donne l’avantage à la puissance technologique. Mais à Cuba, en Algérie et au Vietnam, les révolutionnaires opérant dans les montagnes, le désert et la jungle, avec le soutien actif ou tacite d’une population clairsemée, ont pu vaincre les forces du pouvoir officiel équipées de tout l’arsenal terrifiant du militarisme du xxe siècle – ou tout au moins les bloquer dans une situation de match nul. Les insurrections rurales ne peuvent alors êtes réprimées qu’en bombardant et en incendiant les villages et la campagne de manière si radicale que la population se voit massivement forcée à se réfugier dans les villes ; là, on la mate et, si besoin, on l’affame jusqu’à ce qu’elle se soumette. La ville, qui devrait être le symbole et le cœur de la civilisation, peut aisément se transformer en camp de concentration. C’est là une des découvertes importantes de la science politique contemporaine.

Des maquisards, membres de la résistance armée au nazisme, campent dans les forêts de l’Yonne en 1944.

Comment cette théorie s’applique-t-elle au présent et pour le futur des célèbres États-Unis d’Amérique ? Imaginons que nous voulions imposer un régime dictatorial au peuple américain. Nous devrions alors procéder aux préparatifs cruciaux suivants :

1. Concentrer la populace dans des mégalopoles où l’on peut la garder sous étroite surveillance et où, en cas de problème, on peut la bombarder, la carboniser, la gazer ou la mitrailler pour un coût et avec un gâchis minimes.

2. Pousser la mécanisation de l’agriculture à son ultime degré de raffinement, forçant ainsi la plupart des gens vivant dans les fermes et les ranchs isolés à migrer vers la ville. Une telle politique serait bonne parce que les fermiers, bûcherons, cow-boys, Indiens, pêcheurs et autres individus capables de relative autarcie sont difficiles à gérer tant qu’on ne les a pas déracinés de leur environnement naturel.

3. Restreindre le droit de posséder une arme à la police et aux organisations militaires officielles.

4. Encourager, ou au moins s’abstenir de décourager, la croissance démographique. Les grandes masses de gens sont plus faciles à manipuler et à dominer quel les individus épars.

5. Maintenir la conscription. Rien ne vaut l’entraînement militaire pour créer chez les jeunes gens une attitude d’obéissance diligente et joyeuse vis-à-vis de l’autorité officiellement constituée.

6. Faire diversion par rapport aux conflits profonds qui agitent la société en menant des guerres à l’étranger ; faire du soutien à ces guerres un test de loyauté, isolant et exposant ainsi l’opposition potentielle à l’ordre nouveau.

7. Couvrir la nation d’un vaste et dense réseau de communications, lignes aériennes et autobahns fédérales.

8. Éradiquer les espaces sauvages. Canaliser les fleuves, inonder les canyons, assécher les marais, abattre les forêts, niveler les collines, araser les montagnes, irriguer les déserts et améliorer les parcs nationaux en en faisant des parkings nationaux.

Spéculations oiseuses, protestation malingre et vaine. Tout a été prévu il y a près d’un demi-siècle par le plus froid et le plus lucide de nos poètes nationaux, sur la côte de Californie, tout au bout de la route. Brille, brille, République mourante.

Le soleil règne, je me noie dans la lumière. Là, assis seul au point focal de l’Univers, entouré d’un millier de miles carrés de quasi no man’s land – terre sans hommes, terre de tout homme –, je n’arrive pas à me laisser sérieusement troubler par les prémonitions de danger pour mon monde naturel véritable ou ma trop périssable République. Tous les dangers me semblent pareillement lointains. Dans l’éclat féroce de ce vaste vide, dans cette aride intensité de chaleur pure, au cœur d’une solitude bizarre, d’un silence formidable et d’une somptueuse désolation, toute chose passe et s’efface ; s’en va vers des lointains hors d’atteinte qui reflètent la lumière mais que l’on ne peut toucher, annihilant toute pensée et toute création des hommes dans un spasme de poussière en tourbillon, loin, loin sur le désert doré.

Edward Abbey,

(Désert Solitaire, traduit par Jacques Mailhos, 2010, éditons Gallmeister, p204–208 de la version poche.)

Retour en haut