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Technocène

La technocratie, une classe en guerre contre la vie

Par
S.C
13
December
2023
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« La technocratie est une aristocratie fondée sur la connaissance, l’expertise et la compétence. »

– Marius Blouin, De la Technocratie : la classe puissante à l’ère technologique, 2023.

Au Technocène, la technocratie domine dans tous les régimes politiques, qu’ils soient de gauche ou de droite, autoritaires ou libéraux. À la fois architecte et produit de la révolution industrielle, cette classe sociale ignorée de la théorie marxiste est constituée des experts techniques et scientifiques. Ce sont les concepteurs du système technologique qui dévaste notre seule Terre depuis maintenant plus de 150 ans, et leur pouvoir de nuisance s’accroît mécaniquement avec les progrès de la technologie et de la science. Ces capitalistes du savoir[1] accumulent des connaissances sur la nature pour mieux lui faire la guerre, c’est-à-dire la contraindre à exécuter leur volonté de puissance.

Bernard Charbonneau, père fondateur de l’écologie en France, nous avait prévenus il y a plusieurs décennies : la destruction de la nature pourrait renforcer encore davantage la domination des technocrates à la tête de l’industrie et de l’État[2]. Prête à tout pour conserver son pouvoir et ses privilèges, cette classe de parasites instrumentalise le mouvement écologique afin de se présenter à la plèbe comme la mieux à même d’administrer le désastre. C’est la fameuse « résilience » matraquée par la propagande. Courbez l’échine, préférez la soumission à la révolte, tel est leur message. Après avoir organisé la destruction du monde, un membre de la secte polytechnicienne tel que Jean-Marc Jancovici a l’arrogance de se présenter comme un sauveur. Leurs solutions ? Moins de démocratie et de liberté. Plus de contrôle et de contraintes. Plus de scientifiques et d’ingénieurs. Plus de machines et d’industries.

Si nous voulons stopper définitivement le carnage social et écologique global, la première des choses à faire est d’identifier l’ennemi, puis de l’étudier avec le plus grand soin. Cet article apporte une modeste contribution à la résistance.

La classe technocratique

Définitions

Commençons par définir l’objet de notre étude. Selon le Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales, la technocratie est un

« Système (politique, social, économique) dans lequel les avis des conseillers techniques (dirigeants, professionnels de l'administration) déterminent les décisions en privilégiant les données techniques par rapport aux facteurs humains et sociaux »

Wikipédia donne une définition similaire, et complète :

« Parmi les traits caractéristiques et récurrents de la notion de technocratie, on trouve la mise en avant de la compétence et des méthodes du technicien et du scientifique, identifiés aux notions de rigueur et de rationalité. Ces notions sont opposées aux caractéristiques supposées de l’homme et du système politique, ou de l’homme d’affaires, considérés comme vénaux, incompétents et soumis aux intérêts privés œuvrant dans un sens contraire aux intérêts de la société. Dans une technocratie, les compétences techniques et de leadership sont davantage sélectionnées par des processus bureaucratiques et méritocratiques basés sur le savoir et la performance, que par des procédures démocratiques. »[3]

La haine de la nature humaine – voire de la nature tout court, imprévisible et indomptable – ainsi que le mépris de la politique sont des antiennes du discours technocratique. Le technocrate est un fou de puissance et de contrôle. Rien ne doit être laissé au hasard, tout doit être planifié, programmé, piloté.

Le professeur en relations internationales Philippe Braillard donne trois caractéristiques principales de l’idéologie technocratique :

  • Une forte tendance à déprécier le politique : le discours technocratique se présente comme une parole neutre et non biaisée par l’idéologie, car basée sur la Science[4] ;
  • La volonté d’imposer au champ politique la rationalité technique et scientifique ;
  • Une place cruciale accordée à la planification et tout ce qu’elle implique (centralisation du pouvoir, coercition, propagande, ingénierie sociale, etc[5].).

En résumé, la technocratie est une forme de gouvernement où les concepteurs et administrateurs des technologies modernes – scientifiques, ingénieurs, managers et experts en tous genres – détiennent un grand pouvoir. Il s’agit d’une particularité propre aux sociétés industrielles qui évoluent sous la contrainte physique de leur base matérielle – infrastructures, usines et machines. Dans une société technologiquement avancée, les architectes et gestionnaires de la technostructure, dont nous avons été rendus dépendants pour le moindre de nos besoins, sont responsables des maux qui affectent la population.

Illustrons notre situation par un exemple. Dans la nature, un animal sauvage se procure sa nourriture et son eau, cherche des partenaires, se déplace, se soigne et se reproduit de manière autonome – sans intervention extérieure. Dans un élevage moderne, qui est similaire en de nombreux points à la société industrielle moderne, le bétail passe la majorité de son existence en milieu clos et sa capacité à se mouvoir est extrêmement limitée. Il est dépendant pour se nourrir et s’abreuver, pour se soigner et se reproduire.

Si on reprend l’analyse marxiste, le seul à blâmer dans notre exemple serait le bourgeois propriétaire de l’exploitation. Mais quid de la responsabilité des savants et techniciens à l’origine des connaissances scientifiques et techniques qui ont mené à cette abjection qu’est l’élevage industriel ? Quid de la responsabilité des ingénieurs qui ont développé les machines et les infrastructures destinées à l’élevage industriel ? Ces gens ont rendu matériellement possible l’élevage industriel. Ceux qui conçoivent et perfectionnent les enclos sont au moins aussi responsables – sinon plus – que les propriétaires d’enclos. Les premiers collaborent avec les seconds en leur fournissant des moyens toujours plus efficaces pour imposer leur domination. D’ailleurs les deux classes – capitalistes du savoir et capitalistes de l’avoir – ont largement fusionné aujourd’hui[6].

Dans sa vaste étude de la technocratie, l’auteur Marius Blouin écrit que « l’alliage des deux classes au sein de la technostructure est indissoluble », elles vivent « en symbiose entre elles, et avec Le Système technicien (Ellul, 1977). » Il illustre son propos par des exemples :

« La critique vulgaire, sous-marxiste, sous-anarchiste, ne voit jamais que le richard dans le chef d’entreprise, le détenteur paresseux du capital, incapable en dehors des intrigues financières. Loin de là, les entrepreneurs du XIXe siècle – comme ceux des startups et des PMI aujourd’hui – sont souvent, et avant tout, [7]l’ingénieur de la boîte. C’est même sur la base de cette compétence (outre les études de marché) que leurs banques et leurs associés leur fournissent le capital d’investissement. Cela va si bien de soi que l’État, les ministères, la Caisse des dépôts et consignations, l’Union européenne, les collectivités locales, les centres de recherche et les universités multiplient aujourd’hui les fonds d’investissement pour soutenir la création et le développement des entreprises. Il n’y faut qu’un brevet, un certificat de propriété déposé ou acheté, sur telle ou telle innovation, le parrainage d’un professeur ou d’un homme d’affaires – mais ils ont désormais la double qualité – et le frais diplômé du MIT, de Polytechnique, d’une multitude d’écoles moins prestigieuses, peut créer sa boîte et de la valeur. C’est ainsi qu’Alphabet, la maison-mère de Google, surpasse aujourd’hui Apple, qui avait elle-même surpassé IBM en termes de capitalisation boursière. Autant de méga-entreprises jouant un rôle écrasant dans la transformation emballée du monde contemporain, récemment créées et possédées par de jeunes ingénieurs – non pas des héritiers de vieilles familles capitalistes. »[8]

D’après une étude citée par le journal économique Les Echos, seulement 30 % des personnes les plus riches au monde ont hérité de leur fortune (contre 60 % en France). Le journaliste ajoute « qu’il vaut mieux suivre des études d’ingénieur pour devenir riche[9]. »

Une bourgeoisie intellectuelle

La théorie marxiste, qui n’avait pas anticipé l’essor de la « bourgeoisie intellectuelle », sert encore de prisme d’analyse à la plupart des mouvements sociaux. D’un côté, un immense prolétariat (les 99 %) ; de l’autre, les riches capitalistes (les 1 %). La réalité est tout autre. L’industrialisation des deux derniers siècles a permis à une élite de savants et de techniciens de monter en puissance, une classe qui aime se représenter dans le camp des opprimés tout en servant activement les 1 %. Comment ? Par la production et l’application en continu de nouvelles connaissances scientifiques et techniques, en continuant à faire tourner le système technologique qui nous humilie, nous détruit et dévaste le monde.

Selon le Monde diplomatique, « cette couche sociale issue de la “méritocratie” transmet ses privilèges à ses descendants, comme l’aristocratie d’autrefois[10]. » En 1958, le sociologue anglais Michael Young publie L’Ascension de la méritocratie, un roman où il décrit un futur dystopique où le gouvernement est assuré « non pas tant par le peuple que par les gens les plus intelligents ». « Intelligent » n’est certainement pas le qualificatif le plus approprié pour désigner une élite qui glorifie le suicide de l’humanité et l’annihilation de la biosphère. Cela dit, Young écrit des choses très sensées par ailleurs.

« Les rangs des scientifiques et des technologistes, des artistes et des enseignants ont gonflé. Leur éducation a été ajustée à leur haute destinée génétique. Leur pouvoir de faire le bien a été accru. Le progrès est leur triomphe ; le monde moderne, leur monument. »[11]

Cette élite intellectuelle sortie des écoles et des universités les plus sélectives représente une fraction d’environ 5 à 10 % des populations actives occidentales. Cette part inclut les 1 % les plus riches mais les déborde largement. Ces élites exercent comme professions libérales, travaillent dans des laboratoires ou occupent le sommet de l’organisation des entreprises. Elles perçoivent chaque mois les dividendes de leur capital éducatif et culturel.

« Ces “têtes débordantes de cervelle” ne possèdent pas les moyens de production, mais un savoir qu’elles monnayent aux propriétaires, lesquels leur délèguent la supervision des affaires, le contrôle des producteurs et l’organisation du travail, le soin d’accroître la productivité par la technique.

[…]

Aux États-Unis comme en Europe, un fossé sépare la petite minorité des diplômés des cycles supérieurs longs et sélectifs (5 à 10 % de la population des pays occidentaux) et les autres. L’accent mis ces dernières années sur l’opposition entre les 99 % de la population et les 1 % les plus riches détourne l’attention du groupe plus large qui bénéficie depuis un demi-siècle de la compétition méritocratique, et sans lequel les 1 % ne peuvent ni installer ni perpétuer leur domination. Si cette vision de la lutte des classes présente l’avantage pour les méritocrates qui la popularisent de se placer eux-mêmes dans le camp des opprimés, aux côtés des femmes de ménage, elle oblitère deux phénomènes cruciaux identifiés par Young dans sa fable d’anticipation : le monopole du pouvoir politique détenu par les intellectuels, et le caractère de plus en plus héréditaire de leur domination. »[12]

Si cette domination par l’intelligentsia a existé dans une moindre mesure au sein du monde préindustriel, elle s’est considérablement intensifiée à mesure que

« la révolution industrielle et l’expansion de l’enseignement renforçaient le poids des diplômés et accentuaient l’hétérogénéité du groupe : la domestication des masses, et d’une large fraction des diplômés eux-mêmes, s’opère au nom de la rationalité économique et des “compétences” validées par l’État qu’exige sa mise en œuvre. »

L’émergence de cette nouvelle classe sociale ignorée par Marx et Engels a été remarquée dès le XIXe siècle par de nombreux observateurs.

« Les premières analyses qui dépeignent les intellectuels comme une nouvelle classe sociale fondée sur le monopole du savoir et aspirant au pouvoir apparaissent au XIXe siècle, en même temps que les vastes fonctions publiques diplômées, les premières grandes administrations d’entreprises puis les partis ouvriers centralisés. Saint-Simon (1760-1825) rêve d’un ordre dominé par les savants et les industriels (les abeilles) qui renverraient à leur vanité la noblesse et le clergé (les frelons). De l’autre côté du Rhin, l’État moderne imaginé par Georg Wilhelm Friedrich Hegel repose sur les fonctionnaires éclairés qui formeraient selon le philosophe une “classe universelle” (Principes de la philosophie du droit, 1821). Quelques décennies plus tard, dans ses Écrits contre Marx, Mikhaïl Bakounine s’insurgera contre la perspective d’un État socialiste : “Tout cela exigera une science immense et beaucoup de têtes débordantes de cervelle. Ce sera le règne de l’intelligence scientifique, le plus aristocratique, le plus despotique, le plus arrogant et le plus méprisant de tous les régimes.” Un “socialisme des intellectuels” plutôt qu’un pouvoir ouvrier, comme le déplore en 1905 un autre anarchiste, Jan Waclav Makhaïski, dans La Banqueroute du socialisme du XIXe siècle. »

La perspicacité de Makhaïski vaut le détour, lui qui écrivait en 1905 que

« dans tous les pays et États, il existe une immense classe de gens qui ne possèdent ni capital marchand ni capital industriel et, malgré tout, vivent comme de vrais maîtres. C’est la classe des gens instruits, la classe de l’intelligentsia.

Ils ne possèdent ni terre ni usine, et cependant jouissent de revenus comparables à ceux des capitalistes, moyens ou grands. Ils ne possèdent rien, mais tout comme les grands et moyens capitalistes sont des “mains blanches”, comme eux exemptés leur vie durant de travail manuel ; et s’ils participent à la production, ce n’est qu’en qualité d’ingénieurs, de directeurs, de gérants ; ils apparaissent donc vis-à-vis des ouvriers, esclaves du travail manuel, en maîtres et dirigeants identiques en tout point aux capitalistes-entrepreneurs. »[13]

Histoire de la technocratie

La pensée technocratique s’est développée en même temps que les progrès scientifiques et techniques qui ont mené à la révolution industrielle, entre le XVIIe et le XIXe siècle. Dans son Discours sur la méthode (1637), René Descartes appelait ses contemporains à « se rendre comme maîtres et possesseurs de la nature », tandis que Francis Bacon imaginait dans La Nouvelle Atlantide (1627) un gouvernement mondial présidé par des scientifiques. Mais comme le rappelle Marius Blouin dans son étude sur la technocratie, c’est Saint-Simon qui au XIXe siècle a véritablement développé cette nouvelle idéologie.

« L’idéologie technocratique est née sous le terme “industrialisme”, en même temps que la classe qui l’incarnait, et sous la plume du Français Saint-Simon (1760-1825), l’un des maîtres à penser de Marx, dont l’idéal résumé par Engels était de “remplacer le gouvernement des hommes par l’administration des choses”. Ce qui à l’époque d’Internet (le filet), du smartphone (le téléflic) et du QR code (Quick response code) frise le fait accompli. »[14]

D’autres affirment que Saint-Simon était un « socialiste prémarxiste[15] ». Le philosophe industrialiste opposait les frelons (noblesse, clergé et légistes), classe oisive donc illégitime, aux abeilles (travailleurs, scientifiques, ingénieurs, propriétaires de fabrique). Les principales fonctions politiques devaient être occupées par les chefs des abeilles, c’est-à-dire les capitaines d’industrie, car

« La France est devenue une grande manufacture et la Nation française un grand atelier. Cette manufacture générale doit être dirigée de la même manière que les fabriques particulières. »[16]

Plus tard, Lénine dira que la société doit être dirigée telle une vaste « usine[17] ».

Auguste Comte, disciple de Saint-Simon et fondateur du courant philosophique appelé « positivisme », continue de propager l’idéologie technocratique au XIXe siècle. Selon lui, les régimes politiques doivent être supplantés par une autorité sociale constituée d’administrateurs issus des sciences pures et appliquées. Une société industrielle doit être dirigée par des ingénieurs et des scientifiques.

Avec l’industrialisation du monde, la mouvance technocratique traverse les frontières et prend son essor aux États-Unis en 1888 lorsqu’Edward Bellamy, journaliste de formation, publie Looking Backward. « Oublié de tous, sauf de quelques historiens et militants », ce roman fut « le plus grand succès de librairie du XIXe siècle, aux États-Unis, derrière La case de l’Oncle Tom de Harriet Beecher Stowe[18]. » Bellamy décrit une société utopique où l’avidité, la férocité, l’insécurité et la folie relèvent du passé. L’État approvisionne les citoyens à travers les magasins nationaux, les travailleurs prennent leur retraite à 45 ans, les machines remplacent le travail physique, l’argent est aboli, les prisons laissent place aux hôpitaux, tout le monde perçoit le même revenu (préfiguration du revenu universel) et chacun est titulaire d’une carte de crédit à la consommation délivrée par la communauté industrielle.

« La société idéale de l’an 2000 suivant Bellamy, c’est une entreprise nationalisée, hiérarchisée, centralisée et dirigée en fonction des compétences, où chacun produit selon ses capacités et reçoit selon ses besoins qui sont les mêmes pour tous. Une société dont la prospérité croissante repose sur le progrès scientifique, la rationalité technicienne et l’essor des forces productives.

C’est en somme l’idéal affiché par le socialisme bureaucratique en URSS, dans tout le camp socialiste et jusque dans les banlieues satellites de France et d’Italie, par les partisans de l’économie planifiée et des nationalisations. »[19]

C’est l’inventeur et ingénieur de Berkeley William Henry Smyth qui, dans une série d’articles publiés en 1919, donne son nom à cette nouvelle classe sociale. Smyth pense que la science propulse l’avènement de la technocratie, d’une humanité technicienne d’elle-même et du monde. Pour Smyth, tout est machine – le monde, la nature, la société, le corps humain. Les crises sont réduites à des dysfonctionnements passagers de la machine sociale causés par l’ingérence des ploutocrates et autres financiers. Il faut une évolution sociale dirigée vers un objectif national, le tout supervisé par une nouvelle classe dirigeante de scientifiques, d’ingénieurs, de techniciens, de cadres, de managers et de directeurs.

L’économiste et sociologue Thorstein Veblen (1857-1929) a également joué un rôle important dans la diffusion de l’idéologie technocratique. Il a publié plusieurs essais rassemblés sous le titre The Engineers and the price system (1921) traduit en français cinquante ans plus tard par Les Ingénieurs et le capitalisme. Il est également l’auteur de Théorie de la classe de loisir (1899), un livre célébré par le média techno-progressiste Le Vent Se Lève (LVSL) qui associe la « destruction systématique de notre environnement » au « système financier », et non au système industriel. Veblen oppose l’efficacité des ingénieurs à l’avidité de l’entrepreneur capitaliste qui provoquerait des convulsions du système techno-industriel. Pour y remédier, Veblen fait l’éloge d’une économie dirigée, centralisée, rationalisée, planifiée par des ingénieurs qui représentent pour lui la vraie classe productive, intelligente, compétente, disciplinée.

À la suite de Smyth, Bellamy et Veblen se développera à partir de 1920 aux États-Unis un mouvement technocratique mené par l’ingénieur Howard Scott. Il fonde successivement la Technical Alliance et Technocracy Incorporated. Le premier est une sorte de think tank, un groupe d’ingénieurs, de scientifiques et de techniciens qui a publié une étude nommée Energy Survey of North America. Le second est un parti politique. À l’instar des scientifiques auteurs du Rapport Meadows missionnés par le Club de Rome, ou encore de notre Jean-Marc Jancovici national, Howard Scott était persuadé que le système industriel se dirigeait inexorablement vers un effondrement total. Le plan d’organisation de la société que propose Scott ressemble aux propositions des éco-marxistes contemporains : nationalisation de toutes les industries, abolition du système monétaire pour le remplacer par un système fondé sur une unité objective d’énergie, distribution d’un crédit social à tous les citoyens, abolition des partis politiques et du gouvernement (les seuls personnages officiels sont les dirigeants techniques des unités productives et distributives). Suite à une tribune de Scott à la radio catastrophique, le mouvement de Scott s’effondre peu à peu à partir de 1933 pour se dissoudre dans le mouvement du New Deal de Roosevelt.

C’est probablement l’une des rares fois où la technocratie a commis l’erreur de s’afficher publiquement en tant que mouvement politique. Habituellement, la technocratie reste en retrait des fonctions exécutives et préfère endosser le rôle, moins risqué, de consultant et d’influenceur. Et lorsqu’elle participe concrètement à l’exercice du pouvoir, la technocratie le fait sans dire son nom, sous l’étiquette de partis politiques réformistes ou révolutionnaires. La technocratie a compris comment exploiter habilement l’alternance gauche/droite pour se maintenir au pouvoir.

En France, l’idéologie technocratique se développe également dans les années 1920 et accélère à partir des années 1930 lors de la Grande Dépression, suite à l’influence de X-Crise, un groupe fondé en 1931 par des polytechniciens menés par l’ingénieur Jean Coutrot. Les technocrates français veulent « substituer une économie consciente à une économie aveugle[20] ». Avec l’aide de modèles macroéconomiques et de l’économétrie, l’État serait en capacité de planifier et d’organiser un développement efficace, sans accroc ni crise, de la société. Pour cela, les dirigeants doivent évidemment se baser sur des données scientifiques et non être influencés par des idéologies politiques. Depuis, le même baratin scientiste et techniciste nous est resservi par les technocrates de gauche comme de droite à chaque crise du système techno-industriel, et aujourd’hui de plus en plus par les écologistes.

Pourquoi la lutte des classes est insuffisante

À la lecture de notre article, le lecteur pourrait en conclure qu’il suffit d’abolir la technocratie pour se débarrasser de notre problème. Ce serait commettre une bévue stratégique. Selon le syndicaliste révolutionnaire Sebastián Cortés, ce sont les moyens de production qui déterminent les rapports sociaux. C’est donc le système industriel – l’enclos de notre exemple vu plus haut – qu’il faut critiquer et combattre.

« La distinction de classe ne se situe pas tant entre ceux qui possèdent les moyens de production et ceux qui ne les possèdent pas qu’entre ceux qui dessinent ces moyens de production (dessin et dessein) et leurs exécutants (considérés comme des robots ou des animaux). Le moyen de production est à critiquer en lui-même, parce que s’il appartient à la bourgeoisie, c’est qu’il a été conçu pour véhiculer les valeurs de la bourgeoisie. La manière de faire intrinsèque d’un moyen de production détermine une manière de s’organiser socialement. Aucune neutralité. Les manières de faire de la bourgeoisie contiennent en soi la division de classe, la perpétuent et la légitiment. Par exemple, une centrale nucléaire nécessite forcément une organisation sociale hiérarchisée, centralisée, sécuritaire, capitaliste, etc. La question de la propriété des moyens de production doit servir non pas à ce que notre classe s’approprie ce qui ne lui appartient pas, mais à définir, à questionner, à chercher ce qu’il lui faut s’approprier ou non. Ce qui appartient à la classe dominante est d’emblée suspect, et nous devons nous poser les bonnes questions avant de nous en servir benoîtement sous prétexte que nous en serions devenus propriétaires. »[21]

Il ajoute que

« revendiquer la propriété des moyens de production existants ne suffit pas, dans la mesure où, de par leur conception même, ces moyens de production ôtent à l’individu toute capacité de décider par lui-même et avec ses semblables quoi et comment produire. »

Concrètement, cela signifie que se limiter à une stricte lutte des classes, sans prendre en compte l’infrastructure matérielle, ne réglera rien au problème. Si le mouvement anti-tech se contente d’abolir la technocratie sans démanteler le système industriel, une nouvelle technocratie s’installera rapidement au pouvoir. Car l’autogestion est impossible dans le système industriel. C’est la base matérielle qui conditionne les rapports sociaux et non l’inverse. Et si les révolutionnaires se contentent d’abolir la bourgeoisie capitaliste et le système financier, cela ne résoudrait rien non plus. Ainsi que le note Marius Blouin, le système pourrait très bien un jour se passer de l’argent comme moyen de la puissance, car ces moyens ont souvent varié au cours de l’histoire.

« Les capitalistes sont d’abord des passionnés de puissance qui accumulent les moyens de la puissance dans la société de leur temps ; les vaches, la terre, les armes, l’argent, les machines. Que ces moyens changent, ils changent de moyens. […] Ainsi la recherche de gain financier et de la plus-value pourrait disparaître sous le capitalisme technologique, en tant que moteur de l’accumulation, au profit de celle des moyens directs de la puissance tels que les poursuivent les promoteurs du transhumanisme. »[22]
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Footnote [1] — Les expressions « capitalistes du savoir » et « capitalistes de l’avoir » ont été formulées par le révolutionnaire Makhaïski au début du XXe siècle. Voir Makhaïski, Le Socialisme des intellectuels.

Footnote [2] — Bernard Charbonneau, Le Feu vert : autocritique du mouvement écologique, 1980.

Footnote [3] — Voir Wikipédia : https://fr.wikipedia.org/wiki/Technocratie

Footnote [4] — En réalité, la science moderne correspond à une vision occidentale du monde apparue à la Renaissance et indissociable de l’impérialisme, du capitalisme et de l’industrialisme. Voir Guillaume Carnino, L’invention de la science : la nouvelle religion de l’âge industriel (2015) ou Arthur Guerber, La fabrique du progrès : scientisme, capitalisme vert et système technicien, 2022.

Footnote [5] — Philippe Braillard, L’imposture du Club de Rome, 1982.

Footnote [6] — La plupart des grands capitaines d’industrie étaient des scientifiques ou des ingénieurs : le chimiste Ernest Solvay a fondé le géant de la chimie du même nom ; le chimiste Éleuthère Irénée du Pont de Nemours a fondé le géant de la chimie DuPont, entreprise responsable d’avoir contaminé la totalité de la population européenne et nord-américaine, ainsi qu’une bonne partie de la biosphère, avec le PFOA ; le chimiste Friedrich Bayer a fondé l’entreprise du même nom ; l’ingénieur Francis Bouygues a fondé le groupe du même nom ; les ingénieurs Émile Girardeau et Joseph Béthenod ont fondé la Compagnie générale de télégraphie sans fil devenue en 2000 et après plusieurs fusions le groupe Thalès, entreprise qui développe entre autre joyeusetés le portefeuille d’identité numérique ; l’ingénieur Henry Ford a créé la firme du même nom ; les ingénieurs polytechniciens Alexandre Giros et Louis Loucheur ont fondé la SGE devenue le groupe Vinci ; l’ingénieur polytechnicien Ernest Mercier a été missionné par l’État français pour créer la Compagnie française des pétroles devenue par la suite TotalEnergies ; des ingénieurs devenus milliardaires ont fondé Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft, les entreprises les plus puissantes du monde à l’heure actuelle ; à l’instar des transhumanistes Craig Venter et Laurent Alexandre, de nombreux fondateurs et investisseurs dans des startups de biotechnologies sont des biologistes ou des médecins. On pourrait continuer ad nauseam.

Footnote [7] — Petites et moyennes industries.

Footnote [8] — Marius Blouin, De la technocratie : la classe puissante à l’ère technologique, 2023

Footnote [9] — https://start.lesechos.fr/apprendre/universites-ecoles/quelles-etudes-faut-il-faire-pour-devenir-tres-riche-1177928

Footnote [10] — Voir cet article paru dans Le Monde diplomatique : https://www.monde-diplomatique.fr/2020/08/RIMBERT/62101

Footnote [11] — Ibid.

Footnote [12] — Ibid.

Footnote [13] — Voir ce texte de Makhaïski : https://sniadecki.wordpress.com/2017/11/08/makhaiski-bolcheviks/

Footnote [14] — Marius Blouin, op. cit.

Footnote [15] — Voir cet article paru dans Le Devoir : https://www.ledevoir.com/societe/le-devoir-de/497556/pour-en-finir-avec-le-gouvernement-des-hommes

Footnote [16] — Le Devoir, op. cit.

Footnote [17] — https://journals.openedition.org/mots/25174

Footnote [18] — Marius Blouin, op. cit.

Footnote [19] — Ibid.

Footnote [20] — Wikipédia, op. cit.

Footnote [21] — Sebastián Cortés, Antifascisme radical ? Sur la nature industrielle du fascisme, 2015

Footnote [22] — Marius Blouin, op. cit.

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