La sursocialisation : un concept essentiel chez Theodore Kaczynski

Dans La Société industrielle et son avenir (1995), Theodore Kaczynski emploie le concept de sursocialisation pour décrire l’état d’esprit du gauchiste harcelé par un sentiment de culpabilité. Il culpabilise à chaque fois qu’il déroge au code moral extraordinairement exigeant de la société moderne, ce qui a tendance à générer de la haine de soi et de l’autodépréciation. Le gauchiste essaye tant bien que mal de se rebeller, de se libérer de sa laisse psychologique. Mais dans les faits, ses revendications sont fondamentalement conservatrices et servent le statu quo industrialiste.
Pour rappel, le mathématicien néoluddite considère que « le gauchisme n’est pas tant un mouvement politique ou une idéologie que l’expression d’un type psychologique particulier, ou plutôt un ensemble de traits apparentés ». C’est là toute l’originalité de la pensée kaczynskienne. En effet, Kaczynski a été influencé entre autres par les travaux de Martin Selingman, un chercheur en psychologie qui a notamment théorisé le concept de « l’impuissance apprise ».
Principe de la socialisation
Dans toute société humaine, les jeunes enfants doivent s’engager dans un processus que les psychologues appellent « socialisation ». L’enfant apprend par imitation ou par transmission un certain nombre de valeurs, un code moral qui lui permet de s’intégrer et de participer à l’effort collectif afin de subvenir aux besoins de la communauté.
Il pourrait paraître absurde de qualifier les gauchistes de personnes sursocialisées, car en général ils nous sont présentés par les médias autorisés et l’intelligentsia comme des rebelles. Mais à y regarder de plus près, les gauchistes sont bien plus conformistes que révolutionnaires.
Caractéristiques de la sursocialisation
Dans la société industrielle, le code moral est devenu si complexe, si exigeant, qu’il est proprement impossible de se comporter ou d’agir de façon morale ou éthique en toutes circonstances. Il est probable que ce haut niveau d’exigence soit lié à la complexité de la civilisation industrielle, à l’échelle inhumaine de cette société ainsi qu’à son impératif organisationnel. Contraindre des millions de personnes très diverses à vivre ensemble et coopérer n’a rien de naturel, il faut de la contrainte – beaucoup de contrainte.
Toute personne est amenée un jour ou l’autre à mentir ou haïr une autre personne. Impossible de ne jamais commettre un acte moralement répréhensible. Difficile voire impossible de donner une pièce à tous les SDF que l’on croise quotidiennement dans la rue ; de dire toujours la vérité à son patron et ses collègues de travail ; de supprimer les émissions de gaz à effet de serre liées à ses déplacements et son alimentation ; de toujours aimer son prochain et tendre l’autre joue quand il nous fait du mal, etc. Pour un humain dépendant du mode de vie industriel, il est impossible d’éviter les innombrables souffrances causées à d’autres humains et aux non humains. C’est parce que ces souffrances sont systémiques et qu’un individu isolé n’a aucun pouvoir sur le système.
La plupart des gens arrivent à refouler la culpabilité qui les harcèle quotidiennement, pas les personnes sursocialisées. Afin d’y échapper, elles « doivent sans cesse se mentir et trouver des raisons morales à des sentiments ou actions qui, en réalité, n’ont pas la moindre origine morale ». Cette torture intellectuelle que s’infligent les personnes sursocialisées peut mener à « à l’autodépréciation, à un sentiment d’impuissance, au défaitisme, à la culpabilité, etc. ». Pour résoudre la contradiction qui la tourmente, la personne sursocialisée va par exemple, sous couvert de moralité et d’éthique, chercher à imposer de façon autoritaire des changements aux autres (écriture inclusive, régime végan, bannissement arbitraire de certains mots ou pratiques, religion déconstructiviste et autres joyeusetés).
Kaczynski distingue l’attitude de la majorité des gens de celle des sursocialisés dans ce court passage :
« La majorité des gens se livrent à bon nombre de mauvais comportements. Ils mentent, commettent de menus larcins, enfreignent le Code de la route, flemmardent au travail, haïssent quelqu’un, répandent des propos malveillants, ou agissent en sous-main pour devancer autrui. Une personne sursocialisée ne peut faire ce genre de choses sans que naisse chez elle un sentiment de honte et de haine de soi. Elle ne peut pas même avoir de pensées, ou d’émotions, proscrites par la morale commune sans culpabiliser ; elle ne peut avoir de pensées ‘impures’. Et la socialisation n’est pas seulement affaire de morale ; nous sommes socialisés pour nous conformer à de nombreuses règles ne relevant pas de la morale. De cette façon, la personne sursocialisée est tenue psychologiquement en laisse et suit les rails posés par la société pour guider sa vie. Cela génère chez beaucoup de sursocialisés un sentiment de contrainte et d’impuissance pouvant s’avérer particulièrement pénible. Nous affirmons que la sursocialisation est l’une des pires cruautés que l’humain puisse infliger à ses semblables. »
La sursocialisation ne nuit pas seulement aux individus qui la subissent, c’est une menace permanente pour un mouvement qui chercherait à détruire l’ordre établi.
Pourquoi c’est un problème
Kaczynski estime que les personnes sursocialisées représentent une part importante de la gauche contemporaine et contribuent à l’orienter politiquement afin d’accroître sa soumission au système. Ces personnes sont le plus souvent des intellectuels et des membres des classes moyennes ou supérieures, en particulier les universitaires occidentaux. Citons-en plusieurs.
L’anthropologue Philippe Descola n’a de cesse de marteler dans les médias autorisés que « la nature, ça n’existe pas », ou encore que « notre cosmologie moderne altère notre rapport au vivant ». La résolution de la crise écologique passerait en priorité par la déconstruction du dualisme nature/culture, en gros il faudrait changer notre imaginaire. Adulés par les éco-réformistes, le sociologue Bruno Latour et le philosophe Baptiste Morizot s’inscrivent dans une perspective similaire. Le carnage écologique aurait pour origine le monde des idées ; bulldozers, excavatrices géantes, datacenters, usines et infrastructures n’y seraient pour rien. Dans la même veine, citons l’enseignante-chercheuse en sciences économiques et députée Sandrine Rousseau qui se fait passer pour une « écologiste radicale », une « sorcière » qui ne jure que par les « hommes déconstruits », le tout en encourageant dans son fief lillois l’installation d’une véritable dystopie technologique.
Le sentiment de contrainte et d’impuissance ressenti par le gauchiste sursocialisé l’amène à se rebeller. Il tente alors de sectionner sa laisse psychologique et revendique son indépendance, sa liberté, mais il manque de force et de courage pour s’opposer aux valeurs fondamentales de la société. C’est ce qui fait dire à Kaczynski, dans un éclairant texte, ceci :
« Bien qu’ils aiment se présenter comme des penseurs libres et indépendants, les intellectuels constituent aujourd’hui (à quelques exceptions près) le groupe le plus sursocialisé, conformiste, docile, domestiqué, choyé, dépendant et lâche de toute l’Amérique. »
Cette frange de la population est pourtant systématiquement présentée comme la plus radicale par la sphère médiatico-politique.
Ainsi que le note Kaczynski, il est surprenant de voir que dans la plupart des cas, les gauchistes sursocialisés n’entrent pas en conflit avec la morale commune. Au contraire, les personnes sursocialisées (en majorité des gauchistes) s’approprient d’abord un principe moral communément admis. Cela peut-être la liberté d’expression, la protection sociale, la protection de la nature, le bien-être animal, l’empathie pour les plus faibles, la non-violence, le pacifisme, l’inclusivité, l’égalité, etc.
C’est un problème selon Kaczynski, car :
« Toutes ces valeurs sont profondément enracinées dans notre société (ou du moins dans ses classes moyennes et supérieures) depuis bien longtemps. Elles sont exprimées ou présupposées, explicitement ou implicitement, par les principaux médias et le système éducatif. »
L’hostilité apparente des personnes sursocialisées provient du fait que les individus et la société ne respectent pas ces principes. En un sens, elles ont raison, car ces valeurs sont louables. Mais le problème, c’est qu’elles n’ont rien de révolutionnaire. La majorité des gens ainsi que les élites au pouvoir approuvent certainement la protection (réformiste) de la nature, la bonté envers les animaux, l’égalité, le pacifisme, etc. Ces valeurs ne menacent pas l’ordre établi mais contribuent au contraire à le renforcer.
Kaczynski termine sa démonstration sur la sursocialisation en donnant l’exemple de la discrimination positive des minorités afro-américaines. Le gauchiste sursocialisé refuse d’admettre – ou ne comprend pas – que parmi les Afro-américains, il existe un certain nombre de gens qui refusent par choix de s’intégrer au système techno-industiel. Ils ne souhaitent pas faire carrière ni exercer à des postes valorisés par la culture industrielle tels que médecin, scientifique, ingénieur, chef d’entreprise ou professeur d’université. Pour le dire autrement, les Afro-américains ne rêvent pas tous de devenir les clones des Blancs (même chose d’ailleurs pour certains Amérindiens).
La personne sursocialisée aura la même attitude arrogante vis-à-vis d’un peuple autochtone encore dépourvu d’électricité ou d’école. Elle considérera cette situation moralement inacceptable, ressentira de la culpabilité et fera tout pour « inclure » au système techno-industriel ce qu’elle croit être des gens misérables. Cela aura simplement pour effet de détruire à jamais l’autonomie et la culture de ce peuple. Sur ce point, le documentaire Scolariser le monde de Carol Black est édifiant.
Donnons encore deux exemples pour montrer comment les personnes sursocialisées contribuent à adapter la société aux changements technologiques.
Toutes les femmes qui ont eu des enfants seront certainement d’accord pour dire que la grossesse n’est pas une expérience toujours très agréable à vivre. Elle se termine par l’accouchement, une épreuve douloureuse et parfois fatale pour l’enfant comme pour la maman. La souffrance étant considérée comme quelque chose d’archaïque, primitif ou barbare par la modernité industrielle, tout doit être fait pour la réduire à zéro. C’est pourquoi certaines personnes sursocialisées militent pour le développement de l’utérus artificiel afin de rendre la reproduction naturelle des humains obsolète. D’autres arguments sont avancés pour défendre cette biotechnologie : elle offrirait de meilleures chances de survie aux bébés prématurés ; elle favoriserait l’égalité en permettant à tous les individus n’étant pas ou plus en capacité de procréer d’avoir des enfants ; elle favoriserait l’égalité des sexes en délivrant les femmes des dangers de la grossesse et du temps accaparé par ce processus ; etc. Au nom de principes certes louables, le gauchiste sursocialisé milite en réalité pour rendre obsolète la reproduction naturelle. Il milite pour anéantir définitivement l’autonomie des êtres humains et les rendre à jamais dépendants de la technologie. Il est l’idiot utile qui travaille pour que des firmes biotechnologiques et des États se chargent un jour de reproduire les humains comme du bétail. On voit ici à quel point les revendications des personnes sursocialisées contribuent à fabriquer le consentement des masses pour des technologies qui accentuent l’esclavage machinique de l’espèce humaine.
Autre exemple, l’artificialisation complète de la production alimentaire et la fin des paysans sont des projets technologistes soutenus par certains écologistes et partisans de la cause animale. Au nom de la lutte contre le changement climatique, un anticapitaliste tel que George Monbiot, éditorialiste au journal britannique The Guardian, célèbre la nourriture cultivée en laboratoire. Au nom de la diminution ou de l’arrêt de la souffrance animale, certains militants antispécistes tels que Thomas Lepeltier prônent le développement de biotechnologies telles que les OGM et la viande de culture. Il envisage également d’utiliser la technologie pour intervenir dans la nature sauvage afin de stopper la prédation et de manière générale toutes les souffrances animales, ce qui reviendrait à anéantir la liberté et l’autonomie de tous les animaux sauvages sur Terre. On constate ici encore que la lutte contre la souffrance n’est pas une valeur révolutionnaire, elle favorise au contraire la colonisation technologique de la biosphère et des êtres vivants qui la composent.
La personne sursocialisée apparaît donc comme un catalyseur pour détruire l’autonomie humaine et forcer l’adaptation de la société et des êtres vivants aux nouvelles conditions matérielles imposées par le système technologique.
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