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Technocène

La technologie nous gouverne

Par
S.C
11
January
2023
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« Les innovations technologiques ressemblent aux textes de loi ou aux institutions publiques fixant un cadre destiné à durer plusieurs générations. »

– Langdon Winner

La neutralité de la technologie est l’une des grandes illusions de l’ère moderne, et peut-être l’un de ses mythes fondateurs. Il n’est pourtant pas nécessaire d’y réfléchir bien longtemps pour remarquer l’entourloupe. À l’heure où QR Code et smartphone font rapidement évoluer la société entière vers le modèle de l’élevage industriel, cette idée de neutralité devrait être largement questionnée. C’est ce que nous tentons de faire ici. À travers plusieurs exemples et réflexions d’auteurs technocritiques, nous allons voir que le progrès technique a fait émerger une forme de gouvernement autoritaire par l’instauration, en continu et sans aucune concertation démocratique, de dépendances et/ou de contraintes matérielles nouvelles. Les choix technologiques sont des choix éminemment politiques[1].

Le règne des « macro-systèmes techniques »

Commençons avec le chemin de fer, une technologie considérée comme bienfaisante dans l’imaginaire collectif, particulièrement dans la pensée écologiste actuelle. L’essor des macro-systèmes techniques tels que le chemin de fer imposent de nouvelles contraintes et dépendances matérielles aux populations humaines ; la vitesse de déplacement permise par le réseau ferré réduit considérablement les distances, avec pour résultat de bouleverser l’économie et le tissu social. Mais au fait, qu’est-ce qu’un macro-système technique (MST) ? C’est le sociologue Alain Gras qui a popularisé le terme en France en reprenant le concept de « large technical system » de l’historien de la technologie Thomas Parke Hughes[2]. Les MST constituent la base de l’infrastructure technique de la société moderne.

« Dans cette infrastructure technique un ensemble de systèmes – les macro-systèmes techniques – joue un rôle décisif. Nous allons les décrire en détail mais contentons-nous pour l'instant de les définir grossièrement comme des ensembles composés d'objets techniques liés par des réseaux d'échanges. Les macro-systèmes combinent donc :

— un objet industriel, au sens large, telle la centrale électro-nucléaire ;
— une organisation de la distribution des flux, pour continuer le même exemple, le réseau électrique ;
— une entreprise de gestion commerciale pour relier l'offre et la demande, EDF dans le cas français.

On verra qu'ils instituent ainsi un territoire qui leur est propre et alimentent une sorte d'obsession de la puissance, indépendamment des conditions de temps et d'espace. Nous en retrouverons l'origine imaginaire à l'aube des Temps modernes, lorsque l'émergence de la vision scientifique du monde et de l'esprit capitaliste vont bouleverser les rapports de l'homme et de la nature. L'expansion de la grande technologie et la mondialisation de l'économie, l'organisation planétaire des échanges et la lutte pour la possession des sources d'énergie sont des tendances qui, toutes, s'inscrivent dans les macro-systèmes techniques. On comprend donc aisément non seulement leur importance géopolitique mais encore leur valeur idéologique. Ils incarnent, en effet, le progrès lorsque celui-ci prolonge le rêve cartésien de rendre l'homme comme maître et possesseur de la nature
[3]. »

D’après Alain Gras, « le monde moderne repose ainsi sur une infrastructure technique radicalement nouvelle dans l’histoire de l’humanité. » Le macro-système technique marque une rupture nette avec notre passé technique, ce qui permet de comprendre pourquoi, au XIXe siècle, les résistances opposées par la société à la « barbarie ferroviaire » étaient nombreuses.

L’historien François Jarrige note que « les chemins de fer symbolisent plus que tout autre dispositif l’avènement des “macrosystèmes techniques”. » Ils sont « symboles de puissance et de modernité », et « leur développement provoque de nombreux débats et réactions. » Il cite plusieurs critiques du XIXe siècle et précise que « les chemins de fer suscitent à leurs débuts de multiples paroles revêches. » La « discomfiture » des individus qui investissent dans le rail et la « peur de perte de contrôle » apparaissent parmi les « deux principales questions […] soulevées à l’époque à propos des trains. » Cette seconde intuition était la bonne. Cette technologie impose pour son fonctionnement normal un bouleversement des conditions matérielles d’existence, et donc une réorganisation complète de la société :

« Ces critiques du train sont étroitement liées aux bouleversements des repères temporels et spatiaux introduits par le nouveau système technique. Le train modifie l’espace vécu en substituant aux voyages longuement préparés une banalisation du lointain. En quelques décennies, le périmètre quotidien s’élargit du canton à l’Europe. En 1840, douze heures de galop depuis Paris amènent à Reims, Alençon ou Amiens. En 1890, en douze heures, la vapeur transporte désormais jusqu’à Amsterdam ou Cologne. Les nécessités du système technique ferroviaire favorisent par ailleurs l’invention d’un autre rapport au temps. Pour maintenir une circulation continue sur un réseau de plus en plus surchargé, tout en évitant les accidents, il faut imposer des horaires fixes et une échelle temporelle fondée sur la minute. Là où les rythmes de la vie rurale restaient fidèles à un temps cosmique ordonné par la durée perceptible du jour et de la nuit, le chemin de fer contribue à imposer un autre rapport au temps, artificialisé et médiatisé par les techniques de décompte mécanique (la montre) qui se répandent à la même époque. » Devant l’émergence de la figure de l’ “homme pressé”, certains s’interrogent pourtant : “Où courons-nous si vite  ? Pourquoi cet empressement d’arriver ? Ne serait-il pas temps de nous arrêter un peu sur cette pente rapide où nous glissons ?” Le train transforme aussi le regard porté sur les paysages et, plus généralement, le rapport à l’espace : “En entraînant une facilité de mobilité géographique, le rail dessine un nouveau profil, plus lisse et plus familier, au pays, longtemps agrégation d’îlots qui s’ignorent.” À  l’hétérogénéité et à l’immensité qui prédominaient sous l’Ancien Régime, succède, au cours du XIXe siècle, le sentiment d’un territoire hexagonal unifié sous la suprématie parisienne. »

Il remarque également que « le rail stimule indéniablement les transformations économiques ». Plus précisément, ce dernier « accentue le processus de spécialisation régionale et accompagne le développement d’une monoculture intensive[4]. »

Le philosophe de la technologie et théoricien politique Langdon Winner rejoint François Jarrige sur les implications sociales du chemin de fer. Dans le passage suivant, il cite l’historien de l’économie Alfred D. Chandler :

« Alfred D. Chandler, dans sa monumentale étude sur l’entreprise moderne, La main visible des managers, présente une impressionnante documentation en faveur de l’hypothèse selon laquelle la construction et le fonctionnement quotidien de nombreux systèmes de production, de transport et de communication, aux XIXe et XXe siècles, exigeaient le développement de formes sociales particulières : une organisation centralisée à grande échelle, hiérarchique, administrée par des dirigeants hautement qualifiés. Son analyse du développement du chemin de fer l’illustre bien : “La technologie rendait possibles des transports rapides par tout temps ; mais un mouvement des biens et des personnes sûr, régulier, fiable, tout autant que l’entretien et la réparation des locomotives, du matériel roulant, ainsi que des voies, des terre-pleins, des gares, rotondes et autres équipements, exigeait la création d’une organisation administrative de bonne taille. Ce qui voulait dire employer un ensemble de cadres dirigeants qui supervisent ces activités fonctionnelles sur une vaste zone géographique et affecter des équipes de cadres moyens et supérieurs au contrôle, à l’évaluation et à la coordination du travail des employés responsables des opérations au quotidien.” Dans tout son livre, Chandler montre comment les technologies utilisées dans la production et la distribution de l’électricité, des produits chimiques et d’une grande variété de biens industriels “requerraient” ou “exigeaient” cette forme d’association humaine. “Ainsi, les exigences opérationnelles du chemin de fer exigèrent la création des premières hiérarchies administratives de l’économie états-unienne[5].” »

Ce qui est valable pour le chemin de fer s’applique aux objets de la vie courante associés au confort moderne. Très schématiquement, la production de ces objets nécessite d’extraire des matières premières à divers endroits du globe, de transporter ces matières sur un site de transformation, ensuite de transporter le produit intermédiaire jusqu’au site d’assemblage, puis de transporter le produit fini jusqu’au consommateur final. Accorder ensemble tous les éléments d’une chaîne de production aussi vaste et complexe a été rendu possible par l’émergence d’immenses organisations centralisées et hiérarchisées à l’extrême. C’est ce que souligne l’écrivain Jaime Semprun en prenant pour illustration l’automobile :

« Et ainsi l’automobile, machine on ne peut plus triviale et presque archaïque, que chacun s’accorde à trouver bien utile et même indispensable à notre liberté de déplacement, devient tout autre chose si on la replace dans la société des machines, dans l’organisation générale dont elle est un simple élément, un rouage. On voit alors tout un système complexe, un gigantesque organisme composé de routes et d’autoroutes, de champs pétrolifères et d’oléoducs, de stations-service et de motels, de voyages organisés en cars et de grandes surfaces avec leurs parkings, d’échangeurs et de rocades, de chaînes de montage et de bureaux de “recherche et développement” ; mais aussi de surveillance policière, de signalisation, de codes, de réglementations, de normes, de soins chirurgicaux spécialisés, de “lutte contre la pollution”, de montagnes de pneus usés, de batteries à recycler, de tôles à compresser. Et dans tout cela, tels des parasites vivant en symbiose avec l’organisme hôte, d’affectueux aphidiens chatouilleurs de machines, des hommes s’affairant pour les soigner, les entretenir, les alimenter, et les servant encore quand ils croient circuler à leur propre initiative, puisqu’il faut qu’elles soient ainsi usées et détruites au rythme prescrit pour que ne s’interrompe pas un instant leur reproduction, le fonctionnement du système général des machines[6]. »

De son côté, le mathématicien Theodore Kaczynski donnait l’exemple du réfrigérateur pour montrer que chaque objet moderne, pris isolément, dépend en réalité d’une gigantesque infrastructure technologique :

« Prenons l'exemple du réfrigérateur. Sans les pièces usinées ou les outils modernes, il serait quasiment impossible à quelques artisans locaux d’en fabriquer un. Si par miracle ils y parvenaient, cela ne servirait à rien en l'absence d'une source fiable d’électricité. Il leur serait donc nécessaire d’édifier un barrage sur un cours d'eau ainsi qu’un générateur. Mais un générateur requiert de grandes quantités de fils de cuivre. Pensez-vous qu'il soit possible de produire ces câbles sans machines modernes ? Et où trouveraient-ils le gaz réfrigérant ? Il serait beaucoup plus simple de construire une chambre froide pour conserver les aliments, de les faire sécher ou saumurer, comme cela se faisait avant l'invention du réfrigérateur[7]. »

Il en va de même pour les 99 objets électriques qui équipent un foyer français moyen[8]. Le réfrigérateur, le lave-linge, la cuisinière et le micro-onde libèrent peut-être de certaines contraintes, mais ils en imposent de nouvelles, bien plus rigides celles-là. La multiplication des objets électriques soumet toujours davantage l’existence humaine aux contraintes imposées par le fonctionnement normal du système électrique. La nécessité physique d’équilibrer la production et la consommation d’électricité afin d’éviter les blackouts en fait partie. Ainsi, un monde sépare un simple marteau, une scie ou un couteau fabriqués artisanalement d’outils motorisés tels qu'une perceuse électrique, une débroussailleuse ou une tronçonneuse. Moins nous en faisons nous-mêmes, plus nous déléguons du travail à la machine et au système techno-industriel pour produire ce dont nous avons besoin, et plus nous perdons en autonomie. Or l’autonomie matérielle est la condition première de la liberté ; c’est aussi une caractéristique observable dans toutes les sociétés paysannes écologiquement soutenables[9]. L’association mensongère entre société écologique et régression des libertés fait partie des nombreuses « ruses » du système technologique pour assurer sa reproduction.

Langdon Winner donne encore un autre exemple avec la production énergétique. Il s’intéresse dans le passage suivant au nucléaire et à l’extraordinaire conditionnement social que cette industrie nécessite pour sa viabilité :

« Le problème des dangers de l’énergie nucléaire nous fournit un exemple particulièrement manifeste de l’influence des exigences opérationnelles d’un système technique sur la vie publique. Pour pallier l’épuisement des ressources en uranium, on propose d’utiliser le plutonium, résidu de la combustion nucléaire dans les centrales, comme combustible. Les objections classiques à ce recyclage du plutonium portent sur son coût économiquement inacceptable, les risques écologiques et le danger de prolifération des armes nucléaires. Mais derrière ces inquiétudes se profile un danger moins mis en avant : le sacrifice des libertés publiques. En répandant l’usage du plutonium comme combustible, on augmente la probabilité que cette substance dangereuse soit volée par des terroristes, des mafias ou n’importe qui d’autre. En conséquence naît le besoin non négligeable de mesures exceptionnelles afin de protéger le plutonium contre le vol et de le récupérer en cas de vol. Les travailleurs de l’industrie nucléaire, mais aussi les citoyens ordinaires, pourraient bien être soumis à des contrôles de sécurité, une surveillance discrète, des écoutes, l’infiltration d’informateurs, et même des mesures d’urgence sous loi martiale – toutes ces mesures étant justifiées par la nécessaire protection du plutonium.

Russell W. Ayres conclut ainsi son étude sur les ramifications juridiques du retraitement du plutonium : “Avec le temps, l’augmentation de la quantité de plutonium en circulation exercera une pression de plus en plus forte en faveur de la suppression des freins et contrôles traditionnels que les tribunaux et les législateurs imposent au pouvoir exécutif et en faveur du développement d’une autorité centrale forte, plus à même d’assurer une sécurité renforcée.” Il affirme que “si du plutonium est volé, alors rien ne pourra empêcher que le pays tout entier soit mis sens dessus dessous pour le récupérer.” Les prévisions et les craintes de Ayres découlent du caractère intrinsèquement politique des technologies. Il reste vrai que, dans un monde où ce sont les humains qui fabriquent et entretiennent des systèmes artificiels, rien n’est “exigé” dans l’absolu. Cependant, dès qu’un projet est en cours de réalisation, dès que des artefacts de type centrales nucléaires sont construits et mis en activité, les argumentaires justifiant l’adaptation de la société aux exigences de la technique fleurissent aussi spontanément que les pâquerettes aux printemps. “Dès que le recyclage aura commencé et que les risques de vol de plutonium seront passés du virtuel au réel, rien ne pourra empêcher le gouvernement de violer les libertés publiques”, écrit Ayres. À partir d’un certain moment, ceux qui n’accepteront pas le renforcement des exigences et des contraintes sociales feront figure de doux rêveurs et de fous. »

De manière générale, on peut noter que le degré d’autoritarisme a tendance à croître avec le progrès technique. Plus une technologie gagne en puissance, plus elle devient dangereuse, et plus celle-ci impose pour sa viabilité des contraintes à la société. C’est la société qui doit être adaptée à la technologie et non l’inverse. La machine fonctionnant selon des lois mathématiques, celle-ci n’a évidemment pas le même degré de flexibilité que la société. C’est donc très souvent la première qui impose ses exigences à la seconde. Prenons l’exemple de l’automobile. L’automobile a permis de réduire les distances en accélérant la vitesse individuelle de déplacement. Mais la vitesse d’une automobile exige de construire des infrastructures dédiées à ce type particulier de machine. En raison de sa puissance, la voiture ne peut cohabiter avec les moyens de locomotion antérieurs (bipédie, cheval). Au sein du système routier, il faut donc créer un ensemble de règles spécifiques pour optimiser les flux de circulation et veiller à ce qu’automobilistes et piétons respectent ces nouvelles règles. La multiplication des automobiles a ainsi engendré d’innombrables contraintes et dépendances matérielles nouvelles. La société en a été transformée.

L’émergence d’une « constitution sociotechnique »

« Plus se développe l’appareil qui nous permet d’échapper à la nécessité naturelle, plus il nous contraint dans des nécessités artificielles[10] »

– Jacques Ellul

Pour terminer, prenons de la hauteur avec Langdon Winner pour tenter de comprendre pourquoi le système-monde technologique tend à rendre obsolète la gouvernance humaine des affaires humaines. Il observe que les machines, les usines et les réseaux d’infrastructures répondent, de par leurs exigences matérielles, à des questions politiques auxquelles réfléchissent les philosophes depuis l’Antiquité. Les humains dits « développés », « civilisés » ou « industrialisés » sont de plus en plus dominés par les choses qu’ils produisent, une évolution déjà remarquée au XIXe siècle par Henry David Thoreau lorsqu’il écrivait que « les hommes sont devenus les outils de leurs outils[11] ».

Cette condition se ressent probablement davantage de nos jours à l’heure de la pénurie énergétique, quand plane le spectre de rationnements imposés au peuple par l’État (des rationnements destinés à réserver l’énergie aux secteurs vitaux – industrie, police, armée – pour assurer la reproduction du système et donc de l’ordre social dominant). Si l’énergie vient à manquer, il devient plus difficile de maintenir la société dans un état d’ébriété générale. Pour toutes ces raisons, il est illusoire d’espérer des progrès pour la liberté et la démocratie sans remise en cause radicale de notre dépendance matérielle au système technologique.

Laissons Langdon Winner conclure :

« Avec le temps, la corne d’abondance de la production industrielle moderne donna naissance à certains schémas institutionnels bien reconnaissables. Nous pouvons aujourd’hui examiner, avec le recul, les systèmes interconnectés de fabrication, de communication, de transport, etc. qui sont apparus au cours des deux derniers siècles, pour constater qu’ils forment de facto une sorte de constitution. Cette façon de disposer des choses et des gens n’est pas, bien entendu, le résultat de l’application d’un plan ou d’une théorie politique. Elle est apparue progressivement, par étapes, invention après invention, industrie après industrie, projet d’ingénieur après projet d’ingénieur, système après système. Rétrospectivement, pourtant, on peut observer que ces développements présentent certaines caractéristiques expliquant en quoi tout cela constitue des réponses aux vieilles questions politiques – questions de la citoyenneté, du pouvoir, de l’autorité, de l’ordre, de la liberté et de la justice. Plusieurs de ces caractéristiques (qui auraient certainement intéressé Platon, Rousseau, Madison, Hamilton et Jefferson) peuvent se résumer de la manière suivante.

En premier lieu, on trouve la capacité qu’ont les technologies de transport et de communication de faciliter le contrôle des événements à partir d’un centre, ou de quelques centres. On assista à une extraordinaire centralisation du contrôle social, presque dépourvu de contrepouvoirs, dans les grandes entreprises, les bureaucraties et l’armée. Telle était, semblait-il, la solution la plus pratique et la plus rationnelle. Sans que personne ne l’ait jamais explicitement choisi, la soumission à des organisations extrêmement centralisées est progressivement devenue la forme sociale dominante.

En second lieu, on remarque la propension des nouveaux moyens et nouvelles techniques à favoriser les organisations humaines les plus efficaces en matière de taille. Au cours du dernier siècle, de plus en plus de gens se sont retrouvés à vivre et à travailler dans des institutions d’origine technologique, que les générations précédentes auraient trouvées gigantesques. Justifié par d’importantes économies d’échelle et, économies ou pas, exprimant la quantité de pouvoir qui échoit aux grandes organisations, ce gigantisme est devenu un environnement habituel du quotidien matériel et social des hommes.

En troisième lieu figure la propension des arrangements rationnels des systèmes sociotechniques à produire leurs propres formes d’autorité hiérarchique. Légitimées par le besoin ressenti par tous d’agir de la manière qui semble la plus efficace et la plus productive, les fonctions et les relations entre les hommes sont structurées en procédures réglées impliquant ordre et obéissance tout au long d’une chaîne de commandements élaborée. Ainsi, loin d’être un lieu de liberté démocratique, le lieu de travail relève ouvertement de l’autoritarisme. Plus haut dans la hiérarchie, bien entendu, les responsables justifient leur autorité et leur relative liberté par leur expertise scientifique et technique. Au moment où, dans l’histoire, les formes d’autorité reposant sur la religion et la tradition commencèrent à s’effondrer, le besoin de construire et d’entretenir des systèmes techniques fournit le moyen de restaurer une pyramide sociale.

En quatrième lieu, on constate la propension des grandes entités sociotechniques centralisées et hiérarchisées à prendre toute la place pour elles en éliminant les autres formes d’activité technique. Ainsi, les techniques industrielles supplantèrent l’artisanat, les technologies de l’agro-industrie moderne rendirent purement et simplement impossible l’agriculture à taille humaine, les transports à grande vitesse éliminèrent les moyens de transport plus lents. Il ne s’agit pas seulement de l’extinction de techniques et outils autrefois utiles, il s’agit de la disparition des formes d’existence sociale et d’expériences individuelles autrefois vivantes et dépendantes de ces techniques.

En cinquième lieu viennent les mille et une méthodes qu’utilisent les grandes organisations sociotechniques afin de contrôler les mécanismes sociaux et politiques censés les contrôler elles. Les besoins humains, les marchés et les institutions politiques censés réguler les systèmes technologiques sont souvent manipulés par ces systèmes eux-mêmes. C’est ainsi, par exemple, que certaines techniques psychologiquement sophistiquées sont couramment employées dans le domaine de la publicité afin de modifier les désirs des gens en vue de les adapter à l’offre existante. D’ailleurs une telle pratique se retrouve désormais dans les campagnes politiques tout autant que dans les publicités pour déodorants ou pour Coca-Cola (avec la même réussite).

De nombreuses autres caractéristiques des systèmes technologiques contemporains peuvent pertinemment être considérées comme des phénomènes politiques. Et il est certainement vrai que les développements que je mentionne sont influencés par d’autres facteurs que la technologie. Mais il est important de remarquer qu’au fur et à mesure que notre société adopte des systèmes sociotechniques, certaines des plus importantes questions jamais posées par les philosophes concernant les affaires humaines trouvent involontairement des réponses. Le pouvoir doit-il être centralisé ou dispersé ? Quelle est la bonne taille d’une organisation sociale ? Qu’est-ce qui constitue une source acceptable d’autorité dans les associations humaines ? La liberté d’une société est-elle liée à l’uniformité ou à la diversité sociale ? Quelles sont les structures et les procédures appropriées à la délibération et à la prise de décision ? Depuis plus d’un siècle, nos réponses à ces questions ont souvent été instrumentales, exprimées dans le langage instrumental de l’efficacité et de la productivité, incarnées physiquement dans des systèmes homme/machine qui semblent n’être rien de plus que des moyens de fournir des biens et des services.

[…]

Notre constitution sociotechnique possède elle aussi, bien entendue, ses pères fondateurs : les inventeurs, entrepreneurs, financiers, ingénieurs et gestionnaires ayant façonné les dimensions matérielles et sociales des nouvelles technologies. Certains d’entre eux sont bien connus – Thomas Edison, Henry Ford, J.P. Morgan, John D. Rockefeller, Alfred P. Sloan, Thomas Watson, etc. On connaît beaucoup moins les noms de Theodore Vail, Samuel Insull ou William Mullholland, qui furent pourtant des bâtisseurs tout aussi importants de nos structures technologiques. En un sens, les fondateurs des systèmes technologiques ne sont pas étrangers à la politique ; plusieurs d’entre eux menèrent de féroces combats politiques pour parvenir à leur fin. Les impitoyables machinations de William Mullholland afin d’acheminer l’eau d’Owens Valley en direction de la région désertique de Los Angeles constituent un classique du genre. Mais les qualités de sagesse politique que l’on trouvait chez les fondateurs de la Constitution états-unienne faisaient cruellement défaut à ceux qui conçurent, réalisèrent et promurent ces grands systèmes techniques. Ces pères fondateurs-là étaient principalement obnubilés par l’appât du gain, le contrôle des organisations et les joies de l’innovation. Ils s’intéressèrent rarement à la signification de leur travail pour la structure de la société ou la justice.

Pour ceux ayant embrassé l’idée de la liberté par l’abondance, de toute façon, les questions concernant le meilleur ordre social importent peu. Leur optimisme technologique se fonda sur la croyance que toute création susceptible d’apparaître dans la sphère technologique serait à coup sûr compatible avec la liberté, la démocratie et la justice sociale. Ce qui revient à croire que toute technologie, quelle que soit sa taille, sa forme ou sa nature, est intrinsèquement libératrice. Pour les raisons que nous venons de voir, il s’agit d’une bien étrange croyance. »

S.C.

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Footnote [1] — https://sciences-critiques.fr/la-technologie-est-une-politique/

Footnote [2] — Thomas Parke Hughes, Networks of Power, 1983

Footnote [3] — Alain Gras, Les Macro-systèmes techniques, 1997

Footnote [4] — François Jarrige, Technocritiques : du refus des machines à la contestation des technosciences, 2014

Footnote [5] — Langdon Winner, La Baleine et le Réacteur : à la recherche de limites au temps de la haute technologie, 1986

Footnote [6] — Jaime Semprun, Défense et illustration de la novlangue française, 2005

Footnote [7] — Theodore Kaczynski, La Société industrielle et son avenir, 1995

Footnote [8] — https://www.lefigaro.fr/secteur/high-tech/2016/06/16/32001-20160616ARTFIG00262-les-francais-ont-en-moyenne-99-objets-electriques-chez-eux.php

Footnote [9] — Voir Aurélien Berlan, Terre et liberté : la quête d’autonomie contre le fantasme de délivrance, 2021

Footnote [10] — Jacques Ellul, La Technique ou l’Enjeu du siècle, 1954

Footnote [11] — Henry David Thoreau, Walden ou la Vie dans les bois, 1854

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