L’impact désastreux du machinisme sur la paysannerie

Dans l’ouvrage La Baleine et le Réacteur : à la recherche de limites au temps de la haute technologie (1987), le professeur en science politique Langdon Winner remarque la complexité du développement technologique au sein de la société industrielle. Il résulte d’un amalgame de choix politiques ayant pour objectif des conséquences sociales précises (accroître la ségrégation entre riches et pauvres par des méthodes d’urbanisme, neutraliser un syndicat en introduisant une nouvelle machine dans une usine même lorsque cette décision est économiquement irrationnelle, etc.), et de la nécessité pratique imposée par la quête obsessionnelle d’efficacité (introduire une nouvelle machine pour produire plus avec moins de personnes). Le premier cas est illustré par l’exemple des ponts autoroutiers à Long Island que Robert Moses a voulu spécifiquement bas pour empêcher les bus des pauvres et des noirs de s’y rendre. Pour illustrer le second cas, Langdon Winner prend l’exemple de la récolteuse à tomates mécanique développée depuis les années 1940 et introduite en Californie.

L’introduction de cette nouvelle technologie produit alors une cascade de conséquences délétères pour la société : modification des variétés de tomates pour forcer leur adaptation à la machine (dynamique d’adaptation de la matière vivante à la machine également décrite par l’économiste Hélène Tordjman ou par l’historien-sociologue Jacques Ellul), destruction massive d’emplois, disparition de milliers de fermes, concentration de la production entre les mains d’une poignée de gros producteurs, etc. Même lorsque l’intention de départ peut paraître louable en premier lieu (supprimer le pénible travail de manutention lors de la récolte), le progrès scientifique et technique finit très souvent par engendrer des désastres humains et écologiques inattendus. S’il existait des normes sociales limitant fortement le progrès technique dans les civilisations ou les cultures préindustrielles, c’était pour une bonne raison.

Pour aller plus loin sur le sujet de la paysannerie et son éradication systématique par le développement du machinisme, nous vous conseillons le livre Reprendre la terre aux machines : manifeste pour une autonomie paysanne et alimentaire de l’Atelier paysan.

Image d’illustration : récolte mécanisée des tomates en 1959, University Of California, Agriculture and Natural Resources.


L’histoire de la récolteuse à tomate mécanique (par Langdon Winner)

« L’histoire de la récolteuse à tomate mécanique, remarquable appareil que les chercheurs de l’université de Californie améliorent en continu depuis les années 1940, mérite d’être contée. Cette machine est capable de ramasser les tomates en une seule passe par rangée. Elle coupe le plant à hauteur du sol, détache le fruit par secousses et (sur les derniers modèles) trie électroniquement les tomates dans de grandes gondoles en plastique qui contiennent jusqu’à vingt-cinq tonnes de produit à destination de conserveries. Face aux mouvements brusques de ces machines, les chercheurs en agronomie mirent au point de nouvelles variétés de tomates plus dures, plus résistantes et moins savoureuses que celles que l’on cultivait auparavant. Les récolteuses mécaniques remplacèrent le système de récolte manuelle, durant lequel des équipes de travailleurs agricoles parcouraient les champs trois ou quatre fois, ramassant les tomates mûres dans des cageots et laissant les tomates vertes pour la récolte suivante. Des études montrent que l’utilisation des machines diminue les coûts de 5 à 7 $ par tonne en comparaison de la récolte manuelle. Mais les bénéfices ne se répartissent pas équitablement dans l’économie agricole. En réalité, cette machine agricole provoqua une transformation totale des relations sociales liées à la production de tomates dans la Californie rurale.

En vertu de leur simple taille et de leur coût (plus de 50 000 $ chacune), ces machines ne sont compatibles qu’avec une forme très centralisée de culture de la tomate. Avec l’introduction de cette nouvelle méthode de récolte, le nombre de cultivateurs de tomates passa d’environ quatre mille au début des années 1960 à environ six cents en 1973, et pourtant le tonnage de tomates produites augmenta substantiellement. À la fin des années 1970, on estimait à trente-deux mille le nombre d’emplois ayant été éliminés dans l’industrie de la tomate en conséquence directe de la mécanisation. Ainsi, une importante augmentation de la productivité fut obtenue au bénéfice des très grandes exploitations, et aux dépens des autres communautés agricoles.

Les activités de recherche et développement de l’université de Californie dans le domaine du machinisme agricole, dont est issue cette machine à récolter les tomates, firent finalement l’objet d’un procès intenté par les avocats de l’Assistance juridique rurale de Californie, organisation représentant un groupement d’agriculteurs et d’autres acteurs du secteur. Les responsables de l’université étaient accusés de dépenser l’argent du contribuable dans des projets qui ne bénéficiaient qu’à une poignée d’intérêts privés au détriment des travailleurs agricoles, des petits exploitants, des consommateurs et de la Californie rurale en général. Ils exigeaient de la Cour une injonction à cesser ces pratiques. L’université contesta ces accusations, en arguant que leur faire droit “exigerait la suppression de toute recherche ayant la moindre application pratique potentielle.”

Personne, à ma connaissance, ne prétendit que le développement de la machine à récolter les tomates relevait d’un complot. Une étude de William Friedland et Amy Barton sur cette controverse innocente totalement les chercheurs à l’origine de la machine et de la tomate résistante : ils n’avaient aucune intention de faciliter la concentration économique dans ce secteur. Ce que l’on voit à l’œuvre ici, au contraire, est un processus social continu dans lequel la connaissance scientifique, l’invention technologique et le profit se renforcent réciproquement, pour des raisons structurelles profondément enracinées, dans lesquelles on reconnaît facilement la marque du pouvoir politique et économique. Depuis des décennies, les activités de recherche et de développement dans l’enseignement agricole tendent à favoriser les intérêts des grandes entreprises de l’agro-industrie. C’est à cause de ces schémas subtilement ancrés que les opposants à des innovations comme la machine à ramasser les tomates se font taxer d’adversaires de la technologie ou du progrès. Car cette machine n’est pas seulement le symbole d’un ordre social qui en récompense certains et en afflige d’autres, elle est une véritable matérialisation de cet ordre social. »

– Langdon Winner, La Baleine et le Réacteur – À la recherche de limites au temps de la haute technologie, 1987.

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