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Histoire

Réflexions anti-tech sur Saint-Simon, penseur de l'industrialisme

Par
RF
19
February
2024
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Parvenu à susciter une véritable foi chez ses adeptes, Claude-Henri de Rouvroy de Saint-Simon (1760-1825) (à ne pas confondre avec son ancêtre le Saint-Simon mémorialiste) figure encore parmi les influences les plus profondes des réformistes pro-industrie d’aujourd’hui[1]. Dans un premier temps, nous procéderons à un bref travail de simplification de ses thèses, pour ensuite laisser libre cours à des critiques et réflexions dans une perspective anti-tech.

PRÉSENTATION du Saint-Simonisme

Résumons brièvement l’œuvre de Saint-Simon, laquelle comporte plusieurs facettes : doctrine économique, doctrine historique, premiers pas de la sociologie, forme de socialisme, mais également mystique.

Dans sa frange sociologique et économique, l’œuvre de Saint-Simon (inspirateur d’Auguste Comte) se propose d’analyser la société en se conformant strictement aux faits observables, empiriques, positifs. Pour Saint-Simon, l’histoire se compose de trois grandes phases : société féodale, période de déstabilisation, société industrielle. Selon lui : « Il faut un système pour remplacer un système[2] » ; ainsi, la société industrielle se serait pliée à cette loi de la raison en succédant à la société féodale. Inaugurant l’analyse de classe, Saint-Simon différencie et oppose les non-producteurs (« propriétaires-rentiers », oisifs) aux producteurs (travailleurs et entrepreneurs). Dans sa vision, l’opposition de ces classes amène à leur affrontement, lequel permet d’acter le passage d’une phase à l’autre. En ce sens, la guerre entre producteurs et non-producteurs aurait amené le triomphe de la société industrielle.

Rattaché au courant socialiste après sa mort, Saint-Simon se voyait comme un messie annonçant une société fondée sur la compétence des industrieux, des plus capables en vue d’assurer le bonheur humain. Son utopie était conditionnée à la recherche d’un idéal social de justice et d’abondance, seulement possible dans le cadre de la jeune société industrielle, succédant à l’Ancien Régime et à la Révolution. Mais la connexion de Saint-Simon à la tradition socialiste résulte avant tout du travail de ses disciples, notamment de Prosper (dit « Père ») Enfantin – polytechnicien, ingénieur. Notons que le Père Enfantin (voyez l’allusion religieuse) est notamment connu pour sa tentative d’expérience communautaire avec une quarantaine de fidèles, en 1832, dans le XXe arrondissement de Paris, rue de Ménilmontant. Pour les saint-simoniens, la politique doit agir en faveur de la classe la plus pauvre et la plus nombreuse de la société. Aussi, pour Saint-Simon, le progrès de l’industrie et des sciences réalise la « loi de progression » de l’humanité. L’on comprend donc mieux d’où vient le respect que lui vouèrent nombre de socialistes et de libéraux.

« […] La société marche peu à peu, … vers la constitution industrielle, véritable destination finale de l’espèce humaine civilisée[3] ».

De tels accents prophétiques (et auto-réalisateurs) nous offrent une excellente transition pour aborder le dernier point de ce résumé théorique : son versant mystique. Poursuivant logiquement sa douteuse espérance dans le « progrès », Saint-Simon se fit le promoteur d’un « Nouveau Christianisme », pour amener un nouvel âge d’or – non plus situé dans le passé mais dans l’avenir industriel : « L'âge d'or du genre humain n'est point derrière nous, il est au-devant, il est dans la perfection de l'ordre social[4]. » Pour citer l’universitaire Pierre Musso, « Au désenchantement du monde conduit par les Lumières, le Nouveau Christianisme substitue le culte de l’industrie, du travail et du progrès[5] ». Son nouveau monothéisme étant industriel, Saint-Simon clame sans sourciller que : « L’industrie est une ; tous ses membres sont unis par les intérêts généraux de la production[6]. » Passons maintenant au cœur de notre propos, à la critique anti-tech.

Portrait de Saint-Simon.

CRITIQUES ET RÉFLEXIONS ANTI-TECH

Divers points méritant d’être abordés, le souci de la brièveté nous impose de les répartir en paragraphes numérotés.

1. Comme nombre de théoriciens anarchistes (Malatesta, Kropotkine[7], etc.) ou communistes, le saint-simonisme prône l’emploi de l’industrie en vue de réaliser le bonheur humain et tous les souhaits d’abondance matérielle. Cette tare de l’anarchisme qu’est la croyance en la possibilité d’une bonne industrie ne saurait être critiquée qu’à l’aune de l’expérience historique. Quoique nous comprenions sans peine que la puissance de transformation du monde de la 1ère révolution industrielle ait pu aveugler ceux qui désiraient un changement social bénéfique, il n’en reste pas moins que l’accroissement de l’activité industrielle faisait déjà la preuve de sa tendance à détruire toute forme de vie naturelle et à empêcher la vie libre. En ce sens, l’avertissement des anarchistes naturiens qui, avant les années 1900, s’efforçaient de prôner une vie débarrassée du progrès technologique, montre que l’aveuglement en la matière n’était pas unanime. S’il était somme toute normal que la pensée du XIXe siècle se perde dans une foi aveugle en la science et l’industrie, il est aujourd’hui criminel de faire de même. Changer en bien une force destructrice par essence est impossible.

2. Quoique la doxa universitaire et technocrate s’échine à faire de Saint-Simon le fondateur du socialisme, elle oublie bien commodément la personne de François Noël (« Gracchus ») Babeuf, père de la « Conjuration des Égaux ». Elle oublie également que le saint-simonisme est affaire d’opportunité, ni capitaliste, ni démocrate, à l’affût de la moindre possibilité de gagner en influence (en ce sens, il est un « en même temps », capable de s’adapter à tous les régimes du moment qu’ils portent en eux le germe industriel).

3. Le saint-simonisme reste encore vivace aujourd’hui par la conjonction de deux éléments : premièrement, sa composante mystique (a) ; deuxièmement, sa capacité de pénétration dans les secteurs importants du système techno-industriel (b)[8].

(a) Sa composante mystique a notamment permis la diffusion passionnée de l’œuvre de Saint-Simon à travers le monde, dès la mort de ce dernier. Ses disciples, conduits par un puissant esprit de messianisme, se sont éparpillés à travers le monde, notamment en la personne des polytechniciens. De sorte que la sphère d’influence du saint-simonisme suivit de près celle de la transmission des connaissances en ingénierie. Pêle-mêle, on peut citer l’inspiration saint-simonienne du Canal de Suez (même si Ferdinand de Lesseps sut imposer son propre tracé et non celui des saint-simoniens), le rayonnement international de la doctrine par les corps de polytechniciens et d’ingénieurs des ponts et chaussées (tant en Russie, en Egypte, qu’en Nouvelle-Calédonie).

(b) Bien avant le bolchevisme, le saint-simonisme mena une percée efficace dans les milieux « apolitiques » pour y faire triompher sa doctrine. Contrairement aux apparences, les organisations de métiers (p. ex., les syndicats) et les grandes écoles sont des lieux de pouvoir. En effet, ces derniers permettent de connecter une élite à une population n’adhérant pas explicitement à leur idéologie. S’infiltrer au sein de ces corps permit aux disciples de Saint-Simon de gagner une influence considérable, encore vivace aujourd’hui, dans le système technologique. Contrairement au bolchevisme, qui visait le contrôle de toutes les organisations non communistes par leur infiltration pour ensuite parvenir à la révolution, la doctrine de Saint-Simon est de nature réformiste – ainsi, son action directe sur les réseaux de pouvoir semble mieux convenir à son objectif qu’une recherche de contact avec les masses.

4. Saint-Simon a posé les bases d’une interprétation scientiste et technicienne de l’histoire : « Pour interpréter le temps, le présent et l’histoire, Saint-Simon utilise un modèle mécaniste de régulation, inspiré des techniques de son époque, notamment de la machine à vapeur. Il le combine à un référent physiologique, au moment de la naissance de la clinique et de la biologie lamarckienne. Ce référent biotechnologique lui permet de définir la société comme "une véritable machine organisée", c’est-à-dire la combinaison d’une machine et d’un organisme.[9] » Ce faisant, Saint-Simon accordait une grande importance à concevoir la société, et le système par extension, sur une base organique, notamment par ses flux. Là encore, lui accorder une primauté dans l’analyse serait oublier Jean Bodin (1530-1596), lequel assimilait la République à un corps humain très longtemps avant Saint-Simon[10]. Néanmoins, accorder de l’importance aux flux est également une caractéristique de la pensée anti-tech développée par Theodore Kaczynski, lequel voit précisément que le système ne pourra survivre si l’on parvient à interrompre ses réseaux de transport et de communication.

5. La pensée saint-simonienne, qui se résume à mettre l’entreprise industrielle (conçue comme nouvelle église) au cœur du village, et à donner la responsabilité de l’évolution sociale à des gens parfaitement compétents ressemble à s’y méprendre au règne présent de la classe technocratique.

(6. Argument ad-personam : la dénonciation des non-producteurs n’a toutefois pas empêché Saint-Simon d’occuper l’emploi de spéculateur.)

7. La conception saint-simonienne des classes sociales pèche en incluant le propriétaire industriel dans la classe des travailleurs. Ce faisant, difficile de voir dans cette pensée un socialisme authentique (malgré les points communs) puisqu’il n’exclut pas la propriété individuelle. Là où l’anti-tech trouve à s’exprimer sur le sujet des classes, c’est que l’ensemble des êtres humains soumis au joug technologique forment une classe opposée à la classe technocratique. De même, c’est parce que nous sommes des exploités que nous désirons plus que tout voir périr ce système immonde ; c’est parce que nous sommes exploités que nous refusons de cautionner le mythe des usines autogérées et du développement technologique soutenable.

8. Le travail de Saint-Simon servit en réalité de légitimation intellectuelle à un fait accompli : l’industrialisation au xviiie et au xixe siècle. En ce sens, lui et sa philosophie sont les produits de l’industrialisation. Déterminées par la base matérielle de leur temps, ses idées n’ont permis (et ne permettent) en fait que d’accroître le développement du système techno-industriel. La tendance idéaliste (pensant que les idées déterminent la marche du monde) se heurte donc ici à son plus grand obstacle : la réalité matérielle. Pour ATR, l’ordre industriel appelle par essence à une société de classes hiérarchisée, centralisée, dominée par une élite technocratique ; la recherche effrénée de sa propre croissance conditionne sa forme. S’efforcer de vouloir changer le système en bien est impossible car il est essentiellement conduit par la quête de sa propre propagation. Ainsi que nous l’a appris Kaczynski, le réformisme ne peut faire dévier longtemps une société de la route qu’elle emprunte. Seule une révolution le peut, en détruisant le système qu’elle combat.

9. Le « progrès » est une idéologie mortifère en dépit des prétendus bénéfices qu’il amène à l’humanité. Il agit en remplacement de l’idée de Dieu pour les scientifiques et tous les secteurs qui permettent le développement du système. Ce même progrès se paie de la destruction de l’ensemble du vivant et menace ainsi la possibilité même de notre existence future. Notre idéal anti-tech est celui de la nature régénérée, pas celui d’une production industrielle joyeuse au prix de la vie.

R. F.

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Footnote [1] — Comme en témoigne la tribune de Virgile Chassagnon sur « Le saint-simonisme moderne » d’Emmanuel Macron. Consultable ici : https://www.lemonde.fr/idees/article/2018/01/30/le-saint-simonisme-moderne-d-emmanuel-macron_5249220_3232.html

Footnote [2] — Saint-Simon, L’Organisateur, Œuvres complètes, tome II, page 6.

Footnote [3] — Saint-Simon, De l’Organisation sociale, in Œuvres complètes, tome V, page 185.

Footnote [4] — Saint-Simon, L’Industrie, Œuvres, tome I, pages 247-8.

Footnote [5] — Pierre Musso, « Saint-Simon, penseur du changement social ». Consultable ici : https://imt.hal.science/hal-00479605/document

Footnote [6] — Saint-Simon, L’Industrie, Œuvres, tome I.

Footnote [7] — Chez Kropotkine, le problème se trouve longuement détaillé dans La Conquête du pain, où l’auteur propose en somme la journée de 4 heures dans des tâches productives socialement utiles et le reste du temps dédié à l’épanouissement personnel. Que les anarchistes aient pu croire à une industrialisation raisonnable nous semble pardonnable, ils ne savaient pas que le futur amènerait Foxconn, le salariat esclavagiste en complément de la consommation forcée, ou même les ateliers de misère.

Footnote [8] — Plus de détails sur les pérégrinations mondiales des saint-simoniens dans cette émission de France Culture : https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/avoir-raison-avec-saint-simon/les-saint-simoniens-a-la-conquete-du-monde-8037905

Footnote [9] — Pierre Musso, « Saint-Simon, penseur du changement social ». Consultable ici : https://imt.hal.science/hal-00479605/document

Footnote [10] — « Ce que nous pouvons encore figurer en l'homme, qui est la vraie image de la République bien ordonnée : car l'intellect tient lieu d'unité étant indivisible, pur et simple, puis l'âme raisonnable, que tous les anciens ont séparée de puissance d'avec l'intellect ; la troisième est l'appétit de vindicte, qui gît au cœur, comme les gendarmes ; la quatrième est la cupidité bestiale, qui gît au foie, et autres intestins nourrissant tout le corps humain, comme les laboureurs » - Jean Bodin, Les Six Livres de la République, Paris, Jacques du Puys, 1576, p756-757.

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