« La pente naturelle de la machine consiste à rendre toute vie humaine authentique impossible » (George Orwell)
Extrait de Confronting Technology (2020), un livre du philosophe David Skrbina qui recense différents écrits sur la technologie à travers l’histoire.
Les extraits suivants sont tirés du magistral Chapitre XII du Quai de Wigan, lequel concentre une enquête sur la situation concrète des travailleurs anglais au XXème siècle critique à la fois raisonnée du développement industriel et mécanique.
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La fonction de la machine est de nous épargner du travail. Dans un monde entièrement mécanisé, toutes les tâches ingrates et fastidieuses seraient confiées à la machine, nous laissant ainsi libres de nous consacrer à des occupations plus dignes d’intérêt. Présenté sous cet angle, le projet est admirable. Il est navrant de voir une demi-douzaine d’hommes suer sang et eau pour creuser une tranchée destinée à recevoir une conduite d’eau quand une machine de conception assez simple remuerait la même quantité de terre en deux ou trois minutes. Pourquoi ne pas laisser faire le travail à la machine, et permettre aux hommes de s’occuper d’autre chose ? Mais aussitôt surgit la question : quoi d’autre ? En théorie, ces hommes sont libérés du « travail » pour pouvoir s’adonner à des occupations qui ne sont pas du « travail ». Mais qu’est-ce qui est du travail, et qu’est-ce qui n’en est pas ? Est-ce travailler que remuer la terre, scier du bois, planter des arbres, abattre des arbres, monter à cheval, chasser, pêcher, nourrir la basse-cour, jouer du piano, prendre des photographies, construire une maison, faire la cuisine, semer, garnir des chapeaux, réparer des motocyclettes ? Autant d’activités qui constituent un travail pour certains et un délassement pour d’autres. Il y a en fait très peu d’activités qu’on ne puisse classer dans l’une ou dans l’autre catégorie suivant la manière dont on les considère. Le paysan qu’on aura dispensé de travailler la terre voudra peut-être employer tout ou partie de ses loisirs à jouer du piano, tandis que le concertiste international sautera sur l’occasion qui lui est offerte d’aller biner un carré de pommes de terre.
D’où la fausseté de l’antithèse entre le travail conçu comme un ensemble de corvées assommantes et le non-travail vu comme activité désirable. La vérité, c’est que quand un être humain n’est pas en train de manger, de boire, de dormir, de faire l’amour, de jouer à un jeu ou simplement de se prélasser sans souci – et toutes ces choses ne sauraient remplir une vie – il éprouve le besoin de travailler. Il recherche le travail, même si ce n’est pas le nom qu’il lui donne. Dès qu’on dépasse le stade de l’idiot de village, on découvre que la vie doit être vécue dans une très large mesure en termes d’effort. Car l’homme n’est pas ; comme semblent le croire les hédonistes vulgaires, une sorte d’estomac monté sur pattes. Il a aussi une main, un œil et un cerveau. Renoncez à l’usage de vos mains et vous aurez perdu d’un coup une grande part de ce qui fait votre personnalité. Reprenez à présent la demi-douzaine d’hommes occupés à creuser une tranchée pour la conduite d’eau. Une machine les a dispensés de remuer la terre, ils vont se distraire en s’adonnant à une autre occupation – la menuiserie, par exemple. Mais de quelque côté qu’ils se tournent, ils découvrent qu’une autre machine a été mise en place pour faire le travail à leur place. Car, dans un monde complètement mécanisé, il n’y aurait pas plus besoin de menuisiers, de cuisiniers, de réparateurs de motocyclettes qu’il n’y aurait besoin de terrassiers pour creuser des tranchées. Il n’est pratiquement aucun travail, qu’il s’agisse de harponner une baleine ou de sculpter un noyau de cerise, dont une machine ne puisse s’acquitter. La machine pourrait même empiéter sur les activités que nous rangeons dans la catégorie de l’« art » ; elle le fait d’ailleurs déjà avec le cinéma et la radio. Mécanisez le monde à outrance, et partout où vous irez vous buterez sur une machine qui vous barrera toute possibilité de travail – c’est-à-dire de vie.
À première vue, la chose peut sembler sans gravité. Qu’est-ce qui vous empêcherait de vous consacrer à votre travail « créateur » sans vous soucier aucunement des machines qui le feraient pour vous ? Mais l’affaire n’est pas aussi simple qu’il y paraît. Me voici, qui passe huit heures par jour dans un bureau à trimer pour le compte d’une compagnie d’assurances ; à mes moments de loisir, j’ai envie de me livrer à une occupation « créatrice », et c’est pourquoi je choisis de me transformer en menuisier d’occasion, pour me fabriquer une table, par exemple. Notez bien qu’il y a dès le départ quelque chose d’artificiel dans tout cela, car les maisons spécialisées peuvent me livrer une table bien meilleure que celle qui sortira de mes mains. Mais même si je me mets au travail, il m’est impossible de le faire dans le même état d’esprit que l’ébéniste du siècle dernier, et a fortiori que Robinson sur son île. Car avant même de commencer, le plus gros de la tâche a déjà été accompli par des machines. Les outils que j’utilise ne demandent qu’un minimum d’habileté. Je peux, par exemple, disposer d’outils capables d’exécuter sur commande n’importe quelle moulure, alors que l’ébéniste du siècle dernier aurait dû effectuer le travail au ciseau et à la gouge, outils dont l’emploi suppose un réel entraînement de la main et de l’œil. Les planches que j’achète sont déjà rabotées, les pieds tournés mécaniquement. Je peux même acheter la table en pièces détachées, qu’il ne reste plus qu’à assembler. Mon travail se borne alors à enfoncer quelques chevilles et à passer un bout de papier de verre. Et s’il en est ainsi dès à présent, cela ne peut qu’empirer dans un futur mécanisé. Avec les matériaux et les outils dont on disposera alors, il n’y aura plus la moindre possibilité d’erreur, et donc plus aucune place pour l’habileté manuelle. Fabriquer une table sera encore plus facile et encore plus ennuyeux qu’éplucher une pomme de terre. Dans de telles conditions, il est absurde de parler de « travail créatif ». Quoi qu’il en soit, les arts de la main (qui se transmettent par l’apprentissage) auront depuis longtemps disparu. Certains d’entre eux sont déjà morts, tués par la concurrence de la machine. Rendez-vous dans n’importe quel cimetière de campagne et essayez de trouver une pierre tombale correctement taillée qui soit postérieure à 1820. L’art, ou plutôt le métier de tailleur de pierre, s’est si bien perdu qu’il faudrait des siècles pour le ressusciter.
Mais, dira-t-on, pourquoi ne pas conserver la machine et le travail créateur ? Pourquoi ne pas cultiver l’anachronisme sous la forme du divertissement à temps perdu ? Nombreux sont ceux qui ont caressé cette idée, de nature, selon eux, à apporter une solution simple et élégante aux problèmes posés par la machine. Au retour de ses deux heures de travail quotidien pendant lesquelles il aura appuyé sur une manette à son usine d’emboîtage de tomates, le citoyen d’Utopie, nous dit-on, se tournera délibérément vers un mode de vie plus primitif et donnera libre cours à ses instincts créatifs en faisant un brin de poterie ou de tissage à la main. Pourquoi ce tableau est-il absurde ? En vertu d’un principe qui, bien que toujours valable, n’est pas toujours clairement perçu : à savoir que du moment que la machine est là, on se trouve contraint de s’en servir. Personne ne va tirer l’eau au puits quand il suffit d’ouvrir un robinet. Les voyages illustrent assez bien ce principe. Celui qui s’est déplacé par des moyens primitifs dans un pays peu développé sait qu’il y a, entre ce type de voyage et les voyages modernes en train, auto, etc., autant de différence qu’entre la vie et la mort. Le nomade qui se déplace à pied ou à dos d’animal, avec ses bagages chargés sur un chameau ou une voiture à bœufs, éprouvera peut-être toute sorte de désagréments, mais au moins il vivra pendant ce temps. Alors que celui qui roule dans un train express ou vogue à bord d’un paquebot de luxe ne connaît en fait de voyage qu’un interrègne, une sorte de mort temporaire. Et pourtant, du moment que les chemins de fer existent, il faut bien voyager en train, ou en avion, ou en voiture. Supposez que je me trouve à soixante kilomètres de Londres. Si je veux rejoindre la capitale, qu’est-ce qui m’empêche de charger mes bagages sur un mulet et de faire le trajet à pied, au prix de deux jours de voyage ? Tout simplement le fait que les autocars de la Green Line, me passant toutes les dix minutes au ras des oreilles, transformeraient mon équipée en une fastidieuse corvée. Pour apprécier les moyens de déplacement primitifs, il faut qu’il n’y ait pas d’autres moyens disponibles. Aucun être au monde ne recherche la difficulté pour la difficulté, surtout quand l’ennui est de surcroît présent au rendez-vous. D’où le ridicule de cette image des citoyens d’Utopie sauvant leur âme en faisant du découpage sur bois. Dans un monde où tout pourrait être fait par des machines, tout serait fait par des machines. Retourner délibérément aux méthodes primitives, utiliser des outils archaïques, semer sciemment de stupides petites difficultés sur son chemin, voilà qui relèverait du pur dilettantisme, de l’astuce soigneusement fignolée, de l’afféterie mignarde. Cela reviendrait à s’asseoir solennellement à la table du repas avec en main des couverts taillés dans la pierre. Revenir au « fait à la main » dans un âge dominé par les machines, ce serait revenir à l’Hostellerie de Maître Pierre ou à la villa de style Tudor avec ses fausses boiseries sur les murs.
Le progrès mécanique tend ainsi à laisser insatisfait le besoin d’effort et de création présent en l’homme.
Il rend inutile, voire impossible, l’activité de l’œil et de la main. L’apôtre du progrès vous dira parfois que cela est sans grande importance, mais il est généralement assez facile de lui clouer le bec en poussant à l’extrême les conséquences de cette manière de voir les choses. Ainsi, pourquoi continuer à se servir de ses mains pour se moucher, par exemple, ou pour tailler un crayon ? Il serait certainement possible d’adapter sur ses épaules un dispositif de caoutchouc et d’acier, quitte à laisser ses bras se transformer en moignons où ne resteraient que la peau et les os. Et continuer dans cette voie pour chaque organe et chaque faculté. Il n’y a vraiment aucune raison impérative pour qu’un être humain fasse autre chose que manger, boire, dormir, respirer et procréer ; tout le reste pourrait être fait par des machines qui agiraient à sa place. C’est pourquoi l’aboutissement logique du progrès mécanique est de réduire l’être humain à quelque chose qui tiendrait du cerveau enfermé dans un bocal. Tel est l’objectif vers lequel nous nous acheminons déjà, même si nous n’avons, bien sûr, aucunement l’intention d’y parvenir : de même qu’un homme buvant quotidiennement une bouteille de whisky ne le fait pas dans l’intention bien arrêtée d’y gagner une cirrhose du foie. La fin implicite du progrès, ce n’est peut-être pas tout à fait le cerveau dans le bocal, mais c’est à coup sûr un effroyable gouffre où l’homme – le sous-homme – s’abîmerait dans la mollesse et l’impuissance. Et le malheur, c’est qu’aujourd’hui les mots de « progrès » et de « socialisme » sont liés de manière indissoluble dans l’esprit de la plupart des gens. On peut tenir pour certain que l’adversaire résolu du machinisme est aussi un adversaire résolu du socialisme. Le socialiste n’a à la bouche que les mots de mécanisation, rationalisation, modernisation – ou du moins croit de son devoir de s’en faire le fervent apôtre. Ainsi, tout récemment, un personnage en vue du parti travailliste indépendant m’a confessé, avec une sorte de retenue mélancolique – comme s’il y avait là quelque chose de vaguement indécent – qu’il avait « la passion des chevaux ». Car voyez-vous, le cheval appartient à un passé terrien révolu et la nostalgie est toujours entachée d’un vague parfum d’hérésie. Je ne pense pas quant à moi que cela soit justifié, mais c’est un fait. Un fait qui, à lui seul, suffit à expliquer les distances que prennent vis-à-vis du socialisme les honnêtes gens. […]
Cette perspective ne laisse pas d’être inquiétante si l’on songe que nous avons d’ores et déjà perdu le contrôle du processus de mécanisation. Et ceci pour la simple raison que l’humanité a pris le pli. Un chimiste met au point un nouveau procédé de fabrication du caoutchouc synthétique, un ingénieur conçoit un nouveau type d’axe de piston : pourquoi ? Non pas dans un but clairement défini, mais simplement en vertu d’une force, devenue aujourd’hui instinctive, qui pousse ce chimiste ou cet ingénieur à inventer et à perfectionner. Mettez un pacifiste au travail dans une usine où l’on fabrique des bombes, et avant deux mois vous le trouverez en train de mettre au point un nouvel engin. Ainsi s’expliquent des inventions aussi diaboliques que les gaz asphyxiants, dont les auteurs ne s’attendent certainement pas à ce qu’elles se révèlent bénéfiques pour l’humanité. […] Mais, vivant dans une ère scientifique et mécanique, nous avons l’esprit perverti au point de croire que le « progrès » doit se poursuivre et que la science doit continuer à aller de l’avant, quoi qu’il en coûte. En paroles, nous serons tout prêts à convenir que la machine est faite pour l’homme et non l’homme pour la machine ; dans la pratique, tout effort visant à contrôler le développement de la machine nous apparaît comme une atteinte à la science, c’est-à-dire comme une sorte de blasphème. Et même si l’humanité tout entière se dressait soudain contre la machine et se prononçait pour un retour à un mode de vie plus simple, la tendance ne serait pas si facile à renverser. Il ne suffirait pas de briser, comme dans l’Erewhon de Butler, toutes les machines inventées postérieurement à une certaine date ; il faudrait encore briser la tournure d’esprit qui nous pousserait, presque malgré nous, à inventer de nouvelles machines aussitôt les anciennes détruites. Et cette disposition mentale est présente, ne fût-ce qu’à l’état larvé, en chacun de nous. Dans tous les pays du monde, la grande armée des savants et des techniciens, suivie tant bien que mal par toute une humanité haletante, s’avance sur la route du « progrès » avec la détermination aveugle d’une colonne de fourmis. On trouve relativement peu de gens pour souhaiter qu’on en arrive là, on en trouve beaucoup qui souhaitent de toutes leurs forces qu’on n’en arrive jamais là, et pourtant ce futur est déjà du présent. Le processus de la mécanisation est lui-même devenu une machine, un monstrueux véhicule nickelé qui nous emporte à toute allure vers une destination encore mal connue, mais selon toute probabilité vers un monde capitonné à la Wells, vers le monde du cerveau dans le bocal. […]
Comme je l’ai déjà signalé, la machine nous tient et nous tient bien, et il sera extrêmement difficile de lui échapper. Cette réponse n’en est pas moins une échappatoire, dans la mesure où elle élude la question de savoir ce que nous entendons vraiment par « avoir envie » de ceci ou de cela. Je suis un semi-intellectuel décadent du monde moderne, et j’en mourrais si je n’avais pas mon thé du matin et mon New Statesman chaque vendredi. Manifestement, je n’ai pas envie de revenir à un mode de vie plus simple, plus dur, plus fruste et probablement fondé sur le travail de la terre. En ce même sens, je n’ai pas « envie » de me restreindre sur la boisson, de payer mes dettes, de prendre davantage d’exercice, d’être fidèle à ma femme, etc. Mais en un autre sens, plus fondamental, j’ai envie de tout cela, et peut-être aussi en même temps d’une civilisation où le « progrès » ne se définirait pas par la création d’un monde douillet à l’usage des petits hommes grassouillets. […]
George Orwell
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