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« La technologie est neutre, c’est l’humain l’erreur » (poncif n°3)

Au menu d’aujourd’hui, tartine de pessimisme anthropologique accompagnée de sa sauce béarniaise. Décidément, l’inventivité des innocents est riche de plats insipides et peu nourrissants. Mais trêve de plaisanteries, s’il est un poncif qui illustre bien le besoin de prendre de la hauteur, c’est celui-ci.

I – La technologie comme force sociale dominante

Dire de la technologie qu’elle est neutre cache le fait que son développement a créé les conditions d’un monde entièrement transformé. La croire neutre c’est commettre l’impair de n’y voir qu’un outil strictement comparable au marteau ou au pinceau. Mais là où le pinceau peut se faire d’un bout de bois et de crin immédiatement disponibles, la technologie ne saurait jamais se prévaloir de la même facilité d’accès. A lui seul, l’ordinateur demande déjà (pêle-mêle) une organisation capable de délocaliser sa production dans des pays où la main d’œuvre coûte peu, une capacité mécanique d’extraction minière hors-norme, une structure apte à former toujours plus d’ingénieurs et autres responsables de développement, un marché et une planification publicitaire, un réseau électrique stable, etc.

Le raisonnement qui précède peut se reproduire pour chaque prétendu outil que la société technologique met à notre disposition. Citons à ce propos les mots de Wolfgang Sachs et de Gustavo Esteva :

Examinons par exemple un mixeur électrique. Il extrait les jus de fruits en moins de temps qu’il ne faut pour le dire. Quelle merveille ! …à première vue. Il suffit de jeter un coup d’œil sur la prise et le fil pour s’apercevoir qu’on est en face du terminal domestique d’un système national et, en fait, mondial. L’électricité arrive par un réseau de lignes alimenté par les centrales qui dépendent à leur tour de barrages, de plates-formes off-shore ou de derricks installés dans de lointains déserts. L’ensemble de la chaîne ne garantit un approvisionnement adéquat et rapide que si chacun des maillons est encadré par des bataillons d’ingénieurs, de gestionnaires et d’experts financiers, eux-mêmes reliés aux administrations et à des secteurs entiers de l’industrie (quand ce n’est pas à l’armée). Le mixeur électrique (comme l’automobile, l’ordinateur ou le téléviseur) dépend entièrement de l’existence de vastes systèmes d’organisation et de production soudés les uns aux autres. En mettant le mixeur en marche, on n’utilise pas simplement un outil, on se branche sur tout un réseau de systèmes interdépendants. Le passage de techniques simples à l’équipement moderne implique la réorganisation de la société tout entière.[1]

Ou bien ceux de Theodore Kaczynski :

Prenons l’exemple du réfrigérateur. Sans les pièces usinées ou les outils modernes, il serait quasiment impossible à quelques artisans locaux d’en fabriquer un. Si par miracle ils y parvenaient, cela ne servirait à rien en l’absence d’une source fiable d’électricité. Il leur serait donc nécessaire d’édifier un barrage sur un cours d’eau ainsi qu’un générateur. Mais un générateur requiert de grandes quantités de fils de cuivre. Pensez-vous qu’il soit possible de produire ces câbles sans machines modernes ? Et où trouveraient-ils le gaz réfrigérant ? Il serait beaucoup plus simple de construire une chambre froide pour conserver les aliments, de les faire sécher ou saumurer, comme cela se faisait avant l’invention du réfrigérateur.[2]

En tant que force sociale dominante, la technologie n’ambitionne rien de plus que de créer les conditions de son perpétuel renforcement, ce qui se fait au détriment de toute réalité sensiblement vécue. Ainsi, comme la caissière de supermarché fut remplacée, la gloire de l’artiste se fanera face à l’IA capable de mettre en image une série de mots-clés. Mais finalement, ces deux-là n’expérimentent-ils pas le sort de tout individu intégré de force à la société technologique ? Tout comme le geste de l’artisan s’éteint, l’amitié se réduit à un message sur des réseaux sociaux, le voyage et la découverte se cantonnent à des parcours touristiques, la nature ne se trouve préservée qu’à quelques endroits appelés « réserves ». Dans le monde technologique, tout se mue en son contraire, et ainsi que l’écrivait Guy Debord : « Tout ce qui était directement vécu s’est éloigné dans une représentation. ». Le même Guy Debord qui, par ailleurs, décrivait lui aussi ce caractère d’autoengendrement :

12. Le spectacle se présente comme une énorme positivité indiscutable et inaccessible. Il ne dit rien de plus que « ce qui apparaît est bon, ce qui est bon apparaît ». L’attitude qu’il exige par principe est cette acceptation passive qu’il a déjà en fait obtenue par sa manière d’apparaître sans réplique, par son monopole de l’apparence.

13. Le caractère fondamentalement tautologique du spectacle découle du simple fait que ses moyens sont en même temps son but. Il est le soleil qui ne se couche jamais sur l’empire de la passivité moderne. Il recouvre toute la surface du monde et baigne indéfiniment dans sa propre gloire.

14. La société qui repose sur l’industrie moderne n’est pas fortuitement ou superficiellement spectaculaire, elle est fondamentalement spectacliste. Dans le spectacle, image de l’économie régnante, le but n’est rien, le développement est tout. Le spectacle ne veut en venir à rien d’autre qu’à lui-même.[3]

Posons-nous donc la question suivante : est-ce neutre que de participer à son propre accroissement au détriment de la nature et de la vie ? Est-ce neutre que d’entretenir l’illusion d’être un moyen lorsque l’on est un système ?

II – L’impossibilité du choix humain

Ce poncif, en faisant uniquement reposer la responsabilité du désastre sur le choix humain, participe de cette croyance en la possibilité d’un bon usage de la technologie. Après tout, s’il ne nous manque qu’un peu de bonne volonté pour créer un paradis technologique, alors la réforme est encore possible ! En sous-teinte, ce type d’argument ne fait qu’exonérer la technologie de tout pouvoir de contrôle sur nos vies ; comme s’il suffisait d’appuyer sur un interrupteur pour que sa présence au monde s’éteigne, comme si elle pouvait réellement prétendre au silence de l’outil posé sur l’établi. Comme si la bétonisation de la Terre et le recul des forêts, les grands axes de transport (aériens, terrestres, maritimes), l’omniprésence de la menace d’extinction atomique, la pollution des corps et des cours d’eau n’étaient que des variables effaçables d’un seul coup de gomme.

Dans leur élaboration même, les technologies s’appuient sur les besoins psychologiques des chercheurs plus que sur une quelconque utilité. Là où le bon goût commanderait par exemple aux scientifiques d’affirmer œuvrer pour le bien de l’humanité, c’est en vérité la satisfaction qu’ils tirent de leurs travaux qui les guide, indépendamment de la tâche qui leur est assignée. Ainsi, le chercheur en physique théorique et le concepteur de missiles sont à ranger à la même enseigne.

En 1971, Einstein écrivit que : « Tout notre progrès technologique, si louangé, et même la civilisation dans son entièreté sont comme une hache entre les mains d’un psychopathe. » Il est donc difficile de prêter une motivation altruiste aux travaux d’Einstein. Einstein avait certainement réalisé que toute avancée dans la physique pouvait avoir des applications pratiques, et ainsi favoriser le progrès technologique qu’il comparait lui-même à une hache entre les mains d’un criminel. Il continua pourtant d’œuvrer en physique théorique jusqu’à un âge avancé — même après avoir assisté au développement des armes nucléaires auxquelles ses recherches avaient contribué. Pourquoi ne cessa-t-il donc pas de travailler ? Il s’agissait sans doute d’une obsession. Au crépuscule de sa vie, il nota : « Je ne peux me mettre à l’écart de mon travail. Il me tient inexorablement prisonnier. »[4]

De même, il est parfois périlleux d’employer le pronom personnel « on ». « On » a créé des fusées, « on » a découvert l’énergie atomique, « on » a pollué la Terre, etc., entend-on souvent. Or, l’individu qui, par mégarde ou par narcissisme, s’attribue la paternité des découvertes, s’attribue aussi leur responsabilité. Mais puisque ni vous ni moi ne sommes capables de tels prodiges, en sommes-nous véritablement responsables ? En réalité, pour les cas cités, la responsabilité est écrasante et ne saurait générer autre chose qu’un profond sentiment d’impuissance.

Vis-à-vis de ses créations, le système technologique semble être passé de l’éclatement de la responsabilité (c’est-à-dire de l’absence de coupable clairement identifiable du fait de la production collective de la technologie employée) à sa dissolution dans la masse des gens. Transformant ainsi une tare en atout au service de sa domination, le système technologique propose une communauté de substitution à ceux qu’il a privés de communautés pour étendre son pouvoir. Faute de savoir s’ôter au triste isolement de la société technologique, l’on s’attribue ses prouesses pour éprouver un semblant d’appartenance. Aussi, un juste retour à Epictète ne saurait être de trop tant il est néfaste de se croire responsable de ce qui ne dépend pas de soi : « Retire donc ton aversion de tout ce qui ne dépend point de nous, et reporte-la, dans ce qui dépend de nous, sur tout ce qui est contraire à la nature[5]. » La seule communauté que ce système nous offre est celle du désastre.

Partant, s’il existe un choix humain au milieu de ce marasme, c’est celui du refus. Celui de l’opposition à un système qui se prétend outil, celui de la révolution contre la technologie, pour la préservation de ce qui peut encore être préservé et la conquête de notre liberté.

R.F.


  1. Sachs Wolfgang & Esteva Gustavo, Des ruines du développement, éditions écosociété, 1996.

  2. Kaczynski Theodore, La Société industrielle et son avenir, §209, Editions LIBRE, 2022 (aussi présent dans L’Esclavage technologique Vol.1, 2023)

  3. Debord Guy, La Société du spectacle, Gallimard, Paris, 1967.

  4. Kaczynski Theodore, « Lettre au Dr P.B. sur les motivations des scientifiques » dans L’Esclavage Technologique Vol.1, Editions LIBRE, 2023

  5. Epictète, Manuel.

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