pourquoi critiquer la technologie et l'utiliser n'est pas un problème

« Tu critiques la technologie, pourtant tu l’utilises ! » (poncif n°1)

Même si le niveau intellectuel de ce poncif éculé fleure bon le néant, l’argumentation qu’il appelle en retour n’a en revanche pas le même fumet. Aussi, il est important d’y répondre une bonne fois pour toutes.

I – Que révèle cet état de fait chez celui qui use effectivement de la technologie en la critiquant ?

Chez les militants de tous bords, la tentation de la pureté se fait bien souvent sentir. Admettre la souillure dont on se sait coupable aurait donc, pour beaucoup d’entre eux, valeur d’auto-flagellation venant expier leur crime d’impureté. Sortir de cette envie de chasteté du militant est un premier pas à faire lorsque l’on s’attache, comme nous, à combattre la société industrielle.

Plus qu’un poncif moqueur, ce non-argument vient en réalité tester l’aptitude du militant anti-tech à se débrouiller sans l’attirail technologique dont il est pourvu. Lorsque la dépendance technologique est telle que la privation équivaut à un suicide[1], l’on sait in fine que l’engagement n’est que de façade – chose sur laquelle ce poncif vient précisément mettre le doigt.

Le militant, s’il veut convaincre, doit avant tout se montrer exemplaire. Tout argument raisonné qui n’est étayé par des actes peut se retourner contre lui. Il est donc important d’accompagner son engagement d’une modification concrète de sa façon de vivre. Le militant anti-tech doit refuser le mensonge qui lui est servi, mais aussi refuser les mensonges qu’il se fait à lui-même. Certes, les efforts à produire sont nombreux, mais les fruits qu’on en tire ont plus de goût que tous les mets les plus délicats que la servitude peut offrir. En effet, même le plus pauvre des militants urbains peut apprendre à cultiver un lopin de terre en se frottant à une amicale de jardiniers, à combattre sa dépendance aux écrans et à son confort en enfilant une paire de chaussures de randonnée pour suivre l’itinéraire d’un GR, à se trouver des gens avec qui solliciter ses muscles endoloris par le délassement sous perfusion technologique ; en somme : à ancrer son existence dans ce vivier fertile qui se nomme vie réelle.

A l’évidence, ces efforts finiront par être contrariés. La société industrielle ne s’étant pas bâtie sur l’aspiration individuelle et collective à l’autonomie, il lui faut tuer dans l’œuf toutes les manifestations réussies de la vie en dehors du cadre qu’elle a déterminé. Agissant comme un organisme, elle doit éliminer ou assimiler ce qui lui nuit. Ainsi, un mode de vie se voulant alternatif mais qui n’orienterait pas ses efforts dans le sens d’une élimination de la société industrielle se condamnerait à être neutralisé, voire même à fournir au système un argument de plus contre ceux qui relèveraient l’impossibilité de vivre différemment tant que ce système survit. « Si ce monde vous déplaît, il vous reste toujours l’Ardèche ou la ZAD ! », vous rétorqueront vos ennemis avec un sourire en coin.

Cependant, s’il y a une vie réelle à retrouver, c’est bien que celle qui nous est proposée est artificielle. Et c’est précisément parce que nous ne confondons pas l’utilisation d’une technologie et la validation du paradigme entourant sa production que nous nous permettons de la critiquer, et même de participer à sa disparition. Mais le traitement de ce point-ci se fera dans pour la section suivante.

II – Que révèle ce poncif de celui qui le formule ?

L’effet premier de ce poncif est de condamner toute action au seul motif qu’il serait sous-tendu par une contradiction. Mais si polemos (la guerre, le conflit) est père de toutes choses, pour citer Héraclite, alors reconnaissons à la contradiction son rôle déterminant en tant que moteur de l’action. C’est précisément parce que cet interlocuteur sous-estime la puissance de la contradiction qu’il se croit pertinent, qu’il cligne de l’œil à sa propre remarque. Ce rejet de la contradiction et cette propension à la neutralité des positions sont précisément ce qui ne déclenche pas le mouvement nécessaire à la transformation d’un être humain frustré en militant engagé. À la source de tout engagement se trouve cette contradiction entre les aspirations individuelles et le modèle de société qui nous est offert. Un silex et une pierre s’entrechoquent, et c’est ainsi que naît l’étincelle du militant.

En second lieu, ce poncif révèle l’absence de conscience évoquée précédemment entre l’existence d’une technologie et le paradigme qui préside à son élaboration. C’est parce que le réaménagement des villes a été pensé pour favoriser la circulation des véhicules que tout le monde est contraint de s’en procurer un ; c’est parce que le commerce, le soin, l’éducation, la sociabilité se sont tous fait braquer par l’informatique qu’Internet et le téléphone sont devenus des fondamentaux desquels s’extirper condamne à une marginalité subie. En outre, ce poncif révèle un certain mépris envers l’efficacité des moyens mis à notre disposition. Même si cela peut s’avérer décevant, il faudra recourir entre autres choses à la technologie pour la terrasser. Le romantisme d’une révolution anti-tech qui serait le fait de néo-sauvages ne saurait faire long feu face à des attaques de drones ou de robots terrestres équipés de sprays lacrymogènes, de pistolets à impulsion électrique, de lanceurs de balles de défense ou de pistolet Glock 9 MM[2]. Un travail de veille technologique et une véritable culture de sécurité sont des éléments nécessaires, mais non les seuls, d’une véritable lutte anti-tech.

III – En définitive, la lutte anti-tech contre l’abstraction.

Il eut été judicieux de commencer en précisant les réalités que recouvrait le mot « technologie ». Cependant, cette définition convenait parfaitement à une conclusion. Pour ce faire, citons le 208ème paragraphe du manifeste de Theodore J. Kaczynski, La société industrielle et son avenir :

« 208.  Nous distinguons deux types de technologie : la technologie à petite échelle et la technologie dépendante d’une organisation. La première est mise en œuvre par des petites communautés, sans aide extérieure. La seconde s’appuie sur une organisation sociale à grande échelle. En ce qui concerne la technologie à petite échelle, nous n’avons connaissance d’aucun exemple significatif de régression. Mais la technologie du second type régresse réellement si l’organisation sociale dont elle dépend s’effondre. Par exemple : lors de la chute de l’Empire romain, la technologie à petite échelle survécut, car tout artisan habile pouvait encore fabriquer un moulin à eau, de même qu’un forgeron pouvait toujours travailler l’acier suivant les méthodes romaines, etc. Inversement, la technologie dépendante de l’organisation romaine, elle, régressa. Ses aqueducs tombèrent en ruine et ne furent jamais réparés. Ses techniques de construction routière furent perdues. Son système d’égouts fut oublié de sorte que, jusqu’à un passé assez récent, celui des villes européennes ne surpassait guère celui de la Rome antique[3]. »

Nous autres militants anti-tech ne luttons pas contre une abstraction mais bien contre ce qui s’oppose à tous nos souhaits d’autonomie et de liberté. Nous ne sommes pas ennemis d’un concept mais bien d’une réalité tangible, qui détruit tout autant la nature et ses habitants que les possibilités concrètes de changement ; c’est par et pour la vie que nous nous battons.

R.F.


  1. Exception faite des militants handicapés physiquement et dépendants de l’industrie pharmaceutique, et dont l’engagement prend en compte le fait que la fin du système techno-industriel signera peut-être la leur. Sur ce sujet, voir l’essai suivant : https://theanarchistlibrary.org/library/iconoclastic-monstrocity
  2. Voir Mathieu Rigouste, La Police du Futur : le marché de la violence et ce qui lui résiste, 2022.
  3. KACZYNSKI Theodore J., La Société industrielle et son avenir, traduction d’Alexis Adjami et Romuald Fadeau, Editions LIBRE, Paris, 2022
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