Le culte de la technologie au coeur du « modernisme réactionnaire »

« Le national-socialisme n’a jamais rejeté ni combattu la technologie moderne. »

– Joseph Goebbels

Nous avons reproduit la postface de François Jarrige à l’excellent ouvrage Le Modernisme réactionnaire : Haine de la raison et culte de la technologie aux sources du nazisme (1984) récemment traduit aux éditions L’échappée. Considéré dans le monde entier comme l’un des plus grands historiens de la période nazie, Jeffrey Herf y démontre, après une étude rigoureuse des textes d’intellectuels conservateurs et d’ingénieurs allemands de la première moitié du XXe siècle, que le nazisme n’est pas un rejet total de la modernité, encore moins un mouvement traditionaliste. Il s’agit d’une idéologie qui rejette seulement certains aspects de la modernité – régime parlementaire, rationalité des Lumières, capitalisme financier (opposé au capitalisme productif), multiculturalisme, etc. – mais qui en embrasse d’autres – le culte pour la puissance des machines, le gigantisme des technologies modernes et de l’industrie. Herf appelle cette idéologie « modernisme réactionnaire ».

La postface de l’historien François Jarrige résume bien le propos de Jeffrey Herf et dresse des parallèles éclairants avec le XXIe siècle. Au moment où la crise sociale atteint des proportions sans précédent, au moment où le monde naturel s’effondre sous les assauts répétés des machines, au moment où les crispations identitaires atteignent des sommets, un certain nombre de groupes politiques et religieux émergents incarnent de nouvelles formes de « modernisme réactionnaire ». Ces derniers ne questionnent jamais de façon radicale la technologie moderne, pas plus que ses implications sociales et écologiques ; tout au plus, ils en critiquent certains aspects superficiels. Apprenons à distinguer ces modernistes réactionnaires pour éviter de tomber dans leurs pièges et empêcher que la catastrophe nazie ne se répète.

Le texte est long, nous avons mis en gras certains passages pour celles et ceux qui veulent le survoler.


Sur le culte de la technologie (par François Jarrige)

Depuis les débuts de l’âge industriel, le déferlement incessant et le gigantisme croissant des technologies ont conduit à de nombreux débats et querelles sur leurs risques, leurs potentialités et leurs effets. Si l’hostilité et la fascination à l’égard des nouvelles technologies n’ont évidemment rien de neuf, elles s’exprimèrent avec une intensité particulière dans la première moitié du XXe siècle. Au cours de cet « âge des extrêmes » qui vit les ravages des deux guerres mondiales ainsi que l’accélération de l’industrialisation et l’essor de la consommation de masse, la question des techniques fut prise dans un ensemble de discours opposés et conflictuels. Dans le champ intellectuel, elle suscita d’innombrables querelles et controverses qui se déclinèrent en de subtiles nuances selon les pays. Parallèlement au développement du capitalisme et de la colonisation et aux grandes crises sociales et culturelles qui secouèrent l’époque, les nations industrialisées expérimentèrent en effet un déferlement inédit de nouvelles technologies – pensons à l’électricité, à l’aviation, à la chimie. Partout dans le monde, la question des techniques surgit alors comme un enjeu décisif, opposant des critiques pessimistes et inquiets aux entrepreneurs modernes et enthousiastes, tandis que les discours laudateurs sur la technique s’incorporaient aux nationalismes triomphants.

Mais par-delà ces débats, le consensus qui semble a posteriori s’être imposé en faveur du « progrès » technique a incité plusieurs penseurs à diagnostiquer un transfert de sacralité des religions traditionnelles vers les technologies contemporaines. L’historien britannique Arnold J. Toynbee notait au milieu du siècle dernier combien « la technologie a pris la place de la Religion comme intérêt suprême et objet d’aspiration ». Jacques Ellul creusait la même idée en affirmant dans les années 1970, alors que grandissaient de nombreux doutes à l’égard du système technique industriel, que « ce n’est pas la technique qui nous asservit mais le sacré transféré à la technique ». De fait, à partir du XIXe siècle, parallèlement à l’industrialisation et à la multiplication des objets techniques, tout un ensemble de discours, de célébrations et d’hommages ont en effet été rendus à la technologie, parée de qualités inédites et presque démiurgiques. Un véritable culte lui a peu à peu été voué, ainsi qu’à ses promoteurs, jusqu’à devenir une manifestation caractéristique des sociétés contemporaines et de leurs imaginaires.

Dans aucun autre pays industrialisé que l’Allemagne ce culte de la technologie n’a atteint une telle ampleur. La thèse de l’ouvrage de Jeffrey Herf, enfin traduit en français, est que dans le paysage intellectuel tourmenté de l’entre-deux-guerres, ce pays avait une position à part en raison du culte débridé de la technologie qui s’y était développé, et qui a préparé le terrain au nazisme et à ses folies destructrices. À la différence des analyses et interprétations faisant du nazisme, dans la continuité de l’idéologie conservatrice völkisch, un mouvement purement réactionnaire et antimoderne hostile à toutes les formes de progrès, l’étude de Herf a ouvert le champ à une compréhension plus fine de la généalogie intellectuelle du nazisme pensé comme un tout cohérent, très loin de la folie irrationnelle où certains ont voulu le cantonner. Herf a ainsi été l’un des premiers à tenter de reconstruire cette idéologie nazie en faisant du culte de la technologie une voie d’accès privilégiée pour éclairer ses antinomies fondamentales et sa dimension mortifère.

Techno-nationalisme et « âge des machines »

L’ouvrage de Jeffrey Herf constitue une contribution majeure à l’étude historique et à l’analyse de l’ « âge des machines » qui se met en place au cours du XIXe siècle avant de triompher réellement dans l’entre-deux-guerres. Pour l’historien David Edgerton, cette période représente en effet l’âge d’or d’un « techno-nationalisme », la « célébration du citoyen inventif » devenant même l’un des éléments essentiels des discours nationalistes. Chaque pays entendait en effet s’attribuer les mérites des innovations contre ses concurrents, et par là prouver sa supériorité et s’imposer dans la vaste compétition internationale. Douter des bienfaits de la grande industrie et des équipements techniques modernes s’apparentait dans ce contexte à une trahison, et la remise en question du caractère bénéfique de l’industrialisme fut de plus en plus jugée irrationnelle, voire dangereuse. Pour les libéraux modernisateurs comme pour les fascistes et les staliniens de la première moitié du XXe siècle, la méfiance à l’égard de la modernité technique devenait en effet l’ennemi à abattre dans la mesure où elle risquait de freiner l’expansion économique et le triomphe des grandes puissances. Les courants dits du « pessimisme culturel », hérités du romantisme du XIXe siècle, de même que les doutes à l’égard du « machinisme », restaient pourtant nombreux après 1918. Mais ils furent de plus en plus dépassés par l’exaltation de la technique présentée comme la condition du progrès des nations, progrès qui pouvait évidemment s’entendre très différemment selon les traditions culturelles.

L’exaltation des machines s’énonçait par ailleurs à travers des catégories politiques et esthétiques changeantes, même si les circulations des discours furent nombreuses entre les pays. Aux États-Unis, l’enthousiasme pour les nouvelles technologies, dont Henry Ford devint le prophète, s’étendit jusqu’à devenir un élément central de l’identité nationale du pays. De nombreux travaux ont décrit cet « âge des machines » qui se manifesta dans des objets comme la TSF et les biens de consommations, dans les gratte-ciel et les usines, mais aussi dans des discours et des attitudes « idéalisant de façon extravagante la machine » et sa capacité à créer une société plus juste ou plus efficace. L’ « idolâtrie de la machine » se retrouvait alors dans une multitude de productions culturelles, à l’image des clichés commerciaux de Charles Sheeler photographiant pour Ford les usines et leurs équipements techniques. Dans l’architecture, le cinéma, la photographie, le design industriel naissant, partout triomphait une esthétique adaptée au culte des machines. En Europe, le Manifeste du futurisme italien (1909), qui faisait de ces dernières le symbole de la modernité en art, fut une illustration parmi d’autres de cette nouvelle exaltation. Les journalistes européens se ruèrent d’ailleurs sur le continent américain pour observer les mutations en cours : le culte de l’efficacité, la rationalisation, la production de masse, mais aussi la nouvelle esthétique moderniste semblaient livrer le secret de la prospérité.

En URSS également, le culte de la technologie se déploya dans l’entre-deux-guerres parallèlement à la montée du stalinisme. Ce culte donna naissance à d’immenses projets comme les réseaux autoroutiers, les gratte-ciel, les armes de destruction massive, les grands barrages géants, autant de réalisations censées dompter la nature et les hommes. La première moitié du XXe siècle mit en place ce que l’anthropologue James Scott a nommé le « haut modernisme », c’est-à-dire un mélange inédit de volontarisme étatique, de mythes technologiques et de fascination pour les grands projets censés transformer les réalités physiques et sociales complexes en éléments normalisés et simplifiés, rendus abstraits et détachés du réel. Le nazisme et son histoire représentent une des manifestations de ce « haut modernisme » destructeur dans le contexte singulier de l’Allemagne de l’entre-deux-guerres.

À la fin du XIXe siècle, beaucoup exprimaient pourtant leurs craintes à l’égard d’un changement technique perçu comme menaçant, et ceci dans un très large spectre politique. L’idéal de retour à la nature et à la terre contre les villes tentaculaires et le monde artificiel de la mécanique constituait certes un aspect important des idéologies traditionalistes, mais il ne fut jamais le monopole de la seule droite nationaliste et conservatrice. Ainsi, alors que les écrits de Léon Tolstoï ou du théoricien Pierre Kropotkine commençaient à exercer une grande influence dans les milieux anarchistes, de nombreux militants libertaires tentèrent de fuir la pollution des villes en créant des communautés ou des cités-jardins susceptibles d’instaurer une nouvelle harmonie avec le monde. Les discours et pratiques cherchant à redéfinir les relations entre les humains et la nature se multiplièrent en Angleterre ou en France. Dans l’Empire allemand engagé dans un processus d’industrialisation particulièrement brutal, rapide et destructeur, ce phénomène fut sans doute encore plus puissant. Il se structura à la fin du XIXe siècle autour du mouvement de Réforme de la vie (Lebensreform), qui draina des artistes mais aussi des adeptes du végétarisme, du naturisme ou des médecines naturelles. Sur les hauteurs du lac Majeur, en Suisse, un petit groupe de végétariens – comprenant notamment l’Allemand Gustav-Arthur Gräser – créa ainsi en 1900 la communauté de Monte Verità en vue d’expérimenter un mode de vie alternatif, cultivant et construisant de leurs mains tout en rêvant d’un avenir fait de simplicité et de contact retrouvé avec la nature.

Le développement récent de l’histoire environnementale a montré l’ampleur des perturbations introduites par l’industrialisation à marche forcée, les fumées qui contaminent l’environnement, la misère provoquée par les concentrations urbaines, l’imposition d’une culture du fatalisme dans les esprits. Si dans certaines franges de la population les doutes restaient nombreux à l’égard du machinisme et de la grande industrie, les protestations peinèrent à se faire entendre. Le « luddisme » et les « sensibilités antitechnologiques », pour reprendre les formules employées par J. Herf, semblèrent se répandre sous la république de Weimar, mais elles restèrent marginales et surtout cantonnées dans l’ordre du discours. Au lendemain de la Grande Guerre, les doutes sur la grande industrie et ses réalisations techniques circulaient dans le débat intellectuel et politique européen, particulièrement en Allemagne, mais ils apparaissaient aussi, de plus en plus, comme une menace et un danger pour la puissance et la grandeur de la nation. Par ailleurs, ces doutes n’étaient pas universellement partagés. Dans la Ruhr, où la population ouvrière était largement composée de migrants récents, aucun mouvement de protestation de masse ne se développa contre un mal qui apparaissait nécessaire et fatal. Comme le rappelait un habitant en 1919 : « Nous étions totalement fascinés par l’ampleur de la grande industrie et par le gigantisme et le génie des efforts humains […]. Nous acceptions les fumées empoisonnées des usines sidérurgiques comme quelque chose d’inévitable, et presque personne ne se plaignit. »

Face aux craintes qui découlaient des bouleversements industriels, le culte de la technologie qui se déploya dans l’entre-deux-guerres devait rassurer les sceptiques et cadrer les oppositions. Il constitua un phénomène majeur du XXe siècle, qui fut bien trop négligé par les historiens de cette période. Il joua un rôle essentiel en acclimatant des bouleversements et des perturbations perçus avec inquiétude par les populations, en naturalisant des évolutions de plus en plus décrites comme inéluctables et nécessaires à la grandeur de la nation. Mais ce culte prit en Allemagne la forme très singulière d’une réconciliation de « l’intériorité allemande » [Innerlichkeit] avec la modernité technique. Comme le montre Herf, il prit à la fois la forme d’une vision esthétique faite de formes neuves et stables, jugées rassurantes par rapport au chaos de l’ordre bourgeois, mais aussi en accord avec la volonté de puissance du peuple aryen. La technologie devint progressivement l’incarnation matérielle et physique de l’âme et de qualités intérieures, bien plus que le résultat d’une approche rationnelle et positiviste.

Le « modernisme réactionnaire » et la question des origines du nazisme

Publié à l’origine en 1984 aux Presses de l’université de Cambridge, l’ouvrage de Jeffrey Herf est en fait le fruit d’un travail de thèse qui fut soutenu aux États-Unis en 1980, alors qu’il était encore un jeune historien et sociologue. Intitulé dans sa version originale Reactionary Modernism : Technology, Culture and Politics in Weimar and the Third Reich, l’ouvrage constitue un jalon important dans la compréhension de la vision du monde nazie et de son rapport ambivalent à la modernité. La thèse comme la forme du livre sont évidemment le reflet des débats historiographiques de ce temps, alors que les années 1970 et le début des années 1980 sont marqués par de vives interrogations sur l’écriture de l’histoire allemande et les origines du nazisme. L’histoire du nazisme se développe alors à l’échelle internationale en suscitant controverses et débats. Avant même la fameuse « querelle des historiens » de 1986, qui opposera notamment Ernst Nolte et Jürgen Habermas sur la question du degré de culpabilité du peuple allemand, le problème des origines et de l’identité du nazisme s’affirme alors comme un enjeu central. Les thèses anciennes identifiant le national-socialisme et ses réalisations au seul Hitler et à ses obsessions et délires obsidionaux, sont remplacées par des approches plus complexes cherchant à réinscrire la catastrophe nazie dans son historicité. Certains ont ainsi recherché la spécificité du nazisme dans l’histoire des structures de l’État et de la société, engagés dans un processus de modernisation destructeur. Pour d’autres, le nazisme s’explique moins par la personnalité, les idées et les actes de Hitler que par le mode de fonctionnement du mouvement national-socialiste et de l’État hitlérien, par les réactions de la société allemande et les modifications du contexte international. Dans les années 1970, Martin Broszat montre par exemple dans son étude classique sur l’État national-socialiste combien la cohérence affichée n’existait pas réellement dans la pratique de l’exercice du pouvoir.

Parmi les questions décisives, sans cesse posées depuis, il y a bien sûr celle des liens entre le nazisme et la modernité. Le nazisme s’explique-t-il par la marche particulièrement difficile et paradoxale de l’Allemagne vers le monde moderne ? Plus que dans toute autre nation occidentale, l’histoire de ce pays a en effet été marquée par des forces aristocratiques et traditionalistes démesurées. La « révolution bourgeoise manquée » de 1848 a laissé la Prusse unifier l’Allemagne et c’est le junker réactionnaire Bismarck qui a mis en œuvre le programme de modernisation de la bourgeoisie et même instauré une forme de « socialisme d’État ». Herf participe à l’immense débat sur le Sonderweg allemand et sur les relations ambiguës et singulières de l’Allemagne à la modernité. Beaucoup de travaux et d’historiens ont en effet tenté d’expliquer cette singulière vers la modernité politique et économique pour y trouver les causes de la catastrophe nazie, ou du moins des éléments susceptibles de l’éclairer. Dès le XIXe siècle, Marx observait d’ailleurs contrairement à la France et à l’Angleterre, la bourgeoisie allemande avait choisi la voie du compromis avec l’aristocratie plutôt que de s’allier avec le peuple pour émanciper la nation des entraves héritées de l’Ancien Régime ; dans l’espace germanique, l’industrialisation fut à la fois particulièrement tardive et rapide, et les élites traditionnelles se maintinrent longtemps au pouvoir. Selon la thèse classique de l’historien Hans-Ulrich Wehler, énoncée dès 1973, l’Allemagne serait dès lors devenue moderne sur le plan économique tout en restant féodale sur le plan politique.

L’ouvrage de Herf est nourri de ces débats et controverses très vifs dans les années 1970-1980 ; il les prolonge et les approfondit en sortant des analyses trop rapides, et en procédant à un retour aux sources et aux textes. Herf montre ainsi clairement combien « l’idéologie d’extrême droite, puis l’idéologie nazie étaient bien plus étroitement liées à la technologie moderne que ce qu’on avait pu dire jusqu’alors » (p.33). George L. Mosse, qui exerça une grande influence sur le jeune historien Herf, et dont la famille fut victime des premières mesures antisémites, insistait quant à lui sur le fait que le nazisme est né dans les tranchées de la Première Guerre mondiale. C’est cette expérience fondatrice de la guerre industrielle qui conduisit ensuite à une sanctification de la mort à et une indifférence grandissante à l’égard de la valeur de la vie humaine, préparant la « brutalisation » de la vie politique que l’on put observer à l’époque. Le nazisme aurait ainsi été le résultat des ressentiments contre la modernité, mais porté par la technique la plus moderne.

L’étude de Herf est originale en ce qu’elle propose à la fois une histoire intellectuelle de l’émergence du nazisme – il s’agit bien de présenter les auteurs et principaux courants d’idées qui ont préparé le terrain au triomphe de la Weltanschauung nazie – et une histoire sociale des idées de groupes tels que les ingénieurs ayant soutenu le régime et contribué à l’enraciner. L’ouvrage s’inscrit d’abord dans un effort de reconstruction d’une généalogie intellectuelle en revisitant des penseurs célèbres comme Oswald Spengler, Werner Sombart, Carl Schmitt, Ernst Jünger ou Martin Heidegger, mais aussi une multitude d’auteurs moins connus, oubliés, qui ont tout autant posé les jalons d’une interprétation nazie du progrès technique. L’un des intérêts majeurs du livre est d’exhumer l’ampleur des débats sur la technique et le grand nombre d’écrits relevant d’une philosophie conservatrice de la technique qui émergèrent durant l’entre-deux-guerres. De nombreuses revues et publications, comme celles des ingénieurs idéologues de Technik und Kultur, qui parut de 1922 à 1937, furent alors mises en circulation pour réconcilier la culture des ingénieurs et de la production avec l’histoire allemande. Dans l’Allemagne nazie, le progrès a peu à peu été ramené à la technique, et une partie de la puissance d’attraction du nazisme sur le monde des ingénieurs et des techniciens vient de sa promesse de réduire au silence les critiques tout en libérant la technique moderne des contraintes que les libéraux et les sociaux-démocrates étaient censés lui imposer.

À la différence de ceux qui font du nazisme un simple prolongement des courants conservateurs et völkisch rejetant l’Aufklärung et toutes les dimensions de la modernité, Herf insiste donc sur la synthèse originale qu’a représentée le nazisme, entre rejet de certains aspects du monde moderne et adhésion puissante à d’autres. Ce point est important pour sortir des visions binaires et simplistes qui subsistent encore souvent, opposant par exemple modernité et tradition, progrès et réaction. La thèse centrale du livre de Herf est qu’en Allemagne, l’acclimatation de la technologie moderne prit la forme singulière du « modernisme réactionnaire ». Par cette formule provocatrice, souvent reprise depuis, il cherche à décrire le mélange « d’enthousiasme pour la technique moderne et de rejet à l’égard des Lumières et des institutions de la démocratie libérale » qui caractérise les mouvements conservateurs allemands. Contrairement à ce qu’on lit encore parfois, la critique politique réactionnaire des Lumières s’est parfaitement accommodée d’un enthousiasme et d’une foi sans faille dans les pouvoirs de la technique, celle-ci étant mise au service du projet expansionniste et meurtrier du régime national-socialiste.

L’ouvrage de Herf analyse un processus déjà entrevu dès l’entre-deux-guerres par des penseurs comme Walter Benjamin ou Thomas Mann, qui cherchaient à comprendre le succès spectaculaire et jusque-là inexplicable du national-socialisme dans la société allemande. Herf inscrit d’ailleurs clairement ses pas dans ceux de Benjamin, le premier à comprendre réellement que « la modernisation technique et industrielle n’impliquait pas nécessairement une modernisation politique, sociale et culturelle plus globale », et qu’en Allemagne plus qu’ailleurs la révolte face à la modernité prit « la forme d’un culte de la technique, plutôt que celle d’un retour au terroir et au passé » (p. 16). En bref, les traditions romantiques et critiques des Lumières propres au nationalisme allemand n’ont pas abouti à un rejet des techniques modernes, mais au contraire à leur survalorisation comme fondement de la grandeur du Reich et de la suprématie raciale du peuple aryen. Le « modernisme réactionnaire » serait dès lors ce projet culturel caractéristique de « la voie allemande vers la modernité », qui laisse « toute la place au progrès technique » et aucune à la démocratie. Les nazis s’inscrivirent dans la tradition conservatrice et nationaliste du « modernisme réactionnaire », en y ajoutant leur antisémitisme forcené et leur lecture biologique de l’évolution historique.

L’ouvrage de Herf a par ailleurs accompagné, voire amorcé et en tout cas stimulé les travaux sur les relations entre la modernité, les divers fascismes et les techniques. Si la rhétorique fasciste en appelle certes au retour au passé, les idéologies fascistes ne furent pourtant jamais des mouvements traditionalistes. Comme l’a résumé l’historien Eric Hobsbawm dans sa grande fresque consacrée à l’ « âge des extrêmes », le passé auquel ces régimes se sont référés était d’abord un « artefact du discours », et leurs traditions ont été largement « inventées ». Si les fascistes rejetaient apparemment la « modernité » et le « progrès », exaltés dans les démocraties libérales, en pratique ils formulèrent un « ensemble de croyances délirantes à la modernité technique ». Dans la continuité des fondamentalismes technologiques antérieurs, les divers fascismes ont finalement créé un assemblage original de « valeurs conservatrices » et de foi dans la « maîtrise assurée de la haute technologie contemporaine ».

Cette synthèse « techno-fasciste » trouvait ses racines dans l’expérience de la Grande Guerre, dans la défaite et la crise intellectuelle des années 1920. En Allemagne, la Révolution conservatrice s’accompagna d’une acceptation de la société industrielle et des techniques les plus modernes, perçues comme les solutions à la crise bien plus que ses causes. Pour les penseurs conservateurs, les Allemands étaient un peuple de techniciens et d’organisateurs qui devait imposer sa suprématie dans la civilisation industrielle en devenir. Hitler lui-même, loin d’être un traditionaliste rejetant complètement le monde industriel au profit d’un retour à la simplicité agraire du paysan, exaltait sans cesse la modernisation et les grands équipements techniques. Face à des régimes démocratiques qu’il jugeait faibles et décadents, les technologies modernes imposaient selon lui la mise en place d’un État suffisamment fort pour les diriger au profit de la puissance de la « race aryenne ». Dans Mein Kampf, il définissait d’ailleurs la Weltanschauung nazie comme « fondée sur l’esprit grec et la technique allemande ».

Techniques, idéologies et politique

Je laisserai évidemment les spécialistes de l’Allemagne et du nazisme – dont je ne suis pas – discuter de la pertinence des analyses de Herf. Mais si l’ouvrage a apporté beaucoup à la compréhension du nazisme et à son histoire intellectuelle, il doit aussi être replacé dans l’intérêt croissant qui émerge au cours des années 1970-1980 pour une histoire renouvelée des techniques et des technologies. Le traducteur Frédéric Joly a logiquement choisi de rendre le mot anglais « technology » par « technologie », mais il faut rappeler combien ce concept – que Herf interroge peu – possède une histoire longue et complexe. Le mot apparaît d’abord en Allemagne à la fin du XVIIIe siècle afin de désigner un projet de codification systématique des arts et métiers ; il s’agit d’abord d’un discours théorique et d’un essai de systématisation de l’analyse des techniques. Par la suite, le sens évolue et le mot en vient à désigner l’ensemble des techniques disponibles à une époque donnée, puis de plus en plus les artefacts du monde moderne, l’ensemble des dispositifs matériels identifiés à la modernité : les techniques les plus puissantes, celles qui résultent de l’alliance croissante avec la science. Chez Herf, la « technologie » désigne ainsi à la fois les grands artefacts – l’aviation et la motorisation, la chimie de synthèse, les aciéries gigantesques – et les discours et essais de théorisation de ces artefacts matériels par divers penseurs.

Au-delà de ses apports à la compréhension du nazisme proprement dit, l’ouvrage me semble essentiel car il propose une histoire intellectuelle et culturelle des techniques à une époque où dominaient encore des récites héroïques et naïvement progressistes. Le livre est d’ailleurs contemporain de l’émergence des sciences studies et de divers courants d’analyse montrant combien le monde des techniques façonne et est modelé par les représentations culturelles et les imaginaires, comme par les choix politiques et sociaux. Le travail de Herf sur le culte des technologies dans l’imaginaire nazi possède ainsi des points communs avec celui d’un autre historien nord-américain, David Noble, soucieux de comprendre les imaginaires et pratiques politiques de la technologie en Amérique du Nord après 1945. Dans ses livres America by Design : Science, Technology and the Rise of Corporate Capitalism (1977) puis Forces of Production : A Social History of Industrial Automation (1984), Noble étudiait les discours et pratiques des ingénieurs américains, leur fascination et leur culte pour la technologie, leur enthousiasme systématique en faveur des machines les plus puissantes au détriment de l’efficacité. Pour Noble, dans la foulée des analyses de Lewis Mumford sur les « mythes de la machine », la technique n’est pas un processus sans sujet, le fruit d’un déterminisme et d’un devenir inéluctable auquel il conviendrait simplement de s’adapter : elle est un processus historique modelé par des idéologies et des rapports de force.

Par la suite, d’autres historiens nord-américains ont tenté de penser les idéologies et discours politiques à l’aune de leur fascination pour la technologie, à l’image de Paul Josephson pour l’URSS stalinienne. S’appuyant explicitement sur les recherches de Herf, Josephson a analysé ce qu’il nomme la « machine totalitaire », caractérisée par le rôle central accordé à l’État comme acteur du développement et de la diffusion des technologies et par une tendance marquée au gigantisme qui s’incarne par exemple dans les constructions d’Albert Speer, l’architecte du régime nazi, ou dans les « Sept Sœurs de Moscou », ces gratte-ciel voulus par Staline dans les années 1950. La nature comme les hommes doivent être asservis, contrôlés et mis au service de la puissance.

L’histoire intellectuelle des discours technologiques en Allemagne appartient à un ensemble de courants qui tentent de montrer les nombreux fils qui relient l’idéologie et le monde des technologies. Herf lui-même dit d’ailleurs sa dette à l’égard des théoriciens critiques de l’École de Francfort, en particulier de la conceptualisation de la technologie par Herbert Marcuse, tout en cherchant à dépasser leurs insuffisances. Son archéologie du modernisme réactionnaire le conduit ainsi à questionner leur thèse selon laquelle le nazisme serait l’expression paradigmatique d’un mal généralisé inhérent aux sociétés modernes. Il prolonge également les enquêtes philosophiques comme celle que Habermas avait consacrée une quinzaine d’années auparavant à « la science et la technique comme idéologie ». L’étude de Herf est par ailleurs contemporaine du célèbre et riche essai de Langdon Winner intitulé « Les artefacts font-ils de la politique ? », comme l’essor en Europe et en Amérique du Nord de nombreux courants s’intéressant à la philosophie des techniques. Après l’intense décennie conflictuelle des années 1970, au cours de laquelle les technologies furent abondamment discutées, les années 1980 inaugurèrent au contraire un renouveau des promesses technologiques autour de l’informatique qui commençait à coloniser le monde. Les autorités politiques et économiques entendirent alors repousser toute critique ou opposition au profit d’une célébration de la nouvelle révolution technologique à laquelle devaient s’adapter les sociétés.

Rédigé à la fin de la « décennie conflictuelle » des années 1968, et paru au début de la décennie 1980 qui a largement dépolitisé la question technologique, Le Modernisme réactionnaire est donc un ouvrage charnière, dans lequel Jeffrey Herf poursuit et approfondit une réflexion importante sur les liens qui se tissent sans cesse entre les discours sur la technique et la politique. Dans son ouvrage, le lecteur ne trouvera pas une histoire habituelle des techniques qui suivrait par exemple l’essor de l’automobile, de l’industrie chimique, de la TSF, etc. Il plongera en revanche dans les écrits de nombreux penseurs célèbres ou obscurs de la technique. À la suite d’intellectuels de droite tels que Spengler, Jünger, et beaucoup d’autres moins connus qu’exhume le livre, le parti nazi mobilisa dans ses rangs les ingénieurs et les techniciens. Les nouvelles techniques de communication furent ainsi largement utilisées par la propagande. Peu de temps après la prise du pouvoir par les nazis en 1933, Adolf Hitler lança un vaste plan de construction d’autoroutes – réservées aux voitures – censées symboliser la suprématie du régime. Ces Autobahnen devaient incarner la supériorité de la technologie allemande, sa capacité à améliorer et à dépasser la culture. Hermann Göring, responsable de la coordination et de l’application du plan quadriennal de 1936 qui devait rendre le pays autarcique, décréta une augmentation de 150 % de la production de bois pour 1937, et exigea la mise en culture de 2 millions d’hectares supplémentaires. Pour atteindre ces objectifs, il fallut recouvrir à l’utilisation massive des techniques les plus récentes, comme les pesticides, les véhicules motorisés et les engrais chimiques. À mille lieues de la pensée écologique supposée des nazis, exagérée par quelques idéologues libéraux afin de disqualifier les essais de régulations du capitalisme, le nazisme fut d’abord une tentative forcenée de domination de la nature au moyen de technologies lourdes. Le chapitre final sur la période nazie et la Seconde Guerre mondiale est particulièrement éclairant sur le fanatisme technologique irrationnel qui fut alors à l’œuvre : de plus en plus coupés du réel, les dirigeants étaient persuadés que les découvertes technologiques allaient les sauver de l’effondrement, ce fanatisme contribuant à leur aveuglement et à leur chute finale.

D’un culte à l’autre

Les temps ont changé, le nazisme comme le fascisme et le stalinisme ont été vaincus, et la société qui s’est imposée en Occident après 1989 a fait de la démocratie parlementaire un idéal insurpassable. Mais une chose est peut-être restée, par-delà les différences irréductibles qui caractérisent notre époque : ne sommes-nous pas nous aussi victimes d’un culte irrationnel de la technologie qui confine parfois au fanatisme aveuglant ? En 2012, le président de Google, Eric Schmidt, proclamait lors d’une conférence : « Si nous nous y prenons bien, je pense que nous pouvons répares tous les problèmes du monde. » Ce type de prophétie se retrouve fréquemment parmi les entrepreneurs et ingénieurs de la Silicon Valley, comme chez les prophètes du transhumanisme qui ne cessent de multiplier les promesses et d’exalter les nouvelles technologies décrites comme « révolutionnaires » ou « disruptives ». Derrière la « révolution numérique », il existe aujourd’hui un projet politique et une idéologie fondés sur le contrôle et la maîtrise de tous les aspects de nos vies. Les innombrables start-up qui prolifèrent promettent – pour attirer l’attention et les financements – des solutions technologiques à tous les problèmes : l’association de la culture des cellules et de l’impression 3D doit résoudre la faim dans le monde en permettant de produire de la viande artificielle ; les voitures dites autonomes doivent supprimer à la fois les embouteillages et la mortalité routière ; le Big Data permettra de prévenir les épidémies ; les cours en ligne (Mooc) doivent démocratiser le savoir. Evegeny Morozov a exploré et dénoncé ce « solutionnisme technologique » des entreprises de la Silicon Valley qui veulent nous faire croire que grâce à l’Internet et aux nouvelles technologies, tous les aspects de notre vie seront améliorés et que la plupart des problèmes du monde disparaîtront. Malgré leur langage cool, branché et ouvert sur la mondialisation, les acteurs du monde high-tech ne sont-ils pas plongés dans le même type de fascination pour la technologie, la même foi débridée et irrationnelle, que ceux exhumés par Jeffrey Herf dans son ouvrage ? Certes, ce culte de la technologie est mis au service d’un projet politique sensiblement différent, mais ne produit-il pas le même type d’aveuglement ?

Alors que notre monde est traversé par une triple crise sociale, écologique et politique, l’urgence – comme dans les années 1930 – serait d’accélérer un progrès technique en panne, ou menacé, pour éviter que nous ne prenions du retard dans l’inéluctable compétition globale, pour sauver la planète ou relancer notre pouvoir d’agir sur le monde. À gauche, les « accélérationnistes » rejettent ainsi la méfiance, qu’ils jugent dominante, à l’égard des technologies. Pour eux, il faut d’abord libérer les technologies de la propriété privée capitaliste pour faire advenir une société de loisir et d’abondance. À droite, le culte pour la technologie se porte également très bien. L’extrême droite identitaire et religieuse a désormais intégré et même théorisé l’usage intensif des technologies de l’information et de la communication pour accroître de manière virale la portée de sa propagande. Comme Herf lui-même l’a souligné à plusieurs reprises, le concept de « modernisme réactionnaire » permet aussi d’analyser la spécificité de l’islam radical contemporain : Al-Qaeda ne cesse d’utiliser l’Internet pour répandre ses messages fondamentalistes, alors que l’Iran s’efforce de maîtriser la technologie nucléaire pour contester la modernité occidentale. L’opposition caricaturale entre les supposés technophobes réactionnaires et les entrepreneurs progressistes des nouvelles technologies ne tient pas, même si elle ressurgit sans cesse, saturant les imaginaires, jusqu’à nous rendre myopes à l’égard de ce qui se joue. Le culte actuel pour les high-tech, la célébration de plus en plus forcenée de l’intelligence artificielle et des grands programmes de géo-ingénierie censés résoudre les défis climatiques, la confrontation entre un discours antitechnologique supposé dangereux et les avancées positives de la technique, tout cela rappelle les imaginaires exaltés du progrès technologique qui ont tant marqué le début du XXe siècle, et que l’ouvrage de Jeffrey Herf a contribué à analyser de façon neuve et originale.

Alors même qu’il a été abondamment discuté et rapidement considéré comme un classique, des traductions ayant paru en italien, en espagnol, en portugais, en grec et en japonais, l’ouvrage de J. Herf n’a pourtant jusqu’ici reçu qu’une attention limitée en France. Aucun compte-rendu du livre ne semble avoir été publié en français, la revue Vingtième Siècle se contentant de le signaler en 1985 dans sa rubrique « Livres reçus ». Il a pourtant circulé et nourri l’historiographie du nazisme comme celle des techniques, et pour ce qui me concerne, il m’a été particulièrement précieux pour éclairer et analyser les querelles, débats et oppositions autour des techniques dans l’Europe du début du XXe siècle. Même s’il a peu été discuté en France – les liens entre technologie et politique ont chez nous moins retenu l’attention qu’outre-Atlantique – il a pourtant cheminé via les notes de bas de page dans les ouvrages des spécialistes. Cette version intégrale du livre enfin disponible en français lui ouvrira, espérons-le, un public élargi. Il n’est d’ailleurs pas étonnant que ce soit les éditions L’échappée, éditeur indépendant, engagé et critique, qui aient pris l’initiative de traduire cet ouvrage alors que le champ académique et universitaire s’y intéressait assez peu. Depuis une dizaine d’années, cette maison d’édition a acquis une position tout à fait originale dans le débat politique et intellectuel français contemporain, en luttant contre le technolibéralisme sous toutes ses formes, en s’opposant à l’élimination de la question sociale et à l’artificialisme forcené, en résistant à la fascination pour la technoscience et les technologies contemporaines, en faisant ressurgir aussi des auteurs et des traditions critiques oubliées. L’ouvrage de Herf offre de nombreux éléments pour éclaircir certains traits des discours contemporains sur la technologie, pour s’opposer aussi à ceux qui identifient de manière simpliste tout doute émis à l’encontre de telle ou telle promesse technologique à une position irrémédiablement réactionnaire.

Dans les 30 années qui ont suivi la publication de son livre, Herf s’est quelque peu détourné de l’histoire des techniques proprement dite pour fouiller celle du nazisme et de son poids dans l’Allemagne contemporaine. Il a ainsi examiné la question de la propagande nazie et celle de la mémoire de l’Holocauste, il a également élargi ses terrains d’enquête à la politique culturelle de l’Allemagne de l’Ouest, aux rivalités entre Israël et l’Allemagne, ou encore à l’unification allemande dans le contexte de l’effondrement de l’Union soviétique. Plusieurs de ses ouvrages ont été récemment traduits en français. La traduction remarquable du Modernisme réactionnaire que nous offre Fréféric Joly donne donc au public français, aux spécialistes du nazisme, des technologies, comme au grand public, l’occasion de découvrir ou de redécouvrir un ouvrage majeur. Même si depuis 30 ans les travaux se sont évidemment multipliés sur les auteurs et les questions discutés dans ce livre, celui-ci conserve tout son intérêt et sa pertinence. S’il peut être considéré comme dépassé sur certains points mineurs, il demeure extrêmement utile car la thèse est limpide et éclairante. Dans la préface inédite que J. Herf a accepté de rédiger, comme dans l’utile « Note du traducteur » qui termine le volume, le lecteur trouvera par ailleurs des compléments bibliographiques pour approfondir la question.

Loin d’être neutres ou innocentes, les technologies façonnent le monde, et elles n’existent pas sans les imaginaires et les rapports sociaux qui les accompagnent et leur donnent sens. L’exaltation débridée de la technologie, les promesses irresponsables qu’elle suscite, demeurent comme dans les années 1930 des menaces dont il faut prendre conscience et se départir. L’histoire ne ressert jamais le couvert, et chaque époque est singulière, mais il existe aussi des récurrences, des points communs qui peuvent nous aider à nous orienter et à mettre à distance les mystifications. Jeffrey Herf le remarque lui-même dans sa préface en observant combien de nombreuses formes de « modernisme réactionnaire » éclosent en ce début de XXIe siècle alors que les fondamentalismes de tout poil adoptent avec ferveur les dernières innovations technologiques pour promouvoir leur cause. C’est pourquoi la traduction en français de ce livre me paraît si importante et éclairante aujourd’hui : il offre un jalon essentiel pour penser l’histoire intellectuelle des techniques comme celle des liens entre techniques et politique. Les conclusions qui se dégagent du livre de Herf confirment en définitive combien ce qu’on appelle la modernité n’a rien d’un phénomène homogène qu’il faudrait refuser ou accepter en bloc, elles confirment aussi combien l’adhésion aux dernières innovations et aux innombrables promesses technologiques n’est pas en elle-même une source d’émancipation. À l’heure des supposées « révolutions » et « disruptions » technologiques, la leçon mérite d’être retenue.

François Jarrige

Retour en haut