Qu’est-ce que le système technologique ?
Le système technologique est l’ensemble des bâtiments, infrastructures, usines et machines construits depuis la première révolution industrielle. C’est un système dans le sens où toutes ses composantes sont interconnectées et contrôlées de manière centralisée. Un changement dans l’état ou l’activité d’une composante influence l’état ou l’activité des autres composantes du système. Le développement d’un système technique d’une complexité et d’une puissance inégalées, aux ramifications planétaires, a engendré un bouleversement sans précédent de l’évolution de la vie sur Terre.
Plusieurs appellations existent pour décrire ce système : système technologique ou industriel (voire techno-industriel), civilisation industrielle (ou thermo-industrielle), technosphère, technotope, etc. Le terme « système technologique » (ou industriel) nous semble être le plus accessible et le plus précis.
Caractéristiques générales du système technologique
Nous avons établi une liste des caractéristiques du système techno-industriel qui le différencient radicalement des outils et techniques du monde préindustriel. Il serait difficile de fournir une liste exhaustive, aussi nous pensons que ces éléments suffisent pour comprendre dans les grandes lignes ce qu’est le système techno-industriel.
Réseaux d’infrastructures
C’est probablement la caractéristique la plus déterminante du système techno-industriel, celle qui marque une rupture totale avec les civilisations précédentes. Des réseaux d’infrastructures relient désormais quasiment tous les endroits de la planète, même les plus reculés. Il n’existe pratiquement plus aucun endroit sur Terre qui soit totalement déconnecté des flux de transport et de communication globaux.
Ces réseaux de différents types se sont superposés les uns aux autres au fur et à mesure des développements technologiques. Pour organiser efficacement les flux de marchandises, pour augmenter la vitesse et le volume des échanges, des moyens de communication toujours plus performants étaient nécessaires. L’ensemble de ces réseaux est alimenté par des centrales énergétiques. Ces réseaux ne fournissent pas seulement des biens et des services, ils incarnent une nouvelle forme de gouvernement des sociétés humaines en imposant une dépendance matérielle totale. Langdon Winner parle de « constitution sociotechnique[1] ».
Pour aller plus loin :
La nouvelle Pangée
Infrastructures de transport mondialisées et machines en circulation permanente créent des ponts entre des continents séparés depuis des millions d’années, formant une nouvelle Pangée. Plus de 90 000 navires commerciaux transportant annuellement 10 milliards de tonnes sillonnent les océans et les mers du monde[2], dont 28 000 navires de fret de plus de 100 mètres[3]. Plus de 500 millions de camions (800 millions attendus en 2040) circulent sur les routes et les autoroutes du monde entier[4]. Et plus de 27 000 avions commerciaux (36 000 attendus en 2033) balafrent le ciel dans un bruit assourdissant[5].
Les flux de matières, d’humains et de non-humains sont si massifs qu’ils créent d’énormes perturbations pour les communautés humaines et non humaines autrefois isolées. Ce phénomène est en grande partie responsable de la disparition de l’incroyable diversité biologique et culturelle qui prévalait encore dans le monde préindustriel. Lorsque des cultures et des espèces qui évoluent séparément depuis des millénaires sont brutalement mises en contact, nombre d’entre elles ne survivent pas au choc.
Cherchant à naturaliser cette homogénéisation du monde, la technocratie associe généralement ces extinctions culturelles à l’action de la sélection naturelle. Or n’importe quel biologiste évolutionniste vous dira que l’évolution a tendance à produire de la diversité et non de l’uniformité. L’uniformisation récente à laquelle nous assistons ne peut donc être décrite comme une simple continuation de l’évolution biologique. C’est quelque chose de radicalement nouveau : une anomalie, un cancer.
Le milieu technologique remplace le milieu naturel (artificialisation)
Selon une étude parue en 2020 dans la revue Nature, la masse de l’ensemble des constructions, machines et infrastructures du système techno-industriel a dépassé en 2020 la masse de la totalité des êtres vivants sur Terre (les plantes, qui comptent pour 90 % de la biomasse, sont incluses dans ce calcul[6]). Les bâtiments et infrastructures nécessaires à l’industrialisation tendent à se substituer au milieu organique, naturel. La frontière entre les humains de l’âge industriel et le monde vivant devient de plus en plus hermétique[7]. Rappelons à cet effet que le système recouvre la terre de béton et de bitume au rythme effarant de 20 millions d’hectares par an[8], soit une surface de terre équivalente à plus de deux fois le Portugal qui disparait chaque année.
Les machines ont besoin qu’on leur fabrique des « mondes spécifiques », chose bien analysée par Langdon Winner qui prend l’exemple de l’automobile[9]. Une automobile fonctionne plus efficacement sur une route asphaltée bien lisse que sur une piste cahoteuse du désert du Namib. Et plus le nombre d’automobiles augmente, plus il faut développer leur monde spécifique, établir de nouvelles contraintes pour prévenir les accidents. Il en va de même pour le chemin de fer qui exigeait d’harmoniser les horloges des villes reliées par le réseau ferré afin de réduire le risque de collision. De manière plus générale, l’abandon des cycles naturels (jour/nuit, saisons) pour le temps mécanique s’imposait pour construire un système industriel de production et de transport.
Extractivisme
Toute production à grande échelle nécessite d’arracher à l’écorce terrestre des ressources en quantités industrielles (charbon, minerais métalliques, minéraux non métalliques (sable et gravier principalement), etc.). À cela s’ajoutent les matériaux nécessaires à la construction et à l’entretien des bâtiments, des infrastructures énergétiques, de transport ou de communication. Rien qu’en France, des milliards de tonnes de sable ont été extraites sur le territoire pour la construction du réseau routier et autoroutier[10]. C’est pourquoi le système industriel repose entièrement sur d'innombrables sites d’extraction de matière – des mines, des fermes usines pour produire la biomasse (hévéa, huiles, bois, viande, graisse et autres), sans oublier les puits de pétrole et de gaz. Le nombre de sites d'extraction croît fortement pour satisfaire la demande mondiale de matériaux.
Rôle moteur de la recherche scientifique et de l’ingénierie
La recherche scientifique et l’ingénierie sont les principaux moteurs du système technologique. Très schématiquement, les scientifiques mettent au jour les lois de la matière inerte et organique[11] ; les ingénieurs s’en servent pour construire des machines toujours plus efficaces et puissantes pour dominer la matière. La plupart du temps, experts et techniciens n’ont aucune idée – et à vrai dire se soucient très peu – des implications sociales et écologiques de leur travail. Comme bon nombre de personnes au sein du système industriel, ils se préoccupent avant tout de satisfaire des besoins psychologiques personnels (besoin de reconnaissance sociale, quête de pouvoir). C’est probablement ce qui fait dire à Jacques Ellul, au sujet du progrès technique, qu’il s’agit d’un « phénomène aveugle vers l’avenir, dans un domaine de la causalité intégrale[12] ».
La technocratie, nouvelle élite sociale
Scientifiques et ingénieurs sont à la fois architectes et produits de la révolution industrielle. Ils tirent leur pouvoir, leur prestige et leurs privilèges de l’essor et de la conservation du système industriel. La plupart des capitaines d’industrie du XIXe et du XXe siècles étaient des ingénieurs, des chimistes, des physiciens, ou sinon s’associaient avec ce type de profil. Citons Henry Ford le magnat de l’automobile, l’inventeur Thomas Edison à l’origine de General Electrics, Ernest Solvay, chimiste belge à l’origine de l’empire industriel du même nom, ou encore le chimiste, médecin et homme politique français Jean-Antoine Chaptal qui a beaucoup œuvré pour imposer ses usines polluantes, et in fine l’industrie chimique en France. C’est toujours le cas aujourd’hui. Aujourd'hui milliardaires, les fondateurs des GAFAM ont tous une formation d’ingénieur.
https://youtu.be/xgv4FQZIUxI?si=NCWkOAyqhxFL_P8U
L'inconscience des scientifiques est palpable chez les développeurs de l'intelligence artificielle. Dans ce documentaire, les grands pontes de l'IA semblent tout à fait conscients des potentiels désastres humains et écologiques que cette technologie pourrait engendrer. Mais ils s'en moquent éperdument, car la satisfaction de leurs besoins psychologiques personnels passent avant le bien-être commun.
Loi de l’efficacité maximale
La quête d’efficacité, qui est le préalable à l’obtention d’un surplus de pouvoir, est devenue une valeur centrale – si ce n’est LA valeur centrale – de l’imaginaire collectif à l’âge industriel. Cette obsession pathologique est si prégnante qu’il existe désormais toutes sortes d’outils, de techniques et d’applications pour optimiser sa vie personnelle. Il faut supprimer les grains de sable dans les rouages ; optimiser l’humain-machine pour l’adapter à la société-machine. Et contrairement à la beauté ou d’autres considérations morales, l’efficacité se mesure, se chiffre. Il n’y a plus de choix possible entre deux méthodes, il devient automatique. La plus efficace – la méthode qui permet d’engranger plus de profit, d’aller plus loin ou plus haut, de frapper plus fort ou de croître plus rapidement – l’emporte de manière systématique.
Afin de naturaliser le progrès technique, les laudateurs de l’industrialisme prétendent que le système serait la continuation de l’évolution biologique. Il n’en est rien. Les espèces qui atteignent un haut niveau d’efficacité et de puissance créent des perturbations importantes dans les biotopes (surpopulation, surexploitation, saturation en déchets organiques, etc.), et sont en règle générale rapidement remises à leur place par des mécanismes de régulation (exemples : épidémies, famines). Dans cette perspective, les effondrements de civilisations anciennes suite à l'artificialisation des terres, la déforestation, l'artificialisation des fleuves ou l'exploitation irraisonnée de la terre, peuvent être considérés comme le fruit de mécanismes de régulation propres à l’évolution.
La Production énergétique à tout prix
L’énergie est la sève du système techno-industriel, mais les similitudes avec une plante s’arrêtent là. Quand un arbre redistribue quantité d’énergie dans son milieu forestier (feuilles mortes, bois mort, échange de nutriments avec d’autres individus via le système racinaire), le système technologique accapare toute l’énergie du milieu pour son seul bénéfice (exemple : pour construire de nouvelles infrastructures et de nouvelles machines). Il ne laisse qu’une terre stérile aux êtres vivants. L’agriculture intensive illustre on ne peut mieux cette dynamique. On éradique la diversité biologique sur un territoire afin d’y produire à grande échelle de la biomasse ou bioénergie à partir d’une seule espèce.
Les centrales énergétiques sont devenues un enjeu stratégique majeur, car plus on injecte de l’énergie dans le système, plus on obtient de la puissance. Et la puissance, c’est précisément ce que recherchent les principales firmes transnationales et les nations industrialisées pour conserver leur hégémonie (exemple : les États-Unis). Et c’est ce que recherchent leurs rivaux pour progresser dans la hiérarchie et imposer leur propre domination (exemple : la Chine). En raison de cette concurrence, l’idée même de décroître la production énergétique mondiale sans démanteler le système techno-industriel paraît complètement absurde[13].
Un Système insécable
Certaines personnes croient pouvoir séparer les bons effets de la technologie des mauvais. Avoir le beurre et l’argent du beurre. Ils rêvent d’avoir l’énergie nucléaire sans la bombe atomique, un système de santé moderne sans la menace permanente de pandémie, le confort moderne sans la contamination des écosystèmes planétaires. C’est nier la rigidité du système, les lois guidant son fonctionnement, sa nature même.
Pour aller plus loin, voir nos décryptages des poncifs sur la technologie :
Un Système incontrôlable
Nous avons déjà effleuré ce point précédemment. Plus la société s’industrialise, plus elle fonctionne selon les lois mécaniques de la machine, plus l’illusion d’un contrôle absolu semble gangréner les esprits. La technocratie, qui excelle dans la dépolitisation des problèmes de société dont elle est à l’origine, entretient activement cette illusion d’un possible pilotage du « vaisseau spatial Terre[14] ».
Il crève pourtant les yeux que plus l’industrialisation progresse, plus la puissance et la complexité du système se développent, et plus l’instabilité augmente partout sur Terre : les deux plus grands conflits de l’histoire se sont produits au XXe siècle ; des conflits locaux éclatent partout autour des enjeux pour les matières premières ; il n’y a jamais eu autant de génocides et d’ethnocides[15] ; les émissions industrielles de gaz à effet de serre détraquent le climat ; la pollution industrielle détraque les écosystèmes ; le progrès technologique déstabilise constamment la société, les communautés, les familles ; le terrorisme et le crime organisé prospèrent grâce aux nouvelles technologies ; etc.
L’explication est simple. Les sociétés humaines sont des systèmes complexes, a fortiori les sociétés technologiquement avancées. Il est impossible de prévoir comment vont réagir des systèmes complexes à des changements. Cette incapacité à anticiper l’évolution d’un système complexe rend impossible toute planification du développement d’une société.
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Footnote [1] — Voir Langdon Winner, La Baleine et le réacteur, 1987
Footnote [2] — https://leplus.nouvelobs.com/contribution/1549428-90-000-navires-et-10-milliards-de-tonnes-par-an-la-mondialisation-passe-aussi-par-la-mer.html
Footnote [3] — https://www.radiofrance.fr/franceculture/transport-maritime-une-mondialisation-conteneurisee-qui-rime-encore-avec-pollution-1594556
Footnote [4] — https://www.weforum.org/agenda/2016/04/the-number-of-cars-worldwide-is-set-to-double-by-2040
Footnote [5] — https://www.oliverwyman.com/our-expertise/insights/2023/feb/global-fleet-and-mro-market-forecast-2023-2033.html
Footnote [6] — https://www.nature.com/articles/s41586-020-3010-5
Footnote [7] — « Nous passons en moyenne 85 % de notre temps dans des espaces clos » : https://www.ecologie.gouv.fr/qualite-lair-interieur
Footnote [8] — https://planet-terre.ens-lyon.fr/ressource/degradation-sols.xml
Footnote [9] — Voir Langdon Winner, La Baleine et le réacteur, 1987 : « les moyens techniques tendent à créer des mondes spécifiques »
Footnote [10] — Voir cette interview du chercheur Nelo Magalhães : https://youtu.be/dNF96GTBF_E?si=Z5riqphfNzahdqJo
Footnote [11] — Nous faisons bien entendu la différence entre un chercheur en génie génétique ou en nanotechnologie, et un anthropologue ou un sociologue. L’impact potentiel sur le monde matériel des recherches faites dans ces différents domaines n’est pas le même.
Footnote [12] — Jacques Ellul, La Technique ou l’Enjeu du siècle, 1954.
Footnote [13] — Ça n’est en théorie possible que dans une société totalitaire mondialisée dominée par un État lui aussi mondial. Dans Révolution Anti-Tech, Theodore Kaczynski a montré de façon convaincante qu’un État mondial de ce type, même si il advenait un jour, s’effondrerait rapidement en raison d’autres entités montantes qui contesteraient son hégémonie.
Footnote [14] — Propos tenus par Aurelio Peccei, cofondateur du Club de Rome et inspirateur de toute la clique des technocrates décroissants, Jancovici en tête. Voir Philippe Braillard, L’imposture du Club de Rome, 1982.
A noter que les écomodernistes et les transhumanistes tiennent des discours très similaires.
Footnote [15] — Certains anthropologues estiment que 90 % des langues auront disparu d’ici la fin du XXIe siècle : https://www.cambridge.org/core/journals/evolutionary-human-sciences/article/cultural-extinction-in-evolutionary-perspective/035F093515E2A445FCA0D78DA542075B
Footnote [16] — Voir François Jarrige et Thomas Le Roux, La contamination du monde, 2017.
Footnote [17] — Bienvenue dans l’enfer sonore de la Mégamachine : https://www.lemonde.fr/comprendre-en-3-minutes/article/2023/08/11/le-bruit-du-quotidien-est-il-dangereux-pour-la-sante-comprendre-en-trois-minutes_6185091_6176282.html
Footnote [18] — La lumière artificielle affecte nos cycles biologiques, mais aussi ceux des insectes, participant à leur extinction : https://www.theguardian.com/environment/2019/nov/22/light-pollution-insect-apocalypse
Footnote [19] — Voir Jocelyne Porcher, Cause animale, cause du capital, 2019. Voir également ce podcast avec l’historien François Jarrige : https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/le-cours-de-l-histoire/les-animaux-machines-moteurs-de-l-industrialisation-2471153
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