avantages et inconvénients de la technologie sont inséparables

« Séparons les bons côtés de la technologie des mauvais ! » (poncif n°4)

N’est-ce pas là un acte de foi, n’est-ce pas là une prière ? comme un : « Dieu, s’il vous plaît, gommez le mal du monde pour n’en laisser que la beauté… ». Et pourtant, la meilleure chose à faire reste encore de dévoiler les soubassements de ce poncif, qui empêche tant de gens d’opter pour la révolution.

I – Prélude à une dichotomie perverse

Avant toute chose, il convient de revenir sur une autre dichotomie dont le présent poncif est l’héritier légitime, celle existant entre le libéralisme économique d’un côté et le libéralisme culturel de l’autre (symbolisée par la division gauche-droite, déjà abordée ici).

L’on pourrait résumer cette division par un crédo très simple : les droits offerts par la gauche sont autant de marchés à conquérir pour la droite. Prenons deux exemples : 1/ la GPA, présentée comme un progrès social, stimule le champ économique par la marchandisation du corps féminin (tout en accroissant l’emprise scientifique sur le corps) ; 2/ la perspective animaliste et le véganisme d’un Bill Gates sont autant d’options éthiques profitant aux industries du soja et de la viande artificielle. Faisons justice à Jean-Claude Michéa en citant ses mots :

« La croyance au caractère conservateur de l’ordre économique et libéral, depuis trente ans, n’a cessé de conduire la plupart des militants de gauche à tenir l’adoption a priori de n’importe quelle posture modernisatrice — que ce soit sur un plan technologique, moral ou autre — pour un geste qui serait toujours, et par définition, ‘‘révolutionnaire’’ ; terrible confusion qui, il est vrai, a toujours eu l’incomparable avantage psychologique d’autoriser ceux qui s’y soumettaient à vivre leur propre obéissance à l’ordre industriel comme une modalité exemplaire de la ‘‘rebel attitude’’[1]. »

Il est urgent de comprendre que les deux branches de l’échiquier politique n’ont pour seule vocation qu’à perpétuer l’ordre techno-industriel, d’où notre refus d’y participer. Après tout, qui serait assez fou pour croire en la fable d’un bon libéralisme ? Et ce qui vaut pour le développement du libéralisme vaut également pour le développement du système technologique, puisque le premier n’est qu’une des formes adoptées par le second.

II – La dichotomie perverse entre bonne et mauvaise technologie

L’application d’un critère moral à la technologie pose déjà problème en soi. Le critère de bon ou de mauvais a autant besoin d’un objet sur lequel s’appliquer, que d’un sujet capable de l’exprimer. Le bon, comme le mauvais, ne le sont que par rapport au sujet qui s’exprime (« cela est bon pour moi », « cela est mauvais pour moi »). Se pose donc une question fondamentale : Qui a intérêt à l’existence d’une « bonne » technologie ? Autrement dit : À qui profite le crime ?

La naïveté pousserait à répondre qu’une « bonne » technologie bénéficierait à tous également, ce qui serait l’occasion d’une autre erreur de jugement. En effet, méconnaître l’autonomisation de la technologie (son devenir indépendant de toute action humaine ou de tout contrôle) revient à lui accorder moins de puissance qu’elle n’en a réellement ; et à tous ceux qui n’y verraient qu’un pur fantasme de S-F nous rappelons que l’IA n’est que la concrétisation de ce phénomène d’autonomisation relevé par Günther Anders et Jacques Ellul. Ce qui nous est vendu comme « bonne » technologie doit donc être perçu comme une stratégie de survie employée par le système technologique, pour continuer sa croissance et la faire accepter à ceux qui seraient susceptibles de s’y opposer[2]. En réalité, que la technologie soit verte ou sale n’a pas d’importance si, par elle, l’aliénation technologique trouve un moyen de survivre.

Rappelons que le développement technologique a longtemps été considéré comme synonyme de progrès moral (une de ces rengaines marxistes qui continuent fébrilement d’avoir cours, et où même de grands anarchistes se sont égarés). Bien évidemment, la simple observation du temps présent suffit à démentir cela. Là encore, il serait facile de blâmer les humains de la tournure que prit l’évolution technologique, à rebours de la manière dont Orwell réfléchissait à son niveau :

« Quand on me présente quelque chose comme un progrès, je me demande avant tout s’il nous rend plus humains ou moins humains[3]. »

III – L’unité comme seul mode de fonctionnement : la médecine de pointe ET la bombe nucléaire.

Concevoir la technologie comme une abstraction théorique n’est en rien souhaitable, car sa présence a envahi l’espace de nos vies jusqu’au moindre recoin. Les routes bétonnées qui couvrent la planète, les pylônes électriques au cœur des forêts et des montagnes, les panneaux solaires en plein désert, les microplastiques dans les corps de tous les mammifères, les usines de traitement des déchets, les usines de fabrication des futurs déchets, les satellites en fonctionnement, les satellites usagés, les antennes plantées sur les toits, leurs ondes qui empêchent le ballet des oiseaux, — continuez vous-même la liste. Toute personne un peu attentive peut constater que, prises isolément, les parties du système technologique sont irrécupérables. La technologie complexe, « bonne » ou « mauvaise », requiert systématiquement son lot d’infrastructures titanesques et la perpétuation du saccage sur Terre.

Citons par exemple le manifeste de l’Atelier Paysan :

« La technologie est ambivalente, et produit simultanément ses effets positifs et négatifs. Il n’y a plus de choix possible : accepter de guider sa moissonneuse par GPS, c’est se créer de nouvelles dépendances vis-à-vis de l’industrie spatiale et de la géopolitique états-unienne, c’est subordonner sa capacité à produire au bon vouloir d’institutions tellement éloignées de nos capacités d’intervention[4]

Ou Aurélien Berlan, à propos d’Internet :

« Il y a certainement de bons et de mauvais usages d’Internet, mais tous supposent la même infrastructure de production et de connexion énergivore et polluante, et la même organisation sociale basée sur la hiérarchie et la parcellisation des tâches. Si nous voulons vivre dans un monde juste, soutenable et libre, est-ce compatible avec le gigantisme et la prédation écologique que suppose l’industrie informatique[5] ? »

En somme, s’il existe une dichotomie valable, c’est bien celle entre technologie à petite échelle et technologie dépendante d’une organisation (§208 de La Société industrielle et son avenir[6]). Aussi, faisons nôtres les mots d’Ésope :

« De même pour nous : s’il nous faut prier les dieux, nous n’en devons pas moins songer à servir notre propre cause[7]. »

S’il existe une prière, que celle-ci ne nous serve pas d’excuse.

R.F.


  1. Michéa Jean-Claude, Impasse Adam Smith, éditions Climats, 2002.

  2. Nous renvoyons à ce propos à la lecture du Chapitre 2 de Révolution anti-tech : Pourquoi et comment ? de Theodore Kaczynski, et qui traite des systèmes auto-propagateurs (SAP), ces systèmes qui évoluent et se renforcent par la compétition pour la survie.

  3. Orwell George, « Les lieux de loisirs » – Essais, articles, lettres, tome 1 (1920-1940), éditions Ivréa – éditions L’encyclopédie des nuisances, 1995.

  4. L’Atelier Paysan, Reprendre la terre aux machines, éditions du Seuil, 2021.

  5. Roszak Theodore, Du Satori à la Silicon Valley, éditions LIBRE, 2022, préface d’Aurélien Berlan, disponible ici : https://lesamisdebartleby.wordpress.com/2022/10/16/aurelien-berlan-postface-a-du-satori-a-la-silicon-valley-de-theodore-roszak

  6. « 208.  Nous distinguons deux types de technologie : la technologie à petite échelle et la technologie dépendante d’une organisation. La première est mise en œuvre par des petites communautés, sans aide extérieure. La seconde s’appuie sur une organisation sociale à grande échelle. En ce qui concerne la technologie à petite échelle, nous n’avons connaissance d’aucun exemple significatif de régression. Mais la technologie du second type régresse réellement si l’organisation sociale dont elle dépend s’effondre. Par exemple : lors de la chute de l’Empire romain, la technologie à petite échelle survécut, car tout artisan habile pouvait encore fabriquer un moulin à eau, de même qu’un forgeron pouvait toujours travailler l’acier suivant les méthodes romaines, etc. Inversement, la technologie dépendante de l’organisation romaine, elle, régressa. Ses aqueducs tombèrent en ruine et ne furent jamais réparés. Ses techniques de construction routière furent perdues. Son système d’égouts fut oublié de sorte que, jusqu’à un passé assez récent, celui des villes européennes ne surpassait guère celui de la Rome antique. » in Kaczynski Theodore J., La Société industrielle et son avenir, éditions LIBRE, Paris, 2022

  7. Esope, Fables, « Le Naufragé ».

Retour en haut