Des infrastructures au service de la ségrégation raciale et sociale

Voici un autre extrait éclairant de La Baleine et le Réacteur : à la recherche de limites au temps de la haute technologie (1987) de l’ingénieur et philosophe de la technologie Langdon Winner. La technologie n’est jamais neutre et sert bien souvent à atteindre des résultats politiques détestables. Il s’agit dans l’exemple des ponts de Long Island d’un effet voulu et attendu. D’autres infrastructures à l’instar du chemin de fer ont eu des effets désastreux – et probablement plus difficiles à anticiper – sur les campagnes, comme le note l’historien François Jarrige :

« Les populations rurales et les travailleurs du fleuve s’alarment devant un moyen de transport qui remet en cause leur existence. Même si, avant 1914, l’impact du chemin de fer reste limité, et si une grande partie de l’Europe demeure à l’écart de ces bouleversements, le rail stimule indéniablement les transformations économiques. Il accentue le processus de spécialisation régionale et accompagne le développement d’une monoculture intensive[1]. »

Aujourd’hui, les transformations économiques continuent avec le déploiement du réseau LGV. Par exemple, le prix au mètre carré des logements augmente dans de nombreuses villes reliées à Paris par des lignes à grande vitesse. Le journal Les Echos remarque qu’ « en rendant les villes de province plus accessibles depuis Paris, le TGV a contribué à leur attractivité, avec pour effet de booster le marché de l’immobilier. » L’augmentation des prix de l’immobilier atteint par exemple 53 % à Rennes[2], phénomène qui va nuire à la majeure partie de la population.

Ce court extrait du livre de Langdon Winner raconte comment des infrastructures publiques conçues pour favoriser la ségrégation sociale et raciale ont pu être construites dans un pays prétendument démocratique et libéral.


« Toute personne ayant voyagé sur les routes états-uniennes et connaissant la hauteur habituelle des ponts autoroutiers remarquerait quelque chose d’étrange en observant ceux qui enjambent les autoroutes de Long Island, à New York. Certains de ces ponts sont extrêmement bas, avec une hauteur d’à peine deux mètres soixante-dix au-dessus de la chaussée. Ceux qui le remarquent ne ressentent probablement pas le besoin d’en déduire une signification particulière, de tels détails formels étant habituellement considérés comme anodins.

Il se trouve pourtant que les quelque deux cents passerelles relativement basses de Long Island ont une raison d’être bien précise. Elles furent délibérément conçues et construites ainsi par quelqu’un qui cherchait, par ce biais, à produire une conséquence sociale déterminée. Robert Moses, qui fut le maître d’œuvre de routes, parcs, ponts et autres infrastructures publiques à New York entre les années 1920 et 1970, construisit ces passerelles particulièrement basses afin d’empêcher la circulation des autobus sur ces autoroutes. Selon les éléments rassemblés par son biographe, Robert A. Caro, cela découlait des préjugés sociaux et raciaux de Moses. Les automobilistes blancs des classes “supérieure” et “moyenne-aisée”, ainsi qu’il les appelait, n’auraient aucun problème à utiliser ces autoroutes pour leur loisir ou pour aller au travail. En revanche, les pauvres et les Noirs, qui utilisaient couramment les transports en commun, ne pourraient y circuler étant donné que les bus de presque quatre mètres de haut ne passaient pas sous les ponts. L’une des conséquences de cet arrangement fut de limiter l’accès des minorités raciales et des classes défavorisées à Jones Beach, un parc qui constituait le fleuron des réalisations de Moses. Moses renforça l’efficacité de son dispositif en s’opposant à un prolongement de la voie ferrée de Long Island jusqu’à Jones Beach.

La vie de Robert Moses nous fournit une histoire particulièrement passionnante de la politique états-unienne récente. Ses relations avec les maires, les gouverneurs et les présidents, sa manipulation systématique des législateurs, des banquiers, des syndicats, de la presse et de l’opinion publique mériteraient d’être étudiées en profondeur par les politologues. Mais les effets les plus importants et les plus durables de son œuvre sont des technologies, ces gigantesques projets d’ingénierie auxquels le New York d’aujourd’hui doit une bonne partie de son apparence. Car longtemps après la mort de Moses et la dissolution des alliances qu’il avait forgées, la ville continue à dépendre de ses ouvrages publics, en particulier des autoroutes et des ponts qu’il construisit afin de favoriser l’automobile aux dépens des transports en commun. Certaines de ces structures monumentales de béton et d’acier incarnent un système d’inégalités sociales, matérialisent des relations humaines qui, depuis le temps, font partie du paysage. L’architecte urbain new-yorkais Lee Koppleman confia au biographe Robert Caro, à propos de Moses et des ponts autoroutiers sur Wantagh Parkway : “Le vieil enfoiré s’est débrouillé pour que les bus ne puissent jamais utiliser ses saletés d’autoroutes.”

L’histoire de l’architecture, de l’urbanisme et des travaux publics regorge d’exemples de dispositifs physiques répondant à des projets politiques explicites ou implicites. On peut par exemple mentionner les larges avenues de Paris, tracées par le baron Haussmann à la demande de Napoléon III, afin d’empêcher la reproduction d’émeutes populaires du genre de celles de la révolution de 1848. Ou tous les immeubles grotesques et les immenses esplanades construits sur les campus universitaires états-uniens au tournant des années 1960 et 1970, en vue de désamorcer les manifestations estudiantines. L’étude des machines et outils industriels expose également des histoires politiques fort intéressantes, dont certaines contredisent pleinement ce que nous croyons savoir des raisons pour lesquelles certaines innovations technologiques sont développées. Ceux qui croient que les technologies nouvelles sont introduites en vue d’atteindre une efficacité supérieure seront parfois déçus par l’histoire de la technologie. Le changement technologique relève de toute une panoplie de motifs, dont le moindre n’est pas le désir de certains humains de dominer les autres, même si cela doit impliquer quelques sacrifices en matière de coût et de rentabilité générale. »

  1. François Jarrige, Technocritiques, 2014.

  2. https://investir.lesechos.fr/placements/immobilier/40-ans-du-tgv-un-impact-visible-sur-les-prix-de-limmobilier-1923204

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