La malédiction industrielle (par M. K. Gandhi)

Nous avons traduit une sélection d’écrits provenant de la pensée de Mohandas Karamchand Gandhi au sujet du machinisme et de l’industrialisation qui ont répandu la misère en Inde durant la colonisation. Ces réflexions ont été publiées dans les années 1960 sous la forme d’un recueil de textes intitulé The Mind of the Mahatma Gandhi, par R.K. Prabhu & U. R. Rao.

La plupart des critiques de Gandhi visent juste, par exemple sur l’autonomisation des villages synonyme de liberté et d’émancipation pour le peuple indien. En revanche, d’autres remarques sont discutables, en particulier lorsqu’il parle de mettre les machines au service du peuple et non au service de l’accumulation de richesses par une minorité. Les machines ont été conçues pour s’insérer dans – et renforcer – une organisation sociale extrêmement hiérarchique et inégalitaire, par conséquent il est hautement improbable que ces mêmes machines puissent avoir une quelconque utilité dans une société démocratique. Comme le rappelle l’historien des techniques François Jarrige, l’une des fonctions centrales du machinisme naissant était « de contrôler la main d’œuvre, discipliner le travail pour l’adapter aux nouvelles exigences du capitalisme[1]. »

Concernant l’État, Gandhi fait une autre déclaration un peu naïve quand il parle d’un État non-violent qui adopterait un comportement bienveillant envers le peuple. S’il avait été forcé de gouverner, il se serait vite aperçu à quel point cet idée est éloignée de la réalité du fonctionnement d’un État. Historiquement, l’État, c’est une élite politique, religieuse et militaire qui parasite une population productive pour s’approprier le fruit de son travail et la contrôler politiquement. Le monopole de la violence et la quête de puissance sont inscrits dans le programme de la machine étatique. On recommandera ici la lecture de l’excellente analyse du sociologue Charles Tilly[2].

Malgré ses défauts, l’analyse de Gandhi reste précieuse pour alimenter la réflexion technocritique.

Image en une : restes humains de la catastrophe industrielle de Bhopal, en Inde. En 1984, une fuite de produits toxiques dans une usine de pesticides tua plusieurs milliers de personnes et en empoisonna un demi-million d’autres. L’industrialisme est bien un fléau qu’il nous faut éradiquer.


Il est bon d’avoir foi en la nature humaine. Je vis parce que j’ai cette foi. Mais cette foi ne me rend pas aveugle au fait historique que, même si tout va bien en fin de compte, des individus et des groupes appelés nations ont déjà péri. Rome, la Grèce, Babylone, l’Égypte et bien d’autres sont un témoignage permanent du fait que des nations ont déjà péri à cause de leurs méfaits.

Ce que l’on peut espérer, c’est que l’Europe, grâce à son intelligence fine et scientifique, se rende compte de l’évidence, revienne sur ses pas et trouve une issue à l’industrialisme démoralisant. Ce ne sera pas nécessairement un retour à l’ancienne simplicité absolue. Mais ce devra être une réorganisation dans laquelle la vie de village prédominera, et dans laquelle la force brute et matérielle sera subordonnée à la force spirituelle. (YI, 6-8-1925, p. 273)

L’avenir de l’industrialisation est sombre. L’Angleterre a des concurrents prospères en Amérique, au Japon, en France et en Allemagne. Elle a des concurrents dans une poignée d’usines en Inde, et comme il y a eu un réveil en Inde, de même il y aura un réveil en Afrique du Sud avec ses ressources beaucoup plus importantes – naturelles, minérales et humaines.

Les puissants Anglais ont l’air de nains devant la puissante race africaine. Ce sont de nobles sauvages après tout, direz-vous. Ils sont certainement nobles, mais non des sauvages ; et au cours de quelques années, les nations occidentales pourraient cesser de trouver en Afrique un dépotoir pour leurs marchandises. Et si l’avenir de l’industrialisation est sombre pour l’Occident, ne serait-il pas plus sombre encore pour l’Inde ? (YI, 12-11-1931, p. 355)

L’industrialisation sera, je le crains, une malédiction pour l’humanité. L’exploitation d’une nation par une autre ne peut pas durer éternellement. L’industrialisation dépend entièrement de votre capacité d’exploitation, de l’ouverture des marchés étrangers et de l’absence de concurrents. (YI, 12-11-1931, p. 355)

Lorsque je regarde la Russie, où l’apothéose de l’industrialisation a été atteinte, la vie qui y règne ne me plaît pas. Pour reprendre le langage de la Bible, « À quoi servirait à un homme de gagner le monde entier et de perdre son âme ? » En termes modernes, il est indigne de l’homme de perdre son individualité et de devenir un simple rouage de la machine. Je veux que chaque individu devienne un membre à part entière et pleinement épanoui de la société. (H, 28-1-1939, p. 438)

Dieu interdit à l’Inde de se lancer dans l’industrialisation à la manière de l’Occident. Si une nation entière de 300 millions d’habitants se lançait dans une exploitation économique similaire, elle dépouillerait le monde comme les criquets ravageraient des champs. À moins que les capitalistes de l’Inde ne contribuent à éviter cette tragédie en devenant les gardiens du bien-être des masses, et en consacrant leurs talents non pas à amasser des richesses pour eux-mêmes mais au service des masses dans un esprit altruiste, ils finiront soit par détruire les masses, soit par être détruits par elles. (YI, 20-12-1928, p. 422)

L’Inde, lorsqu’elle commencera à exploiter d’autres nations – comme elle devra le faire si elle s’industrialise – sera une malédiction pour les autres nations, une menace pour le monde. Et pourquoi devrais-je penser à industrialiser l’Inde pour exploiter d’autres nations ? Ne voyez-vous pas la tragédie de la situation, à savoir que nous arrivons à trouver du travail pour nos 300 millions de travailleurs, mais que l’Angleterre n’en trouve pas pour trois millions et se trouve confrontée à un problème qui déconcerte les plus grands esprits de l’Angleterre. (YI, 21-11-1931, p. 355)

Alternative à l’industrialisation

Je ne crois pas que l’industrialisation soit nécessaire pour un pays, en aucun cas. Elle l’est beaucoup moins pour l’Inde. En effet, je crois que l’Inde indépendante ne peut s’acquitter de son devoir envers un monde aux abois qu’en adoptant une vie simple mais ennoblie en développant ses milliers de petites maisons et en vivant en paix avec le monde. Une pensée qui cherche l’élévation est incompatible avec une vie matérielle compliquée basée sur la grande vitesse que nous impose le culte de Mammon [c’est-à-dire le culte de la richesse matérielle, NdT]. Toutes les grâces de la vie ne sont possibles que lorsque nous apprenons l’art de vivre noblement. […]

La question de savoir si une telle vie simple est possible pour une nation isolée, aussi grande soit-elle géographiquement et démographiquement, face à un monde armé jusqu’aux dents qui passe son temps à s’autocongratuler, est une question ouverte au doute du sceptique. La réponse est simple et directe. Si une vie simple vaut la peine d’être vécue, alors il faut en tenter l’expérience, même si seul un individu ou un groupe réalisent l’effort.

Contrôle de l’État

En même temps, je crois que certaines industries clés sont nécessaires. Je ne crois pas au socialisme de salon ni au socialisme armé. Je crois à l’action en fonction de mes convictions, sans attendre la conversion générale. Par conséquent, sans avoir à énumérer les industries clés, j’aurais la propriété de l’État, où un grand nombre de personnes doivent travailler ensemble. La propriété du produit de leur travail, qu’il soit qualifié ou non, leur sera dévolue par l’État. Mais comme je ne peux concevoir un tel État que sur la base de la non-violence, je ne déposséderais pas les hommes d’argent par la force, mais j’inviterais leur coopération dans le processus de conversion à la propriété d’État. Il n’y a pas de parias de la société, qu’ils soient millionnaires ou indigents. Les deux sont les plaies de la même maladie. Et tous sont des hommes de même valeur. (H, 1-9-1946, p. 285)

La renaissance des industries rurales

Note du traducteur : le mot « industrie » n’était pas à l’origine lié à la mécanisation et aux machines, le terme avait un sens différent au XIXe siècle et au début du XXe siècle.

En cherchant à faire revivre les industries villageoises qui peuvent l’être… j’essaie de faire ce que font ou essaient de faire tous les amoureux de la vie villageoise, tous ceux qui se rendent compte de la signification tragique de la désintégration des villages. En quoi fais-je reculer le cours de la civilisation moderne quand je demande aux villageois de moudre leur propre grain, de le manger en totalité, y compris le nourrissant son de blé, ou quand je leur demande de transformer la canne à sucre en gur pour leurs propres besoins et non pour la vendre ? Est-ce que je fais reculer le cours de la civilisation moderne quand je demande aux villageois non seulement de cultiver des produits bruts, mais de les transformer en produits commercialisables et d’ajouter ainsi quelques recettes supplémentaires à leur revenu quotidien ? (H, 4-1-1935, p. 372)

La renaissance du village est possible seulement lorsqu’il n’est plus exploité. L’industrialisation à grande échelle conduira nécessairement à l’exploitation passive ou active des villageois lorsque les problèmes de concurrence et de commercialisation se poseront. Par conséquent, nous devons concentrer notre effort sur l’autonomisation du village, ce dernier fabricant principalement pour son propre usage. Si ce caractère de l’industrie villageoise est maintenu, il n’y a aucune objection à ce que les villageois utilisent aussi les machines et outils modernes qu’ils peuvent fabriquer et se permettre d’utiliser. Seulement, ils ne devraient pas être utilisés comme moyen d’exploitation des autres. (H, 28-1-1946, p. 226)

La vraie planification

J’approuve de tout cœur la proposition selon laquelle tout plan qui cherche à exploiter les matières premières d’un pays et néglige la force humaine potentiellement plus puissante est déséquilibré et ne peut jamais tendre à établir l’égalité humaine.

[…]

La véritable planification consiste à utiliser au mieux toute la force de travail de l’Inde et à distribuer les produits bruts de l’Inde dans ses nombreux villages au lieu de les envoyer à l’extérieur et de racheter les produits finis à des prix exorbitants. (H, 23-3-1947, p. 79)

M.K Gandhi


  1. François Jarrige, Technocritiques : du refus des machines à la contestation des technosciences, 2014.

  2. Charles Tilly, « La guerre et la construction de l’État en tant que crime organisé », Politix, 2000.

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