Lao Tseu, premier technocritique

Extrait de Confronting Technology (2020), un livre du philosophe David Skrbina qui recense différents écrits sur la technologie à travers l’histoire. On découvre ici que la technocritique est au moins aussi ancienne que la civilisation.


La plus ancienne critique connue de la technologie se trouve dans un texte de la Chine ancienne, le Tao-tö-king (ou le Lao-tseu). Ce recueil de proverbes et d’aphorismes est historiquement attribué au vénérable sage Lao-tseu, dont on dit qu’il fut contemporain de Confucius, quoique plus âgé que lui – ce qui le situe au début du vie siècle avant J.-C. Le Tao-tö-king est un des grands classiques de la Chine ancienne, et ce texte constitue le cœur du système philosophique appelé Taoïsme. Son titre signifie « Livre de la Voie (Tao) et de la Vertu (tö). La Voie (ou Tao) est l’ultime force créative du cosmos, et ce sur quoi tout bon taoïste cherche à s’aligner. Atteindre une vie en harmonie avec le Tao, tel est le chemin de la vertu.

Le Taoïsme promeut une vie simple, libérée des frivolités et des complexités de la civilisation. Les biens de luxe – ces choses qui « poussent au crime » – sont plus qu’inutiles ; ils font virtuellement obstacle à la poursuite d’une vie harmonieuse. « Les objets rares poussent au crime / Le saint, dans son gouvernement, s’occupe du ventre et non de l’œil. Il écarte le cela au profit du ceci. » (I. 12). Ainsi, l’homme sage travaille à se libérer du désir envers les artifices matériels et humains. Il cherche la vie simple.

Les choses artificielles résultent de l’ingéniosité humaine et de son hybris [sa démesure]. La voie du Tao est simple et naturelle, et ne demande par conséquent aucune pensée analytique complexe, aucune création ou construction humaine. L’ingéniosité conduit à l’innovation, qui aboutit au luxe et aux artifices corrupteurs de la société et obstacles à la vie libre et sincère :

« Proscris l’industrie et le profit, / il n’y aura plus un brigand dans le pays ! » (I.19)

« L’apparition de l’intelligence / s’accompagna de l’artifice. » (I. 18)

« L’aveuglement appelle le malheur. » (I. 16)

« Abandonne l’étude pour être sans souci. » (I. 20)

L’« étude », ou connaissance technique, est particulièrement ciblée. Elle entraîne clairement celui qui la pratique sur la mauvaise voie, loin du Tao :

« Qui s’adonne à l’étude s’accroît jour après jour,

Qui s’instruit du Tao s’amenuise jour après jour.

Il s’amenuise, s’amenuise jusqu’à ne plus rien faire.

Qui ne fait rien peut tout. » (II. 48)

L’étude conduit aux « outils », puis à la technologie, ce qui constitue la source d’une grande préoccupation pour une société bien tenue. Les outils altèrent et perturbent l’ordre social et naturel. Plus les outils s’affinent, plus l’État devient instable et vacillant ; il entre alors dans des temps sombres, dans un état de « désordre » :

« Plus on compte de bons outils,

Plus le désordre sévit. » (II. 57)

Se présente ici une vision presciente, poétique et funeste de la technologie – avec plus de 2000 ans d’avance.

Étant donné cet avertissement, l’homme sage sait identifier l’instant où il en a assez ; il sait quand s’arrêter.

« La connaissance des limites préserve du danger. » (I. 32)

« Qui sait tôt s’arrêter évite les périls,

Et connaît longue vie. » (II. 44)

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