Leçons d’une vie de prince en dehors du monde-machine

Traduction du second article de la série écrite par l’auteur autonomiste et luddite Mark Boyle dans le Guardian entre 2016 et 2019[1]. Il raconte dans ces textes son expérience de vie sans technologie moderne. Le premier article de la série est à lire ici.


Lire Thoreau au coin du feu, pêcher la truite et jouer aux échecs en buvant du vin de mûres ne représentent qu’un aperçu des plaisirs dont je profite depuis que j’ai tourné le dos à la technologie.

Les gens défendent ce dont ils dépendent. Il en est ainsi depuis des temps immémoriaux. Ainsi, tandis que les « sauvages non civilisés » des terres indigènes et tribales défendent – souvent avec leur corps – des choses banales et sans importance comme leurs troupeaux d’animaux, les rivières et les forêts dont leur vie dépend, l’e-Homo sapiens défend un mode de vie progressiste – avec ses usines, ses supermarchés, ses vols bon marché et ses achats en ligne – en oubliant de quoi dépend cette mégamachine mumfordienne[2]. Cette tendance en nous est aussi problématique que compréhensible.

Tout d’abord, les techniques anciennes nous sont devenues étrangères. Tanner des peaux de cerf en utilisant de la cervelle de l’animal, pour fabriquer des vêtements qui ne dépendent pas de la déforestation ni de l’extermination massive d’espèces, ça ne fait plus partie de notre lexique économique. De plus, ces pratiques traditionnelles sont particulièrement difficiles à envisager pour un ancien végan comme moi, qui a été témoin de l’impact de la civilisation industrielle sur les régions sauvages et le règne animal. Au final, le polyester n’est pas plus végan que la peau de daim.

Cultiver de la mélisse et de la sauge au lieu d’importer du thé d’Inde n’a guère de sens dans le cadre des théories économiques de l’ère des Lumières. Ces théories, stupides sur le plan écologique mais astucieuses au niveau financier, régissent encore tyranniquement nos vies aujourd’hui [remarque idéaliste : ce n’est pas une théorie qui a la capacité de nous imposer quoi que ce soit, mais le milieu technologique qui contraint matériellement des milliards d’humains à adopter un mode de vie uniforme (la théorie sert à légitimer ces conditions matérielles pour empêcher leur remise en question), NdT]. Même marcher sur de longues distances ou affronter les saisons dans toute leur splendeur font partie des arts perdus.

En abandonnant les technologies complexes et en me rapprochant des techniques préindustrielles et primitives, j’ai voulu explorer ces questions sans arrière-pensée ni dépendance. J’ai beaucoup appris, et vite.

Leçon 1

Les choses prennent plus de temps. Beaucoup plus de temps. Prenons l’exemple de la préparation du repas de Noël. Habituellement, il suffit de tourner le robinet, d’actionner la bouilloire électrique, d’allumer le four à gaz et de faire cuire les aliments achetés. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. Ma journée commence par aller chercher de l’eau à la source, du bois dans mon stock, des légumes dans le jardin, du thé dans le potager, ainsi que d’autres tâches peu glorieuses qui m’impliquent personnellement dans le façonnement du milieu où je vis.

Brutalement efficace, la tronçonneuse a été remplacée par une scie dont les qualités permettent de rendre obsolète la salle de sport. Au lieu des tondeuses thermiques à essence, on utilise une faux ou un cheval – qui est dressé afin de tirer une charrette pour le transport de bois ou de personnes. Il n’y a pas de douches rapides (seulement de longs bains). S’asseoir et observer le drame – réel et non-fictionnel – d’une guerre entre deux colonies de fourmis (sans doute causée par la politique britannique de division et de domination) peut prendre une éternité – et, comme tout le reste, ça ne paie pas les factures. Ce qui est une excellente chose, car je n’ai aucune facture à payer.

Leçon 2

Une fois que vous vous êtes débarrassé des factures susmentionnées, que vous rejetez ainsi une idée chère à Benjamin Franklin qui estimait que « le temps, c’est de l’argent[3] », vous vous retrouvez peu à peu avec plus de temps pour faire les choses que vous aimez. Vous êtes libéré des contraintes financières permanentes exigées par la modernité. Je n’ai aucune idée de ce que cela signifie pour vous, mais pour moi, cela veut signifie lire Henry David Thoreau[4] au coin du feu, pêcher la truite arc-en-ciel, jouer aux échecs en buvant du vin de mûres dans notre pub sans argent, et déblatérer dans le Guardian sur notre culture obsédée par le court terme qui affiche un mépris pour le temps long.

C’est une logique étrange, mais elle fonctionne. Je m’explique. Répondre à la dizaine de lettres que je reçois chaque semaine (ce qui est agréable) et faire les 12 km hebdomadaires pour aller à la poste (ce qui est encore plus agréable) est beaucoup plus lent que d’envoyer le même nombre de courriels. Mais cela prend toujours moins de temps que de traiter les 10 courriels que je recevrais chaque jour en vivant dans le monde cybernétique. Et, comme Thoreau l’avait compris bien avant moi, la marche prend moins de temps que de travailler pendant les mois nécessaires pour payer les taxes, l’assurance, le carburant, le contrôle technique et la réparation des inévitables pannes mécaniques d’une voiture.

Dans le grand classique d’Antoine de Saint-Exupéry[5], le petit prince l’avait mieux compris que la plupart des adultes. Lorsque le petit prince demande au marchand ce qu’il peut faire des 53 minutes que les experts prétendent lui faire gagner en achetant sa pilule (qui supprime le besoin de boire de l’eau), le marchand lui répond : « Tout ce que vous désirez ». Et le petit prince décida que rien ne lui ferait plus plaisir que de passer ce temps à marcher lentement vers une source d’eau fraîche.

Leçon 3

Notre culture industrielle est plus génocidaire et écocidaire qu’Adolf Hitler ou Tony Blair. Oui, même Tony… En vivant sans technologie, on devient plus sensible à ses aspects violents, malsains et toxiques. Mais nous avons conclu un pacte faustien[6] avec la technologie complexe et, comme le suggèrent quelques-unes des lettres électroniques reçues en réaction à mon dernier article, la dépendance est aussi profondément enracinée dans la psyché que dans les océans et la terre.

On prend de plus en plus conscience que la culture industrielle a remplacé l’artisanat par l’efficacité, l’originalité par la standardisation, l’aspiration par l’ambition, l’enracinement par l’éphémère, le contentement par le progrès, l’attention par la vitesse, et les cycles naturels de la vie par des emplois du temps chargés. Cela se manifeste dans le quotidien – la façon dont nous mangeons, construisons nos maisons, et même notre vie érotique. Rien n’est sacré dans le besoin insatiable de vitesse qu’exige l’industrialisme.

Le parti pris écrasant en faveur du régime technologique témoigne d’une réalité à laquelle il est difficile d’échapper et de l’analphabétisme écologique au centre de notre culture. Prenons par exemple ce commentaire (paraphrasé) d’une lectrice, Andrea Sermon : « Pourquoi tout ou rien ? J’utilise l’iPad/le mobile pour les rares SMS/appels et j’évite le reste. Je n’utilise pas les réseaux sociaux. Mais pour faire mes courses ou lire plusieurs journaux par jour, j’utilise la technologie ; je ne suis pas son esclave. »

Si j’admire Andrea de ne pas être esclave de la technologie, j’aimerais que l’on puisse en dire autant des âmes qui passent leur vie précieuse dans des usines qui produisent ladite technologie. (On pourrait dire que c’est leur choix de vie, encore faudrait-il que leurs modes de vie alternatifs n’aient pas été éradiqués).

Ce point de vue semble également ignorer les conséquences écologiques de la production de l’iPad/du mobile – indépendamment de l’usage que nous en faisons – soulevées dans mon article. Ou peut-être s’agit-il là d’un effet secondaire de l’incapacité de la génération Twitter, qui manque de temps, à lire les articles dans leur intégralité ? (Vous voulez commenter cet article ? Prouvez que vous l’avez lu en entier en terminant votre commentaire par « Qui était Aldo Leopold[7] ? »)

Tout prend du temps. Discuter avec les adorables et caractériels vauriens que j’appelle mes voisins – eh bien, ça prend du temps. Un temps improductif pour l’esprit citadin, qui considère chaque minute perdue comme de l’argent perdu. Mais lorsque les choses se gâtent, comme c’est parfois le cas, les gens d’ici savent que l’on peut toujours obtenir de l’aide pour un investissement fiable et éprouvé : l’amitié.

La question est donc de savoir comment nous voulons passer les moments qui nous sont donnés d’une manière qui soit juste pour le reste de cette charmante et généreuse planète.

Sur ce, je pose mon crayon et je m’en vais marcher très lentement vers une source d’eau fraîche, sans avoir la moindre idée de l’heure qu’il est.

Mark Boyle

Traduction : MH


  1. https://www.theguardian.com/commentisfree/2017/feb/06/life-without-technology-tech

  2. https://fr.wikipedia.org/wiki/Lewis_Mumford

  3. https://fr.wikipedia.org/wiki/Co%C3%BBt_d%27opportunit%C3%A9

  4. https://fr.wikipedia.org/wiki/Henry_David_Thoreau

  5. https://fr.wikipedia.org/wiki/Antoine_de_Saint-Exup%C3%A9ry

  6. https://fr.wikipedia.org/wiki/Faust

  7. https://fr.wikipedia.org/wiki/Aldo_Leopold

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