« La nature sauvage est un besoin fondamental de l’esprit humain » (par Edward Abbey)

« Je ne suis pas athéiste, je suis terréiste. Soyez fidèles à la Terre. »

– Edward Abbey

Extrait du livre Désert solitaire (1968) d’Edward Abbey, conservationniste, écrivain et militant écologiste. Partisan de l’action directe contre le système techno-industriel, ses idées ont inspiré la création du mouvement écologiste radical Earth First !


Nature sauvage : Wilderness – ce mot à lui seul fait musique.

Wilderness, wilderness… Nous savons à peine ce que nous entendons lorsque nous prononçons ce mot, mais le son qu’il fait attire tous ceux dont les nerfs et les émotions n’ont pas encore été irrémédiablement abrutis, engourdis, tués par le rut du commerce, la course frénétique pour le profit et la domination.

Qu’est-ce qui confère tant de magnétisme à ce mot ? Que veut-il vraiment dire ? La wilderness peut-elle se définir dans les termes de l’officiel sabir gouvernemental comme simplement “un minimum de cinq mille acres contiguës de zone sans route” ? Cela constitue peut-être une base essentielle dans une quête de définition, mais c’est insuffisant ; il se joue là quelque chose d’autre.

Disons par exemple que la wilderness convoque une nostalgie, une nostalgie justifiée, et pas seulement sentimentale, de l’Amérique perdue que nos ancêtres connurent. Ce mot connote le passé et l’inconnu, le giron de la terre d’où nous sommes tous issus. Il dit quelque chose de perdu et quelque chose d’encore là, quelque chose de lointain et d’intime en même temps, quelque chose d’enfoui dans notre sang et dans nos nerfs, quelque chose qui nous dépasse, quelque chose d’infini. Pur romantisme, certes, mais ce n’est pas une raison pour le rejeter. Sans constituer toute la vérité, la vision romantique est une part nécessaire de toute la vérité.

Mais l’amour de la nature sauvage est plus qu’une soif de ce qui est toujours hors d’atteinte ; c’est aussi une affirmation de loyauté à l’égard de la terre, cette terre qui nous fit naître, cette terre qui nous soutient, unique foyer que nous connaîtrons jamais, seul paradis dont nous ayons besoin – si seulement nous avions les yeux pour le voir. Le péché originel, le vrai péché originel, est la destruction aveugle par simple appât du gain de ce paradis naturel qui nous entoure – si seulement nous en étions dignes.

Lorsque je parle de paradis, je veux dire le Paradis, pas le banal Ciel des saints. Lorsque j’écris le mot “paradis” je ne pense pas seulement aux pommiers d’amour et aux femmes d’or mais aussi aux scorpions et aux tarentules, aux mouches, aux serpents à sonnette et aux monstres de Gila, aux tempêtes de sable, aux volcans, aux tremblements de terre, aux bactéries et aux bouquetins, aux cactus, aux yuccas, à la coquerelle, à l’ocotillo et au mesquite, aux torrents de boue et aux sables mouvants et, oui, à la maladie et à la mort et à la pourriture de la chair.

Le paradis n’est pas un jardin de félicité et de perfection immuable où les lions se couchent comme des moutons (que mangeraient-ils ?) et où les anges, les chérubins et les séraphins tournoient éternellement en cercles stupides, comme des pièces d’horlogerie autour d’un tout aussi inepte et risible Moteur Immobile. (Soyez prudents. Priez uniquement dans le sens des aiguilles d’une montre. Amusons-nous tous ensemble.) Ce fantasme iconographique particulier d’un royaume au-delà du temps et de l’espace qu’Aristote et les Pères de l’Église tentèrent de nous fourguer n’a rencontré, à l’époque moderne, que désintérêt et indifférence pour sombrer dans l’oubli qu’il mérite si pleinement, tandis que le Paradis dont je parle et que je veux louer est encore avec nous, c’est l’ici et maintenant, c’est la réelle, la tangible, la dogmatiquement présente terre sur laquelle nous nous tenons.

Certains adeptes du réalisme têtu nous diraient que le culte de la nature sauvage n’est possible que dans un contexte de confort et de sécurité, et était de ce fait inconnu des pionniers qui soumirent un demi-continent avec leurs armes à feu, leurs charrues et leur fil de fer barbelé. Est-ce vrai ? Prenez les sentiments de Charles Marion Russell, l’artiste cow-boy, tels que les retranscrit John Hutchens dans One Man’s Montana :

“On m’a appelé pionnier. Dans mon livre, un pionnier est un homme qui arrive sur une terre vierge, piège tous les animaux à fourrure, tue toutes les bêtes à viande, abat tous les arbres, fait fondre les prairies dans l’estomac de ses ruminants, arrache toutes les racines et pose dix millions de miles de fil de fer barbelé. Un pionnier détruit le monde et nomme son œuvre civilisation.”

Parmi d’autres personnes ayant enduré des souffrances et des privations non moins sévères que celles des pionniers se trouvent John Muir, H.D. Thoreau, John James Audubon et le peintre George Catlin, qui tous parcoururent une grande partie du pays à pied et y trouvèrent quelque chose de plus que de la simple matière première pouvant être exploitée pour l’argent.

Un sixième exemple, mon préféré, est celui du major J. Wesley Powell, vétéran de la guerre de Sécession, manchot d’un bras, assis dans un fauteuil roulant amarré au pont du petit bateau en bois dans lequel il mena sa courageuse expédition par les canyons inconnus de la Green River, de la Grand River et du Colorado. De la ville ferroviaire de Green River, dans le Wyoming, jusqu’à l’embouchure du Grand Canyon dans ce qui est aujourd’hui le lac Mead, le premier voyage de Powell dura trois mois.

Durant ce temps, lui et ses hommes souffrirent toute une variété d’expériences déplaisantes, dont la perte d’un bateau, le rude labeur consistant à faire descendre leurs bateaux à la corde pour franchir les pires des rapides, la farine moisie et la pénurie de viande, la chaleur et la froidure extrêmes, la maladie, ainsi que la peur constante de l’inconnu, l’incertitude du succès, la possibilité toujours présente de rencontrer au détour du prochain coude des dangers plus grands encore que tous ceux qu’ils avaient jusqu’alors surmontés. Cette pression psychologique s’avéra finalement trop forte pour trois des hommes de Powell ; vers la fin de leur périple, ces trois-là quittèrent l’expédition et tentèrent de regagner la civilisation par voie terrestre. Ils furent tous trois tués par les Indiens. Powell connaissait la gorge du Grand Canyon comme un monde souterrain terrible et lugubre, théâtre de beaucoup de souffrances physiques et mentales pour lui et ses hommes, mais malgré cela, et malgré tout ce qui lui est arrivé au cours de ses explorations, c’est le mode du panégyrique qui lui venait sous la plume lorsqu’il décrivait ce lieu :

“Les splendeurs et les beautés de formes, de couleurs et de sons fusionnent dans le Grand Canyon  –  formes inégalées même par les montagnes, couleurs qui rivalisent avec les plus beaux couchers de soleil, et sons qui embrassent toute la gamme du tonnerre au tintement d’une goutte d’eau, de la cataracte à la fontaine…

On ne peut embrasser le Grand Canyon en une seule vue comme si c’était un spectacle immuable devant lequel un rideau pût être tiré. Pour le voir, il faut peiner des mois dans ses labyrinthes. C’est une région plus difficile à traverser que les Alpes ou l’Himalaya, mais avec suffisamment de force et de courage, en un an de labeur, vous pourrez atteindre à un concept du sublime dont vous ne trouverez jamais l’égal de ce côté-ci du Paradis.”

Non, la nature sauvage n’est pas un luxe mais un besoin fondamental de l’esprit humain, aussi vital pour l’homme que l’eau et le bon pain. Une civilisation qui détruit le peu qu’il reste de sauvage, de vierge, d’originel, se coupe elle-même de ses origines et trahit le principe même de civilisation.

Si l’homme industriel continue à se multiplier et à étendre l’ampleur de ses activités, il réussira à atteindre son but apparent : s’isoler du naturel et s’en abriter dans une prison synthétique de sa propre fabrication. Il s’exilera lui-même de la terre et connaîtra enfin, s’il est encore capable de ressentir quelque chose, la souffrance et la peine que suscite toute perte irrémédiable. Il comprendra ce que les Indiens Zia prisonniers voulaient dire lorsque la nostalgie de leur terre les fit chanter :

Ma terre là-bas,

Maintenant je m’en souviens ;

Et quand je vois cette montagne au loin,

Alors je pleure,

Alors je pleure,

En pensant à ma terre.

Edward Abbey

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