L'inclusivité est le moteur du système industriel

« Le système n’est pas inclusif ! » (poncif n°9)

Partant d’une prémisse fausse, ce poncif réussit pourtant l’exploit de parvenir à une conclusion presque juste. En effet, pointer une certaine intolérance du doigt ne trahit pas une volonté d’en finir avec le système technologique, mais seulement de le changer en bien. Le problème n’est donc pas tant ce poncif en soi que l’idéologie qui le soutient, car cette dernière n’amène en réalité les militants qu’à rendre service au système technologique. Oui, ce système est intolérant, mais l’intolérance dont il est question n’est certainement pas celle à laquelle vous pensez.

I – Une prémisse faussée

Le sous-entendu de ce poncif étant que cette intolérance concerne les minorités ethniques et sexuelles, posons d’emblée la question qui permettra de détricoter un raisonnement faussé à sa base : quel est l’intérêt du système technologique ? Pour y répondre, procédons par la négative, et déterminons où son intérêt ne se trouve pas.

a) Le système n’a pas intérêt à réduire la portée de son influence en excluant des individus ou des groupes. Sur un strict plan économique, exclure des personnes en fonction d’une appartenance sociale ou ethnique reviendrait à s’aliéner un soutien potentiel. Or, pour qui veut faire des affaires, le mieux reste au contraire d’accroître toujours plus sa clientèle, avec toute l’hypocrisie que cela suppose.

« Si, par exemple, le statut des homosexuels a évolué de façon positive au cours des dernières décennies, c’est non seulement parce que toute discrimination à l’embauche et à la vente est contre-productive d’un point de vue strictement capitaliste, mais surtout parce que les homosexuels des classes moyennes et aisées ont une consommation supérieure à la moyenne et sont d’ailleurs eux-mêmes, des prescripteurs de modes, reconnus en tant que tels. Il ne fait donc aucun doute que l’homosexuel gay a bien été intégralement libéré en tant que consommateur ou en tant qu’icône de la mode et de l’univers people (le succès de la Gay Pride — cette grand-messe annuelle du Spectacle et de la consommation branchée — le prouve suffisamment). Mais — comme Pasolini l’avait bien vu — cela ne signifie pas pour autant qu’il ait été véritablement admis et reconnu en tant qu’être humain (comme il pourra l’être enfin dans une société décente). Il existe aussi des ghettos dorés1. »

Sur le plan, plus large, de l’intégration au système techno-industriel, la position la plus judicieuse consiste à réduire toujours davantage la portion contestataire d’une société. Pour y parvenir, il suffit d’inclure les éléments contestataires, de leur offrir notamment un attachement matériel au système, pour garder sous contrôle les éventuelles perturbations. En ce sens, laisser des postes universitaires, ministériels, des relais médiatiques, etc., aux prétendus ennemis du système permet d’acheter leur adhésion. Inversement, l’exclusion ne ferait qu’accroître toujours plus le niveau de contestation et le risque révolutionnaire.

b) La mauvaise réputation est un frein au développement global du système. Il nous faut à présent faire un détour par la théorie. Le concept de système auto-propagateur (SAP), avancé par Theodore Kaczynski, « désigne un système qui tend à promouvoir sa propre survie et sa propre propagation. Un système peut se propager d’une ou des deux manières suivantes : il peut augmenter indéfiniment sa taille et/ou son pouvoir, ou donner naissance à de nouveaux systèmes dotés de certains de ses attributs2 ». Concrètement, les SAP sont « les nations, les entreprises, les syndicats, églises et partis politiques, ainsi que des groupes manquant de délimitations claires et d’organisation formelle (écoles de pensée, réseaux sociaux, sous-cultures) ». Ainsi, Kaczynski énonce que :

« Les SAP dotés des caractéristiques convenant le plus à leur survie et leur propagation ont tendance à mieux survivre et s’étendre que les autres3. »

Ce concept permet de caractériser le comportement fondamental des groupes d’organismes, à la manière, p. ex. d’une meute de loups pérenne ou d’une forêt qui s’étendra naturellement sans intervention humaine. Mais le concept de SAP vaut également pour les groupes humains, les organisations humaines. Un État ou une entreprise cherchera nécessairement à accroître sa puissance pour ne pas disparaître.

Toutefois, ce concept trouve également à s’appliquer verticalement, de sorte qu’un super-système pourra se composer d’autres SAP plus petits. Ainsi : « dans les sociétés de chasseurs-cueilleurs, les familles nucléaires appartiennent aux clans, et les clans sont souvent organisés en tribus. Familles nucléaires, clans et tribus sont tous des SAP. La famille nucléaire est un sous-système du clan, le clan est un sous-système de la tribu, la tribu un super-système de chacun des clans qui la composent, lesquels sont autant de super-systèmes des familles nucléaires qui les composent4. »

Considérons maintenant les États industrialisés, les entreprises, les réseaux de distribution et de communication comme des sous-SAP du grand ensemble connu sous le nom de système technologique. En plus de leurs intérêts respectifs, ces sous-systèmes doivent obéir à la logique de l’ensemble. Tout sous-système qui manquerait à cette mission deviendrait donc un frein au développement global du système. Un État ne saurait rester longtemps dans la course s’il entretient une réputation d’arriéré5. De même, la moindre entreprise cherchant à redorer son blason auprès de l’opinion publique globale s’attachera à mener des campagnes publicitaires inclusives et prêtera grand soin à ne pas commettre de faux pas, toujours afin de rester dans la course.

c) Le système n’a pas intérêt à accentuer les tensions en son sein au risque de passer pour instable et peu sûr. Continuons ici le raisonnement précédent. Tout organisme vivant est supposé assurer sa perpétuation et sa propagation. Tout comportement autodestructeur ne peut in fine qu’amener à sa disparition. Ainsi, les seules divisions tolérées sont celles qui ne remettent pas fondamentalement en cause le système. Diviser les peuples sur des questions sociétales est autrement plus intéressant que de les polariser sur des sujets cruciaux (en premier chef, la préservation de la vie sur Terre). La question de l’intolérance ne vise in fine qu’à susciter des débats stériles et inoffensifs. « Diviser pour mieux régner », certes, mais dans la limite de ce qui ne permettra qu’une contestation partielle, et donc impuissante.

II – Le détournement des forces contestataires vers des enjeux inoffensifs

Le meilleur tour du système technologique, sa plus belle ruse, consiste à capter en sa faveur les pulsions de rébellion afin de se rendre toujours moins contestable. Par les changements sociaux et environnementaux qu’il engendre, se développent largement la frustration et le sentiment d’impuissance. Ainsi que l’estime Kaczynski :

« Beaucoup méconnaissent les racines de leur frustration, leur rébellion ne prenant ainsi aucune direction précise. Ils veulent se rebeller, mais ne savent pas contre quoi. Par chance, le Système peut leur fournir une liste de griefs standards contre lesquels se révolter : racisme, homophobie, condition féminine, misère, ateliers clandestins… toute la gamme des revendications “militantes’’. Un très grand nombre d’aspirants rebelles mordent à l’hameçon. En luttant contre le racisme, le sexisme, etc., etc., ils ne font que travailler pour le Système, mais s’imaginent malgré tout faire œuvre de rébellion. […]5 »

En effet, le militant restant la cible privilégiée des conservateurs, l’illusion de sa nocivité pour le système se renforce. Cependant, quels sont les effets potentiels d’un tel engagement en faveur de ces « griefs standards » ? Si les militants anti-intolérance obtiennent gain de cause, et parviennent à faire « céder » le système, ils ne feront en fait que le rendre toujours plus incritiquable. Savoir si ces causes sont nobles ou non ne nous intéresse pas. Le fait est qu’elles ne visent qu’à accroître toujours plus l’intégration des individus au sein du système. Le combat contre l’intolérance ne vise qu’à le réformer, qu’à forcer la totalité du genre humain à entrer dans son giron. Ironiquement, le combat contre les défauts du système n’amène qu’à son perfectionnement – et non à son anéantissement. Mais même tolérant, il n’en gardera pas moins ses armes, et continuera d’orchestrer la destruction de notre environnement et de notre liberté. Le système, pour son plus grand avantage, réussit à neutraliser les pulsions révolutionnaires et à les ravaler au rang de simples élans réformistes.

III – La seule intolérance concerne la nature

La vraie intolérance de ce système transparaît à chaque étape de son évolution. Pour se développer, il lui faut absorber, détruire toute forme de naturalité. Ainsi, notre espèce, biologiquement constituée pour une vie au sein de la nature, en est totalement coupée. Ni air, ni eau, ni aliments, ni sociétés humaines, voilà le compte de son braquage.

Car pour s’édifier, le système a dû, et doit encore, sacrifier à sa propre gloire toutes les conditions permettant une vie humaine authentique. Adieu donc les peuples premiers, voyant leurs milieux saccagés, leurs terres toujours plus polluées et réduites, leurs vies bouleversées par l’irruption de la machinerie technologique. Bétonisation et déforestation de l’Amazonie, dégel et pollution maritime néfastes aux peuples du Grand Nord, création de mines de lithium en France ou au Portugal, etc. le combat est le même partout. Ce que l’on appelle anthropocène, l’âge de l’homme, est ironiquement un âge de l’ethnocide.

Une vie dénuée de nature, dénuée de la moindre diversité humaine, imposant le recours aux loisirs technologiques pour compenser un temps gâché et servile, voilà la seule promesse du système technologique. Un type uniforme d’être humain, parfaitement façonné pour résister à au stress ambiant, par voie médicamenteuse et ludique, voilà son seul horizon. Qu’est-ce qu’un pot de fleurs posé sur le balcon du 7ème étage d’un immeuble sinon le reflet d’un besoin fondamental ? Que trahit l’intense besoin de distractions technologiques sinon l’absence d’épanouissement vital ? Les exemples ne manquent pas, et nous les connaissons déjà trop bien. En réalité, rien ne justifie de sauver ce système. C’est pourquoi nous ne pouvons nous offrir le luxe d’une vision faussée de l’intolérance, et que nous choisissons d’écarter de notre combat ces luttes inoffensives pour ne garder qu’un seul objectif. L’efficacité commande ce resserrement, cette primauté d’un seul but. Pourquoi privilégier l’inclusivité maximale à la vie sur Terre ?

R. F.


NOTES

1. Michéa Jean-Claude, La double pensée, retour sur la question libérale, Flammarion, 2008.

2. Kaczynski Theodore J., Révolution anti-tech : Pourquoi et comment ?, Editions Libre, 2021, trad. A. Adjami et R. Fadeau, p.65.

3. Ibid.

4. Ibid.

5. Que le Qatar puisse organiser une coupe du monde de football est, à cet égard, la preuve factuelle que même les États les plus contestés sur la scène internationale tentent de donner des gages de conformité à l’ordre techno-industriel.

6. Kaczynski Theodore J., « Le Meilleur tour du système », dans L’Esclavage technologique Vol. 1, Éditions LIBRE, 2023.

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