CRISPR : dompter l'ADN pour contrôler les êtres vivants
« Les êtres vivants se reproduisent et se multiplient gratuitement. Le principe de la Vie s’oppose donc à la poursuite du Profit. La Vie existe par la singularité de chaque organisme, tandis que l’industrie s’impose par l’uniformité des marchandises. Pour le capitalisme industriel, la Vie est donc doublement sacrilège. »
– Jean-Pierre Berlan, La planète des clones, 2019
En 2012, des chercheurs découvrent CRISPR-Cas9, une biotechnologie révolutionnaire qui se diffuse rapidement dans les laboratoires de génie génétique du monde entier. En effet, grâce à ces « ciseaux moléculaires », il est possible de supprimer, de modifier et d’ajouter des séquences d’ADN avec une précision, une facilité et une rapidité inédites. Très vite, une course internationale à la modification ou à « l’augmentation » démarre. Aucun organisme n’échappe au désir fanatique de puissance des scientifiques : plantes, animaux, champignons et même êtres humains. Des acteurs publics et privés, en premier lieu les géants industriels agroalimentaire et pharmaceutique, franchissent des barrières éthiques et ouvrent des perspectives vertigineuses quant au pouvoir des biotechnologies sur les processus à la base de la vie. Les arguments philanthropiques dont se pare cette énième fuite en avant technologique ne doivent pas nous faire oublier les menaces existentielles que CRISPR fait planer sur l’humanité et la biosphère.
Une révolution technique dans l’édition du génome
L’ADN se présente comme une double-hélice. Chaque brin de cette double hélice est constitué de nucléotides, des molécules organiques liées entre elles. Ces nucléotides, au nombre de quatre, sont représentés par les lettres A,T,G,C. L’appariement entre les deux brins de la double hélice est assuré par des interactions spécifiques mais réversibles entre A et T d’une part et entre G et C d’autre part. La séquence des nucléotides contient l’information génétique, appelée génome, qui permet le développement et la reproduction des êtres vivants. Presque toutes les cellules ainsi que de nombreux virus possèdent de l’ADN.
CRISPR-Cas9 correspond à un mécanisme de défense contre les virus observé chez certaines bactéries. Lorsque ces dernières sont infectées par un virus, elles gardent en mémoire une partie de la séquence ADN du virus qui les a attaquées, pour pouvoir les reconnaître et se défendre si elles sont à nouveau infectées par ce même virus. La partie de la séquence ADN du virus gardée en mémoire est appelée CRISPR, qui est un acronyme pour décrire l’aspect de cette séquence. Une fois le virus reconnu, des enzymes de l’hôte sont utilisés pour éliminer le virus en coupant son ADN. Le mot « Cas » désigne la famille de protéines dont font partie ces enzymes. Nous pouvons donc imaginer CRISPR-Cas9 comme un guide affublé d’une paire de ciseaux.
CRISPR-Cas9 est l’adaptation du mécanisme de défense de ces bactéries dans les laboratoires. Les scientifiques combinent deux éléments : une courte séquence d’ARN guide (l’ARN diffère très légèrement de l’ADN mais est encore constitué de nucléotides presque tous identiques à A,T,C,G), conçue sur mesure pour reconnaître une séquence d’ADN dans l’organisme qu’ils souhaitent modifier, et des enzymes de la famille Cas, qui effectuent la coupure à l’endroit précis de l’ADN visé. Les complexes CRISPR-Cas, fabriqués artificiellement par les scientifiques, sont introduits dans les cellules avec des nanoparticules ou des virus synthétiques. Il existe différents types d’enzymes qui peuvent couper l’ADN, de manière différente : Cas9 a été la première à être expérimentée, mais il existe aussi Cas12 ou Cas13. Une fois la séquence d’ADN coupée, il est possible d’y apporter de nouveaux gènes ou simplement de laisser la coupure se résorber d’elle-même. Ainsi, le génome, qui exprime les caractéristiques de l’être vivant « édité » par CRISPR, est modifié.
Une nouvelle technique d’édition du génome
L’édition génomique, c’est-à-dire la modification ciblée du génome de tout type de cellule à des fins thérapeutiques ou économiques, se pratique depuis des décennies – depuis les années 1980 plus exactement. Les techniques antérieures à CRISPR se nommaient ZFN pour Zinc Finger Nucleases et TALENs pour Transcription Activator-Like Effector Nucleases. Toutefois, ces techniques freinaient les manipulations génétiques car elles ne permettaient pas de cibler un endroit précis de l’ADN présent dans une cellule ou dans son noyau.
En 2012, deux équipes de chercheurs américaines parviennent, à quelques mois d’intervalle, à synthétiser un complexe CRISPR-Cas9. La première était menée par Feng Zhang, du Broad Institute, qui était l’élève de George Church. Ce dernier est assez célèbre pour ses ouvrages de vulgarisation et ses interventions dans les médias, où il soutient des thèses scientistes et transhumanistes. Selon Church, le génie génétique va améliorer la santé humaine et animale, augmenter notre intelligence, notre mémoire et notre durée de vie. L’autre équipe, de l’Université de Berkeley, était composée de Jennifer Doudna et d’Emmanuelle Charpentier. Une guerre des brevets et des licences a opposé ces deux équipes, chacune revendiquant avoir inventé CRISPR avant l’autre. C’est néanmoins l’équipe de Berkeley qui a été récompensée du prix Nobel en 2020. Tous ont lancé des start-ups pour capitaliser sur leurs découvertes.
Avantages et inconvénients
CRISPR présente en effet de nombreux avantages et s’est ainsi attiré les faveurs et l’argent des plus puissants groupes industriels.
CRISPR est simple à mettre en œuvre et peu coûteuse par rapport aux autres techniques de modification du génome. Désormais, les scientifiques peuvent fabriquer un poisson transgénique en quelques jours, une souris transgénique en quelques semaines, un travail qui pouvait auparavant prendre plusieurs années. Ils le font aussi avec plus de précision et de contrôle. En recherche fondamentale, cela signifie que les chercheurs vont pouvoir comprendre davantage les mécanismes biologiques des organismes vivants et la fonction des gènes dans le corps humain, chez les animaux ou les plantes.
En termes médicaux, pharmaceutiques et agronomiques, on nous annonce que le pouvoir biotechnologique conféré par CRISPR va faire plier les organismes devant les besoins et la volonté des sociétés humaines, éclairées des recommandations éthiques et encadrées par des règlementations établies par un consensus démocratique. CRISPR pourra soigner les cancers, mettre fin aux épidémies et aux maladies rares. Quant aux agronomes, ils fabriqueront de la nourriture meilleure pour la santé.
On s’en doute, tout cela a forcément un revers.
Que CRISPR soit entre les mains de firmes capitalistes, d’un État planificateur ou d’individus, elle n’en reste pas moins une biotechnologie aux potentiels extrêmement dangereux. Citons par exemple les effets hors cible, lorsque le complexe CRISPR-Cas coupe l’ADN à un endroit non souhaité, ou que des mutations sont effectuées à d’autres endroits du génome. Il est aussi possible que la réparation qui s’effectue naturellement après la coupure donne lieu à des anomalies. Par ailleurs, qu’en est-il des effets des modifications génétiques de CRISPR sur un organisme à long terme ? Ces modifications, qui peuvent se transmettre de génération en génération, sont irréversibles et pourraient impacter les organismes vivants dans des proportions inimaginables.
De plus, avec la logique des brevets, les grandes firmes biotechnologiques peuvent revendiquer non plus la propriété d’un être obtenu par modification génétique, mais bien de l’information génétique codant pour des caractères particuliers. On assiste donc depuis les années 1980 à une appropriation des processus biologiques et de toutes les formes de vie sur Terre par des multinationales surpuissantes, agro-industriels et pharmaceutiques. CRISPR a donné un coup d’accélérateur sans précédent à cette dynamique. Rappelons que l’être humain, dont le génome est séquencé depuis le début des années 2000, partage 99% de ses gènes avec les chimpanzés. Tout ou partie des gènes restants se trouve certainement chez d’autres organismes. On peut donc aisément imaginer comment tout ou partie du génome humain pourrait se retrouver breveté par des firmes privées ou publiques.
Exemples d’applications de CRISPR
Des applications de CRISPR ont déjà défrayé la chronique. Un médecin chinois a par exemple modifié génétiquement des embryons humains pour inactiver un gène. Dès 2017, surfant sur la mode du Do It Yourself (DIY) promue dans les médias et par de grandes entreprises, des personnes se présentant comme des bio-hackers revendiquaient une réappropriation de CRISPR et de l’édition du génome. Ces gens expérimentent sur des animaux et vont jusqu’à s’injecter eux-mêmes des substances dans le but de se soigner ou de modifier leur corps.
Si l’expérimentation in vivo sur les humains est condamnée, parfois interdite et, de ce que l’on sait, balbutiante, il n’en va pas de même pour l’expérimentation sur les plantes et les animaux. Des chercheurs ont déjà créé des champignons qui ne brunissent pas ou un colza résistant à des herbicides. Les animaux, surtout, sont la cible d’expérimentations génétiques multiples de la part des scientifreaks. Pour l’élevage industriel, on les modifie pour augmenter leur masse musculaire, ou pour les rendre résistants à des maladies. L’objectif est toujours de maximiser la production et les rendements. Dans la recherche médicale, on leur inocule des maladies pour faire des recherches ou tester sur eux des médicaments.
Le greenwashing autour de CRISPR
Les arguments avancés pour faire accepter CRISPR sont multiples : les scientifiques prétendent œuvrer pour sauver l’humanité du changement climatique en adaptant la production alimentaire aux nouvelles conditions environnementales. CRISPR pourrait servir à créer de nouveaux biogaz et biocarburants, de nouvelles sources d’énergie pour décarboner et participer à la fumeuse transition énergétique. CRISPR pourrait permettre de créer des plantes nécessitant moins d’entretien ou des arbres et des microbes qui absorberont plus de CO2. Autre motif de légitimation : le bien-être animal. En modifiant les animaux d’élevage, on pourrait alléger leur supplice dans les ferme-usines.
Évidemment, toutes ces promesses n’ont pour autre objectif que de fabriquer l’acceptation sociale de cette biotechnologie. L’idée est bien d’intégrer les critiques et de digérer le mécontentement des populations, pour légitimer l’existence et la prolifération du système technologique pourtant à la racine de tous les problèmes que les scientifiques affirment vouloir solutionner.
Les promesses utopiques de santé parfaite
L’argument phare et inattaquable pour légitimer une biotechnologie, c’est bien celui de la santé humaine. Les technocrates promettent en effet de soigner les cancers, les maladies rares et les maladies infectieuses comme le paludisme, le chikungunya, ou le zika, en modifiant génétiquement des moustiques ou des rongeurs pour qu’ils ne transmettent plus la maladie ou pour qu’ils disparaissent. Ainsi, selon la propagande technocratique, il serait inhumain de refuser le développement de CRISPR. Malgré tous les risques engendrés par cette technologie, l’abolir reviendrait à condamner des millions de gens à une mort prématurée.
À cela, plusieurs contre-arguments peuvent être opposés. Tout d’abord, nous pouvons rappeler les risques et les incertitudes de la modification génétique, comme les effets hors cibles évoqués plus haut. Par ailleurs, ces traitements coutent extrêmement cher et ouvrent la perspective alarmante d’une société dystopique à double vitesse où seuls les riches auront accès à des traitements de pointe (ce qui est déjà largement le cas à l’échelle mondiale). Enfin, des liens de causalité sont largement attestés entre l’industrialisation et le développement technologique, la destruction de l’environnement et de la biodiversité, et l’apparition de maladies infectieuses. L’ingénierie génétique, qui repose entièrement sur le système technologique, entend donc encore une fois résoudre des problèmes originellement créés par le système. C’est toujours la même chanson. La technocratie attire l’attention de l’opinion sur les solutions qu’elles proposent pour mieux dissimuler sa responsabilité dans l’apparition de la plupart des problèmes sociaux et écologiques contemporains.
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