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Technocène

Le système technologique assèche la biosphère

Par
Andrew Nikiforuk
22
November
2024
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pillage eau système techno-industriel

Nous avons traduit un autre article du journaliste Andrew Nikiforuk paru le 11 avril 2024 dans le média indépendant canadien The Tyee. Plusieurs études récentes montrent que la quantité d’eau douce accaparée par le système techno-industriel augmente à un rythme alarmant. Le cycle de l’eau est considérablement perturbé partout sur Terre, réserves souterraines et rivières s’assèchent peu à peu. Une chose sur laquelle l’auteur n’insiste pas assez : les composants du système technologique – exploitations agricoles à grande échelle, usines, mines, réacteurs nucléaires, etc. – contaminent massivement l’eau qu’ils siphonnent par toutes sortes de polluants industriels.

Images d'illustration : l'assèchement de la mer d'Aral est l'une des pires catastrophes industrielles du XXe siècle. Scientifiques et ingénieurs de la Russie communiste la qualifiaient "d'erreur de la nature" et ont entrepris dès 1918 de détourner les deux fleuves qui l'alimentaient pour développer la culture industrielle de riz et de coton.

L'évolution de l'assèchement de la mer d'Aral entre 1989 et 2008.

Deux études récentes montrent que les activités industrielles assèchent les lacs, les rivières et les aquifères de la planète.

« Quand tu bois de l'eau, souviens-toi de la source. »

– Ancien proverbe chinois

Selon deux études importantes, le pillage de l’eau par le système technologique continue d’accélérer alors que la quantité du précieux liquide est limitée sur cette planète.

L'une de ces études montre que les activités industrielles ont massivement modifié les flux d'eau de surface dans le monde et mis en péril le cycle de l'eau essentiel à des formes de vie aussi variées que les poissons et les forêts.

L'autre confirme qu'en de nombreux endroits de la planète, les aquifères et les puits d'eau souterraine sont pompés et exploités plus rapidement qu'ils ne peuvent se reconstituer.

Le concept de technosphère permet de comprendre les forces en jeu. Le géologue américain Peter Haff décrit la technosphère comme une forme de parasite qui se nourrit de la Terre vivante (ou biosphère). Cette force largement autonome, engagée dans une consommation inarrêtable, apparaît comme une « matrice technologique » qui prend le contrôle des flux d'énergie, de matériaux, d'eau et de déchets à travers le monde. Elle laisse dans son sillage d'énormes flux de pollutions : plastique, dioxyde de carbone, azote et eau extrêmement polluée.

Haff observe que « les humains ont été entraînés dans la matrice technologique et sont maintenant emportés par une force dont ils ne peuvent plus s'échapper au risque de mourir ».

Et la technosphère continue de croître. Elle barre, pompe, exploite, récolte et construit toutes sortes d'environnements artificiels, soi-disant en faveur des huit milliards d'habitants de la planète qui restent largement aveugles aux vastes quantités d'eau nécessaires au maintien du système. La technosphère ne respecte aucune limite. Contrairement aux anciennes civilisations, rien n’est sacré pour elle – pas même un bassin versant de montagne.

Avant que la technosphère ne commence sa conquête de la biosphère, les eaux de surface et les eaux souterraines formaient l'une des symbioses les plus remarquables et les plus durables du monde.

L'une est visible sous la forme de torrents agités, de rivières ondulantes et de marais pleins de vie. L'autre est invisible, mais elle est liée à tous ces éléments. Les eaux de surface alimentent les eaux souterraines et vice versa. Lorsqu'une civilisation abuse de l'une, elle détruit l'autre. Drainer l'aquifère d'Ogallala et certaines parties de la rivière Arkansas s'assèchent, c’est aussi simple que ça.

C'est ce que montrent clairement ces deux études récentes.

Bouleversement du cycle de l'eau douce

Toute vie dépend de la circulation de l'eau. La première étude réalisée par des chercheurs finlandais s'est appuyée sur une modélisation sophistiquée pour montrer les changements survenus au fil du temps. Ils ont constaté qu'au cours d'une période de 145 années couvrant l’âge industriel, la technosphère et sa population croissante ont considérablement modifié le débit des cours d'eau et l'humidité du sol par rapport à une période de référence préindustrielle (1661-1860). En d'autres termes, la pression exercée par l’industrie sur les flux d'eau naturels a transformé un système relativement stable en un système fragile.

Cette pression résulte de la construction de barrages (seul un tiers des cours d'eau de la planète continue de couler librement), de la déforestation, de l'irrigation, de la construction de villes et de « l'intensification et l'homogénéisation du cycle global de l'eau ». En conséquence, le monde connaît une augmentation de la gravité, de la fréquence et de la durée des inondations et des sécheresses.

Les changements dans le débit des cours d'eau et l'humidité du sol ont commencé à augmenter régulièrement après la fin de la période préindustrielle et ont dépassé les limites supérieures de la variabilité préindustrielle au début du XXe siècle.

Les bassins du Mississippi, de l'Indus et du Nil ont par exemple été parmi les premières régions à présenter des « dépassements répétés » dans la variabilité du débit des cours d'eau en raison de l'action des ingénieurs. Les changements dans l'humidité du sol se sont produits dans moins de régions et souvent plus tard que dans le cas du débit des cours d'eau. Ils ont été les plus notables en Sibérie, en Asie du Sud et du Sud-Est et dans le bassin du Congo.

L’intensification de l'irrigation a provoqué « l'augmentation de la fréquence des assèchements de lits de rivière et des écarts d'humidité du sol » dans des endroits tels que l'Asie du Sud, la Chine orientale, l'ouest des États-Unis et le delta du Nil. L’histoire de la mer d'Aral, en Asie centrale, qui était autrefois le troisième plus grand lac du monde, se répète ailleurs : l'utilisation excessive de l'irrigation pour la culture du coton a épuisé un grand lac, dévasté les pêcheries locales, anéanti la biodiversité et provoqué des tempêtes de poussière.

Des changements spectaculaires dans le débit des cours d'eau et l'humidité des sols (la quantité d'eau disponible pour les plantes) ont également entraîné des chocs de productivité agricole en Asie du Sud et de l'Est, en Australie et en Afrique du Nord.

En résumé, la superficie des terres ayant subi des modifications du débit des cours d'eau et de l'humidité des sols par rapport à l'époque préindustrielle a augmenté respectivement de 78 à 94 % et de 42 à 61 % au cours des 145 dernières années.

Les chercheurs finlandais concluent par une mise en garde évidente.

« Il est donc impératif de s'engager dans une action climatique ambitieuse, de mettre un terme à la déforestation et de respecter les flux naturels lors de l'utilisation et la gestion de l'eau afin de préserver les fonctions vitales de l'eau douce. »

Une question logique se pose alors : la technosphère, ce Léviathan incontrôlable créé par l'homme, permettra-t-elle un tel affront à ses ambitions expansionnistes ?

Les puits sont vidés

Les eaux souterraines remplissent d'eau douce les fissures et les interstices des roches et des sédiments. Elles représentent environ 30 % de toute l'eau douce facilement accessible dans le monde. Environ 10 millions de Canadiens en dépendent pour leur eau potable.

Un groupe de chercheurs de l'université de Californie à Santa Barbara a passé trois ans à collecter et analyser des données sur quelque 1 700 aquifères dans le monde. C'est le temps qu'il a fallu pour « donner un sens aux 300 millions de mesures du niveau de l'eau provenant de 1,5 million de puits au cours des 100 dernières années ».

Les chercheurs ont constaté que les eaux souterraines baissent dans 71 % des aquifères étudiés. (La plupart des pays du monde disposent de peu de données sur l'épuisement des eaux souterraines).

C'est dans de nombreuses régions arides, dont la Californie du Sud, les grandes plaines, l'Arabie saoudite, le nord de la Chine, l'Iran et le Chili, que le déclin s'accélère le plus rapidement. (Des études distinctes montrent qu'environ 45 % des 80 000 puits d'eau souterraine aux États-Unis présentent des baisses persistantes depuis 1940).

Le niveau des nappes phréatiques a également baissé d'un mètre dans le centre de l'Alberta et de la Saskatchewan.

L'épuisement des eaux souterraines s'est accéléré au cours des 20 dernières années par rapport aux taux enregistrés dans les années 1980 et 1990. Les baisses les plus importantes sont observées dans les régions semi-arides transformées par l'irrigation.

La crise climatique a joué un rôle important. L'épuisement d'environ 90 % des aquifères s'est produit dans des régions qui sont devenues plus sèches au cours des 40 dernières années. Le réchauffement de la planète entraîne l'évaporation d'une plus grande quantité d'eau de surface avant qu'elle n'ait la possibilité de s'infiltrer dans le sol et de réapprovisionner les aquifères. Le changement climatique, comme l'ont souligné de récents articles du Tyee, réduit également l’accumulation du manteau neigeux.

Probablement animés par l'optimisme, les chercheurs ont dûment souligné que certains aquifères se sont à nouveau remplis. Mais dans la plupart des cas, l'eau ne provenait pas d’une action de conservation, mais d'un autre bassin hydrographique. On a volé Pierre pour payer Paul.

Les conséquences de l'extraction des eaux souterraines sont très concrètes. Des régions comme le Kansas, qui dépendent des eaux souterraines pour leur agriculture industrielle, enregistreront cette année leur plus faible production de blé depuis les années 1960. Partout où les aquifères ont été drainés, des dolines apparaissent, le sol s'affaisse et les ruisseaux et rivières s'assèchent.

Ce que nous disent ces deux études, c'est que la surconsommation de la technosphère a endommagé le cycle global de l'eau et dépasse désormais la capacité des nappes phréatiques. L'eau et la sécurité alimentaire sont menacées.

L'un des principaux moteurs de cette crise de l'eau, bien qu'il ne soit pas explicitement mentionné dans les documents, est le paradoxe de Jevons. Chaque fois que l’innovation technologique rend la consommation d'une ressource plus efficace, peu ou pas d'économies sont réalisées en raison de l'augmentation de la consommation globale.

Les systèmes d'irrigation plus efficients n'ont pas permis d’économiser l'eau. Ils ont au contraire encouragé l'expansion des terres irriguées et des développements technologiques connexes, ce qui a entraîné une augmentation des prélèvements en eau dans le monde entier. Dans le nord de la Chine par exemple, des systèmes d'irrigation très efficaces ont entraîné non pas une diminution, mais une augmentation de la consommation d'eau.

Les températures mondiales étant sur le point d'augmenter de plus de 1,5 °C par rapport aux niveaux préindustriels, le mouvement de l'eau sur la planète deviendra de plus en plus erratique et de moins en moins stable.

Plus la technologie cannibalisera la biosphère et tentera de gérer ou de réquisitionner ses flux d'eau au profit d'une seule espèce, plus les mouvements de l’eau seront extrêmes, imprévisibles et variables.

Nos ancêtres, qui avaient de l'imagination et qui vivaient au sein d’une biosphère, avaient des noms pour les monstres : Minotaure, Léviathan, Moloch, Jorogumo, Hydre et Lamashtu.

Quel nom donner à cette technosphère toujours assoiffée, le dragon mécanique qui perturbe le cycle global de l’eau douce ?

Andrew Nikiforuk

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