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Histoire

« L’homme est un loup pour l’homme » : nécrologie d’une malédiction

Par
R.F
02
June
2023
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Maintes fois repris, ce lieu commun crucial illustre à merveille la façon dont une habitude proverbiale suffit à enfermer l’esprit dans un cadre inextricable. Emblématique de tout le processus qui a mené à notre temps de domination technologique, il porte en son sein trois axes successifs de progression : l’État, le Marché, la Technologie ; trois axes auxquels nous en opposerons un quatrième : celui de notre liberté. Cette tentative de faire l’historique de cette idée n’a qu’un seul objectif : sortir de la binarité habituelle en la matière afin de trouver une issue.

I – Un lieu commun pour l’État

L’état de guerre civile, voilà ce que promettait d’effacer le libéralisme à l’heure de sa naissance philosophique. Le spectre des guerres de religion et celui de la première révolution anglaise planant alors, quoi de plus compréhensible que cette envie de rediriger la tentation belliqueuse des êtres humains vers la satisfaction économique. Cependant, cette mutation ne s’est pas opérée aussi simplement qu’il n’y paraît.

C’est à Thomas Hobbes (1588-1679), dans Du Citoyen (1642), dix ans avant le Léviathan, que l’on doit cette reprise — tronquée — d’une citation latine. Suivant ses mots, tournés en chiasme : « À l'état de nature l'homme est un loup pour l'homme, à l'état social l'homme est un dieu pour l'homme[1]. » D’emblée, il saute aux yeux que la citation si souvent répétée doit s’entendre autrement. En pionnier de la science politique, Hobbes crée le concept d’« état de nature » par opposition à l’état civil. Cette fiction conceptuelle lui sert ainsi à mieux expliciter le sens de la vie civilisée, laquelle dépend de l’État pour connaître une paix interne. Et quoi de plus normal pour cet auteur en exil, fuyant l’Angleterre en proie à une guerre civile, que d’agir à sa manière en faveur de la paix.

Mais l’explication qui précède resterait incomplète si l’on ne s’attardait pas un instant sur la nature de l’État, telle que théorisée par Hobbes. Une image valant mieux que mille mots, il suffit de jeter un œil au frontispice du Léviathan, illustration réalisée par Hobbes lui-même (image en une de l’article).

Ainsi que l’écrivait Hobbes : « La soumission de tous à la volonté d'un seul homme, ou d'une assemblée, s'appelle union. [...] L'union ainsi faite est appelée cité, ou société civile, et même personne civile ; car, comme la volonté de tous est devenue une, elle est devenue par là même une personne[2]. ». Ce géant brandissant à la fois l’épée (le pouvoir militaire) et la crosse épiscopale (le pouvoir religieux) symbolise ainsi la réunion des deux pouvoirs auparavant opposés, temporel et spirituel. Par-là, Hobbes annonce la modernité politique et le triomphe absolu de l’État. Mais le diable est dans les détails, aussi, prêtez attention à ce qui forme la peau de ce géant : des têtes humaines. L’humanité s’effaçant dans l’union politique, le dernier homme pour qui vaille encore l’épître célèbre de Hobbes est l’État, le Léviathan, lui-même. Dans la politique d’Hobbes, l’homme-loup s’entend de la relation qui existe d’État à État. L’État est un loup pour l’État ; et la paix intérieure tant vantée n’est en fait que la soumission de la masse humaine à la puissance absolue du souverain. Citons les mots de Bernard Charbonneau pour saisir cette première nature de l’État :

« L’État crée l’individu isolé et interchangeable. Au lieu de considérer la diversité des hommes, il les réduit à ce qu’ils ont d’identique ; au départ, tous les individus sont égaux — devant la loi du souverain. Et c’est à partir de là qu’il les classe selon leur utilité. […]

L’État vigoureux est celui qu’anime la volonté de puissance, l’État décrépit, celui d’où elle se retire. L’État c’est le pouvoir ; parler d’État autoritaire, centralisé ou hiérarchisé, c’est commettre un pléonasme ; parler d’État libéral c’est énoncer un paradoxe. Le pluralisme, la liberté ne sont pas dans sa nature, le jeu de l’activité créatrice n’est pas son affaire mais celle des individus et des groupes. Un État peut être officiellement fédératif ou démocratique, abandonné à lui-même il ne tardera pas à devenir centralisé et autoritaire. Tout Président du Conseil est un aspirant dictateur, comme tout policier est l’adversaire des libertés individuelles. Parce que leur raison d’être n’est pas l’homme, mais l’efficacité dans l’action. Et ce n’est pas le jour où le souverain commande pour agir que la tyrannie menace, mais lorsque, las de s’affirmer face à l’État, les hommes désignent du nom de Liberté la nécessité : la contrainte politique[3]. »

Soyons clairs : la paix de l’État c’est celle de la prison ; celle du prisonnier dépossédé de tout contrôle réel sur son existence individuelle et collective, à qui ne reste plus que le loisir de regarder le temps passer sans pouvoir agir.

II – Une affirmation égoïste, passée de la théorie de l’État à celle du Marché

Le versant égoïste dans la théorie hobbesienne apparaît quant à lui dans ce qu’il dit de l’origine des sociétés. Sa conception de l’état de nature repose en effet sur la crainte mutuelle des hommes et non sur une nature sociale d’animal politique :

« C’est donc une chose tout avérée, que l’origine des plus grandes et des plus durables sociétés, ne vient point d’une réciproque bienveillance que les hommes se portent, mais d’une crainte mutuelle qu’ils ont les uns des autres. »

« Il peut sembler que je fais une lourde faute, et que je pose une pierre d’achop­pement dès l’entrée de cette doctrine civile à ceux qui prendront la peine de la lire, quand je dis que l’homme n’est pas né avec une disposition naturelle à la société. […] Et de là il appert que, puisque les hommes sont enfants lorsqu’ils naissent ; ils ne peuvent pas être nés capables de société civile ; et que plusieurs (ou peut-être la plupart) par maladie d’esprit, ou par faute de discipline, en demeurent incapables toute leur vie. Cependant les uns et les autres, les enfants et les adultes, ne laissent pas de participer à la nature humaine. Ce n’est donc pas la nature, mais la discipline qui rend l’homme propre à la société[4]. »

Réfutant ainsi la conception aristotélicienne de la nature humaine[5], mais ignorant aussi notre constitution psychique et physiologique, Hobbes ouvre largement la voie à l’économie politique qui vantera les vertus de l’égoïsme marchand. Mais nous n’oserons pas lui reprocher d’avoir méconnu l’existence de l’entraide comme facteur de l’évolution[6] ou bien celle des neurones miroirs ; en revanche, y croire encore aujourd’hui relève de l’aveuglement le plus absolu.

Le précurseur de cet égoïsme marchand, inspirateur d’Adam Smith, se nomme Bernard Mandeville (1670-1733). Connu pour sa Fable des abeilles[7], laquelle lui servit à formuler sa doctrine économico-morale, Mandeville affirme que les vices privés font les vertus publiques. En somme, si le voleur donne du travail au serrurier, que la gloutonnerie stimule le négoce, et que les vices en tout genre permettent un meilleur accès au luxe à une masse d’abeilles, alors faire le choix de l’honnêteté et de la simplicité conduirait la ruche à la pauvreté et à la mort. Voyez donc la morale de cette fable :

« Quittez donc vos plaintes, mortels insensés ! En vain vous cherchez à associer la grandeur d’une Nation avec la probité. Il n’y a que des fous qui puissent se flatter de jouir des agréments et des convenances de la terre, d’être renommés dans la guerre, de vivre bien à son aise et d’être en même temps vertueux. Abandonnez ces vaines chimères. Il faut que la fraude, le luxe et la vanité subsistent, si nous voulons en retirer les doux fruits. […]

C’est ainsi que l’on trouve le vice avantageux, lorsque la justice l’émonde, en ôte l’excès, et le lie. Que dis-je ! Le vice est aussi nécessaire dans un État florissant que la faim est nécessaire pour nous obliger à manger. Il est impossible que la vertu seule rende jamais une Nation célèbre et glorieuse […][8]. »

Chez Mandeville, l’anti-social a une valeur marchande le rendant intrinsèquement supérieur à l’existence d’une communauté saine. Que les économistes majeurs qui suivirent, comme Adam Smith ou David Hume, aient renouvelé les promesses de bonheur et de paix par le commerce n’a rien d’étonnant tant ils y avaient intérêt. Et force est de constater que c’est ce point de vue qui l’a emporté sur plus de deux cents ans[9]. Cependant, cette immondice philosophique voulant que les plus mauvais d’entre les hommes servent le mieux la société capitaliste ne pouvait rester longtemps sans se heurter à sa propre contradiction, comme le relève Michéa :

« Le système capitaliste a pu fonctionner, jusqu'à une époque relativement récente, en se montrant encore capable de produire des marchandises de qualité et même, parfois, réellement utiles au genre humain.

Cela tient simplement, comme l'écrivait Castoriadis, au fait qu'il avait hérité d'une série de types anthropologiques qu'il n'avait pas créés et n'aurait pas pu créer lui-même : des juges incorruptibles, des fonctionnaires intègres et weberiens, des éducateurs qui se consacrent à leur vocation, des ouvriers qui ont un minimum de conscience professionnelle, etc[10]. »

Mais face au triomphe du capitalisme, l’État lui-même dut s’incliner[11] ; ce que soulignait Marx en pointant du doigt le rôle révolutionnaire que put avoir la bourgeoisie :

« Ce n’est que sous le règne du christianisme, qui extériorise tous les rapports nationaux, naturels, moraux et théoriques de l’homme, que la société bourgeoise pouvait se séparer complètement de la voie de l’État, déchirer tous les liens génériques de l’homme et mettre à leur place l’égoïsme, le besoin égoïste, décomposer le monde des hommes en un monde d’individus atomistiques, hostiles les uns aux autres[12]. »

En guise de conclusion partielle, résumons notre propos en une ligne : l’intégration forcée de l’individu et du groupe à l’État a forcé leur désintégration par la stimulation de l’égoïsme. Mais à trop considérer l’échange (marchand) comme palliatif à la guerre — impair souvent commis en anthropologie — place fut laissée à la guerre de chacun contre chacun. Au moyen d’une mythologie négative aux airs de malédiction, le libéralisme a créé la race d’hommes dont il avait besoin pour légitimer son règne ; et cette base fut le terreau idéal pour assurer un développement technologique mortifère. Car pour mettre la terre en lambeaux, transformer les humains en machines égoïstes était une obligation[13].

III – Un axiome pour justifier l’obsolescence de l’homme face à la technologie.

Placés entre les mains froides de l’État puis laissés orphelins, déliés par l’économie et poussés à l’égoïsme, à quel saint les humains pouvaient-ils donc désormais se vouer ? À celui dont les formes nous ont rendu la Terre étrangère ; au feu tombé sur le peuple d’Hiroshima et Nagasaki, à la plaque de verre et d’acier qui hante nos poches, à ces lumières nocturnes capables de masquer les étoiles à nos yeux, à ces tours qui ont remplacé les arbres, à ces routes grises et fumantes, aux nuages de ses centrales. Mais peut-être cette esquisse était-elle trop soudaine, car c’est de la technologie dont il est question. Ce « fantôme » qui hante chacun de nos moments, et dont les sollicitations incessantes nous ont fait perdre une part non négligeable de notre humanité.

« Rien ne nous aliène à nous-mêmes et ne nous aliène le monde plus désastreusement que de passer notre vie, désormais presque constamment, en compagnie de ces êtres faussement intimes, de ces esclaves fantômes que nous faisons entrer dans notre salon d’une main engourdie par le sommeil – car l’alternance du sommeil et de la veille a cédé la place à l’alternance du sommeil et de la radio – pour écouter les émissions du matin au cours desquelles, premiers fragments du monde que nous rencontrons ils nous parlent, nous regardent, nous chantent des chansons, nous encouragent, nous consolent et, en nous détendant ou en nous stimulant, nous donnent le la d’une journée qui ne sera pas la nôtre. Rien ne rend l’auto-aliénation plus définitive que de continuer la journée sous l’égide de ces apparences d’amis : car ensuite, même si l’occasion se présente d’entrer en relation avec des personnes véritables, nous préférerons rester en compagnie de nos portables chums, nos copains portatifs, puisque nous ne les ressentons plus comme des ersatz d’hommes mais comme nos véritables amis[14]. »

Face à l’ersatz technologique, quel peut être notre devenir ? Anders s’interroge, et nous interroge :

« N’avons-nous pas déjà atteint un état où nous ne sommes plus du tout « nous-mêmes », mais seulement des êtres quotidiennement gavés d’ersatz ? Peut-on dépouiller celui qui est déjà dépouillé ? Peut-on dénuder celui qui est déjà nu ? Peut-on encore aliéner l’homme de masse à lui-même ? L’aliénation est-elle encore un processus ou n’est-elle déjà plus qu’un fait accompli[15] ? »

Qu’est-ce que la race humaine prise dans les filets du système technologique ? Un être imparfait confronté en permanence à un monde détruit et artificialisé, à des objets « fabriqués », et se sentant inférieurs à eux. Pourquoi tant hâter le développement de « l’intelligence » artificielle, pourquoi se prendre de passion pour le transhumanisme, pourquoi nier sa naturalité, sinon pour évacuer au plus vite ce sentiment étouffant, asphyxiant, d’infériorité vis-à-vis de la machine et d’incompatibilité avec une nature humaine si négative. Voilà comment Anders définit la « honte prométhéenne » :

« S’il veut se fabriquer lui-même, ce n’est pas parce qu’il ne supporte plus rien qu’il n’ait fabriqué lui-même, mais parce qu’il refuse d’être quelque chose qui n’a pas été fabriqué ; ce n’est pas parce qu’il s’indigne d’avoir été fabriqué par d’autres (Dieu, les divinités, la Nature), mais parce qu’il n’est pas fabriqué du tout et que, n’ayant pas été fabriqué, il est de ce fait inférieur à ses produits[16]. »

Pour autant, il nous est impossible d’approuver Anders quand il écrit que « la possibilité de notre destruction définitive constitue la destruction définitive de nos possibilités[17] » ; ce sur quoi lui-même reviendra une vingtaine d’années plus tard en appelant explicitement les êtres humains à entrer en état de légitime-défense vis-à-vis de l’omniprésence du péril de mort nucléaire[18].

Car le long parcours que fut celui de la vision négative de la nature humaine n’eut pour seule utilité que de désamorcer toutes les velléités combattantes et même de décourager les plus sages d’entre nous. Là où le désespoir forcené ne devrait nous inspirer que le dégoût et la volonté de fuir la société présente, voyons aussi là où se trouvent les sources d’espoir ; mais tout d’abord, faisons un petit détour.

IV – Correctifs sur la guerre et la nature humaine

Avant d’entrer dans la partie finale de cette dissection de poncif, remettons un instant en perspective la guerre et la nature humaine.

A – Correctif sur la guerre

Nous avons déjà pu constater que, loin d’annihiler le phénomène de la guerre — guerre civile comprise —, l’application du plan libéral s’est au contraire accompagnée des plus horribles entreprises humaines connues. Inutile d’en faire ici l’inventaire, mais gageons que les enfants du XXe siècle ont eu de quoi croire à la véracité de l’homme-loup. Définitivement convaincus, pourquoi auraient-ils été amenés à croire autre chose ? On leur avait promis la paix et le luxe, et voilà que les orages d’atomes et d’acier s’abattirent sur eux. Mais ce qu’ils ignoraient peut-être, c’est que les plans de société, même les plus nobles, n’aboutissent jamais — ce que rappelle Theodore Kaczynski.

« VI. La principale critique à l’égard de ce chapitre consistera certainement à dire que l’auteur a usé de beaucoup d’encre et de papier pour prouver ce que « tout le monde » savait déjà. Malheureusement, tout le monde ne sait pas que le développement des sociétés ne peut jamais être soumis à un contrôle humain rationnel ; et nombre de ceux qui seraient d’accord avec cette proposition — en tant que principe abstrait — seraient bien en peine d’en tirer quelque chose de concret. Encore et toujours, des personnes apparemment intelligentes proposent des plans élaborés en vue de résoudre les contradictions de la société, au mépris du fait que de tels projets ne sont jamais, jamais, jamais menés à bien. Il y a plusieurs décennies, lors d’une excursion particulièrement confuse au royaume de l’imaginaire, le célèbre critique de la société technologique Ivan Illich écrivit : « Je crois qu’il faut inverser radicalement les institutions industrielles, reconstruire la société de fond en comble. » Il argua aussi qu’il nous faudrait saisir « l’occasion de construire une société conviviale, en continuelle transformation à l’intérieur d’un cadre matériel défini par des proscriptions rationnelles et politiques ». Qu’il était « non seulement nécessaire, mais possible d’instaurer une société conviviale, à condition d’utiliser consciemment une procédure réglée » — comme si l’on pouvait rationnellement « reconstruire », « construire » ou « instaurer » une société[19]. »

Pour saisir un peu mieux l’essence de la guerre, peut-être serait-il judicieux de nous attarder sur ce qu’elle signifie chez les peuples primitifs. Rappelons toutefois que, les concernant, parler de guerre est avant tout une commodité de langage plus qu’une réalité tant ils ne parviennent jamais à égaler en nombre et en atrocité les guerres modernes. Difficile, en effet, de voir une guerre dans ce qui tient davantage de l’expédition punitive menée par une poignée de guerriers (et non de soldats[20]) armés d’arcs et de lances.

Voici la liste partielle de ce qui n’est pas la cause de la guerre chez les primitifs :

  • ni l’appétit guerrier inhérent à l’espèce (ce qui est une fausse justification par la nature biologique de l’espèce),
  • ni la rareté des ressources (justification économique fausse puisque l’on a pu qualifier les sociétés primitives de sociétés d’abondance),
  • ni le fait d’un échange raté entre groupes (position de Lévi-Strauss, suivant lequel la guerre signerait l’impossibilité de l’échange, le commerce raté).

Pour Pierre Clastres, la guerre dans la société primitive est un fait de culture (et pas de nature, comme nous le verrons un peu plus loin, ce qui n’est pas sans incidence sur l’affirmation de Hobbes). Elle possède un caractère politique. Voici un extrait de sa thèse à propos des raisons de la guerre primitive[21] :

« La guerre comme politique extérieure de la société primitive se rapporte à sa politique intérieure, à ce que l’on pourrait nommer le conservatisme intransigeant de cette société, exprimé dans l’incessante référence au système traditionnel des normes, à la Loi ancestrale que l’on doit toujours respecter, que l’on ne peut altérer d’aucun changement. Par son conservatisme, que cherche à conserver la société primitive ? Elle cherche à conserver son être. Mais quel est cet être ? C’est un être indivisé, le corps social est homogène, la communauté est un Nous. Le conservatisme primitif cherche donc à empêcher l’innovation dans la société, il veut que le respect de la Loi assure le maintien de l’indivision, il cherche à empêcher l’apparition de la division dans la société. Telle est, tant au plan de l’économique (impossibilité d’accumuler les richesses) qu’au plan de la relation de pouvoir (le chef est là pour ne pas commander), la politique intérieure de la société primitive : se conserver comme Nous indivisé, comme totalité une. […] Autrement dit : l’état de guerre permanent et la guerre effective périodiquement apparaissent comme le principal moyen qu’utilise la société primitive en vue d’empêcher le changement social. » (p.202-203)

« La division sociale, l’émergence de l’État, sont la mort de la société primitive. » (p.205)

La guerre chez les sociétés primitives ne doit donc pas être prise comme un phénomène moral, la question du bien ou du mal n’a pas lieu d’être. Au-delà de toute considération morale, elle leur permet d’assurer la continuité d’une existence autonome dénuée de divisions internes.

Cette mise au point faite, il convient de préciser que la guerre primitive et la guerre moderne sont absolument différentes. D’un côté, la guerre primitive (très limitée dans sa durée et ses effets) vise à se défendre contre toute unification et toute instauration de hiérarchie ; de l’autre côté, la guerre moderne se fait entre entités ayant accompli ce processus d’unification et de hiérarchisation (les États). L’éradication massive au nom de l’unification, voilà certainement la grande nouveauté de la guerre moderne, et cela ne fut possible qu’à cause des avancées technologiques permises par l’éclatement des groupes traditionnels, la destruction de leurs milieux naturels, et la condamnation de la masse des humains à une vie de servitude au nom d’une hypothétique sécurité.

B – Correctif sur la nature humaine

Les travaux de Pierre Clastres apportent donc une lumière singulière en la matière. En effet, Clastres s’est attaché tout au long de sa — trop courte — carrière à étudier la culture de peuples primitifs. Mais, par conséquent, parler de culture chez les peuples primitifs signifie que les classer dans « l’état de nature », comme le firent Hobbes et tant d’autres, est une erreur. Si les peuples primitifs vivent dans un état de culture, et non dans un « état de nature », alors tous les raisonnements qui sont fondés sur cette erreur sont faux pour cause de mauvaise prémisse. En prétendant que l’homme est un loup « par nature » et en déniant aux sociétés primitives leur qualité culturelle pour fonder son affirmation, Hobbes et ses épigones se trompent. Tirer cette conclusion de l’observation d’une société vivant en état de culture, et non de nature, ne pouvait aboutir qu’à l’erreur.

La question de la bonté ou de la méchanceté naturelle de l’homme ne sert en réalité qu’à stimuler des débats interminables. (Si vous me dites qu’il est bon, je vous prouverai le contraire, et inversement.) C’est une chimère qui n’appelle qu’à davantage de questions, sans permettre de dégager des réponses. Si l’on admet, après Darwin et Kropotkine, que la lutte pour la survie trouve son parfait complément dans l’entraide, alors ni le bon sauvage ni le loup-humain ne peuvent apporter de réponses satisfaisantes. Le fond humain est indubitablement complexe, et en lui cohabitent toutes les contradictions : la joie et la peur, l’amour et la colère, la vie et la mort.

La conception aristotélicienne de l’homme comme animal politique (voir note 5) présente au moins l’avantage d’être une explication philosophique et biologique. La vie en groupe répond à un besoin psychologique humain. Notre besoin d’altérité pour nous caractériser en tant qu’êtres humains ne pose pas de question morale.

En somme, la nature humaine que prétend dévoiler cette phrase de Hobbes n’est qu’un grand méchant loup destiné à nous effrayer et à justifier notre asservissement collectif à l’État, au Marché et, in fine, à la Technologie. Pour aller plus loin, il est préférable d’écarter le concept de « nature humaine », tout à la fois polémique et inopérant[22], afin de mieux pouvoir nous concentrer sur les besoins humains qui, eux, sont bien réels mais niés par le système technologique.

V. Besoins humains plus que nature humaine : la nature de notre liberté

Gardons à l’esprit que le développement continuel et mortifère de la technologie n’a été possible qu’en faisant de l’esclavage sa condition sine qua non. Ainsi, le symbole de notre époque n’est pas le télescope James-Webb, mais les usines Foxconn[23] dans lesquelles des centaines de milliers d’immigrés chinois travaillent et meurent pour produire des appareils technologiques, dont les matières premières auront demandé le viol de la terre, le travail forcé et la mort de centaines de milliers d’autres pour être extraites, et qui seront achetés par des milliards d’esclaves afin d’adoucir quelque peu leur servitude.

Mais c’est précisément dans l’insatisfaction et le péril générés par le système technologique que se trouve dévoilé l’élément le plus pur de notre condition : le besoin de vivre notre vie de façon autonome. Citons deux paragraphes majeurs du manifeste de Theodore Kaczynski afin d’étayer cette affirmation :

« 44. Mais pour la plupart des gens, c’est par le biais du processus de pouvoir — se fixer un objectif et produire un effort autonome pour y parvenir — que s’obtiennent l’estime de soi, la confiance en soi et le sentiment de puissance. Quand un individu n’a pas l’occasion de mener à bien le processus de pouvoir, les conséquences (variables selon sa personnalité et le degré de perturbation du processus) sont l’ennui, la démoralisation, l’autodépréciation ou des sentiments d’infériorité, le défaitisme, la dépression, l’anxiété, la culpabilité, la frustration, l’hostilité, la violence conjugale ou familiale, l’hédonisme insatiable, les déviances sexuelles, les troubles du sommeil ou de l’appétit, etc. »

« 75. Dans les sociétés primitives, la vie est une succession d’étapes. Une fois satisfaits les besoins et objectifs d’une étape, il n’y a pas de réticence à passer à la suivante. Un jeune homme accomplit son processus de pouvoir en devenant chasseur, non pas pour le sport ou un quelconque épanouissement, mais afin d’obtenir la viande nécessaire à son alimentation. (Le processus est plus complexe chez les jeunes femmes, plus centrées sur le pouvoir social ; nous n’aborderons pas ce sujet ici). Une fois cette étape accomplie, le jeune homme peut s’établir et s’adapter sans réserve aux responsabilités de la vie de famille. (Par contraste, certains hommes modernes repoussent sans cesse le moment de faire des enfants car ils sont trop affairés à rechercher un quelconque « accomplissement ». Selon nous, ils n’ont besoin de rien d’autre que d’accomplir leur processus de pouvoir — avec des buts bien réels et non les buts artificiels des activités de substitution). Là encore, après avoir élevé ses enfants et satisfait son processus de pouvoir en leur ayant procuré les choses essentielles, l’homme primitif sent que son œuvre est accomplie et est prêt à accepter la vieillesse (si toutefois il survit jusque-là) et la mort. À l’opposé, la plupart des hommes modernes sont angoissés à l’idée de la déchéance physique et de la mort, comme l’attestent tous les efforts déployés pour conserver leur robustesse, leur apparence et leur santé. Nous pensons qu’ils sont frustrés de n’avoir jamais employé concrètement leurs forces physiques, qu’ils n’ont jamais accompli leur processus de pouvoir en usant vraiment de leur corps. Ce n’est pas l’homme primitif, dont le corps servait dans tous les actes de la vie quotidienne, qui craint le déclin de l’âge ; c’est l’homme moderne qui, n’utilisant son corps que pour aller de la voiture à la maison, angoisse de ce déclin. L’homme le mieux préparé à accepter sa fin est celui dont le processus de pouvoir a été comblé au cours de sa vie[24]. »

Le seul moyen d’accomplir notre processus de pouvoir impose d’agir contre le système technologique et de nous battre pour qu’il s’éteigne sans tout dévaster dans sa chute. Notre but n’est pas de planifier une société future et de prendre le contrôle de l’État pour y parvenir, ce qui n’a jamais fonctionné par ailleurs. Notre idéal positif est celui d’une nature régénérée grâce au démantèlement du système technologique et de la vie redevenue possible. C’est parce que nous nous voulons rester humains dans un monde propice à l’épanouissement de la vie que nous ne voyons pas d’autre issue que la révolution anti-technologie.

Conclusion

Pour ces derniers mots, peut-être le plus sage serait-il d’en revenir au commencement. Hobbes, exilé, horrifié par la guerre civile, croyant pouvoir changer le monde en bien affirmant que « l’homme est un loup pour l’homme ». J’avais alors suggéré que cette phrase était un emprunt tronqué. C’est en effet à Plaute, auteur comique latin du IIe siècle av. J.-C qu’il la prit. Toutefois, peut-être aurait-il mieux fait de le lire par deux fois, car pour Plaute :

« L’homme est un loup pour l’homme, quand on ne le connaît pas[25]. »

R.F.

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Footnote [1] — Hobbes Thomas, « Épître dédicatoire. À monseigneur le comte de Devonshire », Du Citoyen, 1642.

Footnote [2] — Hobbes Thomas, Du Citoyen, Chap. V.

Footnote [3] — Charbonneau Bernard, L’État, Editions R&N, 2021, p. 78—80.

Footnote [4] — Hobbes Thomas, Ibid, Chap. I.

Footnote [5] — L’être humain comme animal social ou politique, zoon politikon, dont la vie n’est vraie qu’en société, laquelle société est la condition de base du déploiement de ses capacités et de la recherche du bonheur. Voir Aristote, Politique.

Footnote [6] — Complétant le travail de Darwin, Pierre Kropotkine aura su fournir à l’anarchisme une base biologique saine, illustrant par l’observation des espèces animales mais aussi des communautés humaines primitives que l’entraide, plus que la lutte, favorisait la survie. En ce sens, il apporta à l’anarchisme une anthropologie positive. Voir L’Entraide, un facteur de l’évolution, Editions Ecosociété, 2005.

Footnote [7] — A lire ici : https://www.institutcoppet.org/wp-content/uploads/2011/01/La-fable-des-abeilles.pdf

Footnote [8] — Mandeville Bernard, La fable des abeilles, 1714, traduction par Jean Bertand

Penseur du contrat social, Jean-Jacques Rousseau a, contrairement à une opinion commune, lutté philosophiquement contre l’avènement de la société capitaliste et de son anthropologie négative. Le « bon sauvage » de Rousseau, loin d’être une naïve spéculation, se voulait une réponse à Hobbes et Mandeville.

Dans sa préface à Narcisse ou l’amant de lui-même, Rousseau écrit : « Les Hobbes, les Mandeville et mille autres ont affecté de se distinguer même parmi nous ; et leur dangereuse doctrine à tellement fructifié, que quoiquʼil nous reste de vrais Philosophes, ardents à rappeler dans nos cœurs les lois de l’humanité et de la vertu, on est épouvanté de voir jusqu’à quel point notre siècle raisonneur a poussé dans les maximes le mépris de l’homme et du citoyen. »

Contre la société du luxe, le « bon sauvage » venait redorer le blason d’une humanité en voie d’être pervertie par l’industrie. Relire Le discours sur les sciences et les arts (le mot d’« art » devant être compris comme équivalent au grec « technê ») est une bonne chose tant il anticipe la critique du système technologique. Disponible ici : https://philosophie.cegeptr.qc.ca/wp-content/documents/Discours-sur-les-sciences-et-les-Arts-1750.pdf

Sur ce sujet de l’opposition entre Rousseau et Mandeville, on lira avec profit le livre d’Yves Vargas, Jean-Jacques Rousseau : l’avortement du capitalisme, Editions Delga, 2014 (conférence de l’auteur visible ici : https://www.youtube.com/watch?v=fRV-yo5Ii9E).

Footnote [9] — Michéa Jean-Claude, L’Empire du moindre mal, Flammarion, 2007

Footnote [10] — Ce qu’acte le néolibéralisme, en favorisant le désengagement de l’État et l’accroissement des forces du secteur privé.

Footnote [11] — Marx Karl, Sur la question juive, 1844.

Footnote [12] — Cependant, nous n’affirmons pas que la Terre demeura inviolée jusqu’à l’avènement de la société industrielle. Tout processus civilisationnel impose son lot d’atteintes, et même la plus petites des peuplades sédentaires se doit de couper du bois.

Footnote [13] — Anders Günther, L’Obsolescence de l’Homme, 1956, coédition L’Encyclopédie des Nuisances/Ivréa, 2002, trad. Christophe David.

Footnote [14] — Anders Günther, ibid.

Footnote [15] — Anders Günther, ibid.

Footnote [16] — Anders Günther, La Menace nucléaire : Considérations radicales sur l'âge atomique, Editions Le Serpent à plumes, 2006, trad. Christophe David. Recueil constitué pour l’essentiel de textes écrits durant les années 1960.

Footnote [17] — Voir Anders Günther, La Violence : oui ou non, une discussion nécessaire, Editions Fario, 2014, trad. Christophe David avec Elsa Petit et Guillaume Plas.

Footnote [18] — Kaczynski Theodore J., Révolution anti-tech : Pourquoi et comment ? Editions Libre, 2021, trad. A. Adjami et R. Fadeau.

Footnote [19] — Distinction qui est tout sauf anodine et vient approfondir la différence entre guerre primitive (davantage assimilable à un règlement de compte) et guerre entre États. Le soldat se signe par son obéissance, sa soumission à la hiérarchie et à la propagande nationale, servant le drapeau et disparaissant dans la masse uniforme de l’armée ; le guerrier est quant à lui insubordonné, peu enclin à obéir aux ordres, préférant la charge solitaire au plan de bataille, avide d’une reconnaissance individuelle pour ses exploits (la charge symbolique du scalp, par exemple, confirme cet attrait pour la reconnaissance).

Footnote [20] — Clastres Pierre, « Archéologie de la violence », dans Recherches d’anthropologie politique, Editions Seuil, 1980. L’ouvrage cité donne également de précieux renseignements quant au rôle ambigu du chef de tribu, là pour représenter et non pour commander ; sujet également abordé par Theodore Kaczynski dans « La vérité au sujet de la vie primitive », texte présent dans L’Esclavage technologique Vol.1, Editions Libre, 2023

Footnote [21] — Exception faite des travaux de Lewis Mumford sur la fausse nature de l’homme, conçu comme Homo faber (fabricant d’outils) et non comme Homo sapiens (esprit créateur). Mumford démontre, exemples à l’appui, que la vision d’une nature humaine dépendante de la technique pour évoluer a permis de justifier le règne de la Mégamachine, transformant tous les humains en rouages à seule fin d’assouvir l’obsession de puissance et de contrôle de quelques-uns. Voir Mumford Lewis, « Technique et nature humaine » in Le Mythe de la machine, l’Encyclopédie des Nuisances, 2019.

Footnote [22] — Lire sur ce sujet le récit terrifiant du quotidien ouvrier dans les usines Foxconn dans La machine est ton seigneur et ton maître, Jenny Chan, Xu Lizhi & Yang, Editions Agone, 2022.

Footnote [23] — Kaczynski Theodore J., La Société industrielle et son avenir, in L’Esclavage technologique Vol.1, Editions Libre, 2023, trad. A. Adjami et R. Fadeau.

Footnote [24] — PLAUTE, La Comédie des Ânes (Asinaria), v. 495.

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