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Luddisme
Histoire

Qu’est-ce que le luddisme ?

Par
Tomahawk
06
February
2023
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Le terme luddisme fait référence à un moment intense de révoltes d’artisans au début du XIXe siècle en Angleterre, dans les contrées du Yorkshire, Midlands, Lancashire. Assez peu connu en France, il a laissé une vive mémoire outre-Manche. Cet épisode historique est principalement connu pour le mode d’action utilisé : la destruction des outils de production au sein des manufactures. Les luddites, ces « briseurs de machine », constituent depuis une figure repoussoir de la modernité industrielle, particulièrement stigmatisée par les tenants de la fuite en avant technocapitaliste. Toutefois, ils ont aussi connu un regain d’intérêt de la part d’historiens critiques comme Edward P. Thompson, Eric Hobsbawn, et plus récemment François Jarrige. L’épisode des luddites apparait à leur lumière comme un moment particulièrement intéressant, repris par d’autres luttes « technocritiques » comme une source d’inspiration fondatrice.

Briseurs de machines, 1812.

Révolte des luddites

Ce qu’on appelle « la révolte des luddites » désigne en réalité un ensemble d’actions de « bris de machines », principalement réalisé en 1811 et 1812, et jusqu’à 1816. En mars 1811, des ouvriers des Midlands brisent leurs métiers, avant d’être imités par des tisserands de coton autour de Manchester et des tondeurs du Yorkshire. Dans cette région, une machine mécanique est incendiée, bientôt suivie de la destruction de machines tondeuses près d’Huddersfeld, puis d’attaques simultanées d’usines près de Leeds. Ces actions s’accompagnent de menaces par lettres à l’encontre des notables, de grandes émeutes et d’affrontements au sein des usines. Le mouvement se radicalise au fur et à mesure, notamment après la mort d’un artisan luddite. Les actions violentes de ce type (incendies, attaques et mises à sac d’usines…) se multiplient, au point que les propriétaires pris de panique préfèrent démonter leurs machines que de les voir détruites. Les choses finissent par se tasser, mais en 1816, il y a une recrudescence d’actes de destruction. À la suite d’une baisse brutale des salaires, un groupe d’hommes masqués détruit les métiers d’une usine textile de tulle.

Cette destruction des machines n’est pas une pratique inédite, mais elle trouve à cette occasion une ampleur nationale jamais vue. La nouveauté, c’est aussi que les contestataires vont se référer à une même figure de ralliement : le général Ned Ludd. C’est de ce nom que sont signées les lettres de menace notamment. Ce personnage mythique (son nom serait inspiré d’un apprenti ayant détruit la machine de son maître à la fin du XVIIIe siècle) permet à ces actions dispersées de trouver une certaine unité générale, ce qui effraie énormément les propriétaires et les autorités. Le mouvement apparait, dans son ensemble, comme une force de contestation massive. Comme le résume François Jarrige, c’est un « mouvement sans organisation structurée ni doctrine, dont le chef mythique est un fantôme difficile à saisir »[1]. Les historiens s’accordent aujourd’hui à dire que cet épisode constitue une période de grande agitation sociale, proche de l’insurrection généralisée dans le pays.

Les éditions L’Échappée viennent de rééditer le livre de Kirkpatrick Sale retraçant l’histoire des luddites. Préface de la journaliste et traductrice Celia Izoard.

Origine de la contestation

Aujourd’hui, la mémoire du luddisme est souvent mobilisée de manière péjorative, comme l’illustration de la supposée hostilité primaire des classes populaires à l’égard des processus de modernisation technologique. Les historiens qui se sont intéressés à la question insistent toutefois sur les motivations complexes et diverses des émeutiers, en resituant ces actions dans leur contexte.

Le début du XIXe siècle en Angleterre est marqué par une crise conjoncturelle majeure qui entraîne la baisse des salaires, la hausse des prix, le manque d’emploi, ce qui plonge de nombreuses personnes dans la misère. Au même moment, les pouvoirs publics mènent une politique dérégulatrice, nécessaire à l’implantation du capitalisme industriel : des textes anciens, qui protégeaient les artisans de la concurrence – des machines notamment – sont abrogés. En 1809 par exemple, le Parlement supprime une loi qui interdisait l’usage industriel de laineuses mécaniques. Cette dérégulation, dans un contexte économique plus que difficile, s’accompagne d’une répression accrue des syndicats, interdits de se réunir ou de prêter des serments secrets par l’adoption de lois répressives. C’est ce triple contexte de crise économique, de disparition des anciennes protections juridiques et de répression sociale qui va voir apparaître cette contestation luddite. Celle-ci s’oppose en premier lieu à l’acquisition de machines par les manufactures, qui dégrade les savoir-faire et pousse les salaires à la baisse. Le grand historien Edward P. Thompson sera le premier à montrer que « les violences du luddisme s’insèrent dans un moment d’imposition du libéralisme et d’abrogation des anciennes législations paternalistes censées protéger la main-d’œuvre ». Ce n’est donc pas tant les machines en tant que telles qui sont prises pour cibles (comme pourrait le laisser croire une lecture superficielle de leur mode d’action) mais plutôt les conséquences sociales et économiques des changements législatifs et techniques majeurs qui bouleversent toute la structure de la société d’alors. Le soulèvement ne peut se comprendre que comme une réaction à ces bouleversements, les luddites eux-mêmes se concevant comme une « armée de justiciers ». François Jarrige, historien des luttes technocritiques, répète que ces contestations ne sont pas « technophobes » (terme absurde, l’usage d’outils étant inhérent à l’interaction de l’homme avec son environnement), mais bien souvent la marque du refus des implications socio-économiques de l’insertion de techniques précises à un moment donné. Dans le cas des luddites, c’est ainsi le refus de l’organisation du travail spécifique et de la mise en concurrence induite par ces machines. Les revendications diffèrent d’ailleurs d’un lieu à l’autre : alors que les luddites des Midlands et du Lancashire s’opposent principalement à la baisse des salaires et aux dégradations des conditions de travail, ceux du Yorkshire s’intéressent plus aux effets des nouveaux procédés de production sur les savoir-faire. Les effectifs regroupent une grande variété de métiers artisanaux. De même, le luddisme ne peut se résumer au bris de machines : ce sont aussi des revendications salariales et corporatistes. Le terme de luddisme homogénéise des luttes finalement très différentes et invisibilise toute son épaisseur, au-delà de son mode d’action spectaculaire et violent.

Une caricature de Ned Ludd, chef légendaire des luddites.

La répression

Face à ces multiples soulèvements, la répression fut sanglante. Le Parlement prit des mesures exceptionnelles pour doter le pays d’un arsenal répressif sans précédent. Les « bris de machines » furent par exemple rendus passibles de la peine de mort en 1812, ce qui mit un coup d’arrêt important aux dégradations. Ces mesures donnèrent lieu à plusieurs mois de poursuites. Comme les milices locales ne parvenaient pas à contenir les luddites, de nombreux policiers londoniens et des milliers de soldats furent envoyés dans les campagnes, ce qui était tout à fait inédit. Au printemps 1812, ils étaient 12 000, moitié plus que le nombre de mobilisés pour la guerre contre le Portugal (!!) en 1808. Tout ce dispositif se révèle globalement inefficace pour enrayer les actions : les luddites se déplacent la nuit et utilisent des chemins de traverse, déjouant ainsi la surveillance militaire qui connait peu le territoire investi. Toutefois, les condamnations sont nombreuses. Lors de procès spectaculaires, des centaines d’ouvriers sont envoyés à la mise à mort, emprisonnés ou déportés. Cette période fut celle d’une véritable terreur, qui participa grandement au « processus de criminalisation des luttes sociales » et à la protection de la propriété privée comme droit sacré, procédés encore mobilisés aujourd’hui. La peur de l’insurrection généralisée était si grande que, pour éviter que les funérailles des condamnés ne tournent à la célébration de martyrs, leurs dépouilles furent transférées à l’hôpital de York pour y être disséquées.

De telles précautions laissent imaginer la peur de l’embrasement généralisé qu’ont suscité ces soulèvements luddites. Ceux-ci ne sont pas restés sans lendemain : Edward P. Thompson y verra plus tard un moment fondateur pour la conscience de la classe ouvrière anglaise. Toutefois, le terme de luddisme reste comme un anathème disqualifiant comme des « obscurantistes technophobes » celles et ceux qui remettent en cause le progrès technique. Récemment, le terme a été repris à leur compte par des individus et collectifs soucieux des bouleversements écologiques et sociaux en cours : c’est notamment le cas de Kirkpatrick Sale, qui se déclara « néo-luddite » lors d’une conférence en 1995, avant de briser un ordinateur. Les luddites constituent ainsi un repère historique « technocritique », qui permet aux militants d’aujourd’hui de saisir la critique de la technique dans toute son épaisseur socio-économique. C’est la tâche à laquelle s’évertuent des collectifs comme Pièces et Main d’œuvre ou Anti-Tech Resistance.

Pour en savoir plus :

Kevin Binfield « Luddites et luddisme », Tumultes, vol. 27, no. 2, 2006, pp. 159-171.

Vincent Bourdeau, François Jarrige et Julien Vincent, Les luddites. Bris de machines, économie politique et histoire, éditions è®e, 2006, 160 p.

Nicolas Chevassus-Au-Louis, Les briseurs de machines : de Ned Ludd à José Bové, Paris, Seuil, 2006, 269 p.

François Jarrige, Technocritiques. Du refus des machines à la contestation des technosciences, Paris, La Découverte, 2014, 420 p.

François Jarrige, « Au temps des « tueuses de bras ». Les bris de machines et la genèse de la société industrielle (France, Angleterre, Belgique, 1780-1860)», Revue d’histoire du xixe siècle, 2007.

François Jarrige, Une « armée de justiciers » ? Justice et répression du luddisme en Angleterre (1811-1816). 2010. Disponible en ligne : https://sniadecki.wordpress.com/2020/05/30/jarrige-repression-ludd/

Edward P. Thompson, La formation de la classe ouvrière anglaise, Paris, Gallimard/Le Seuil, coll. « Hautes études », 1988, 798 p.

Kirkpatrick Sale, La révolte luddite : briseurs de machines à l’ère de l’industrialisation, L’échappée, coll. « Dans le feu de l’action », 2006, 341 p.

Eric J Hobsbawm,. « Les briseurs de machines », Revue d’histoire moderne & contemporaine, vol. 53-4, no. 5, 2006, pp. 13-28.

Philippe Minard, “Le retour de Ned Ludd. Le luddisme et ses interprétations”, Revue d’histoire moderne et contemporaine, 2007/1 n°54-1.

Julius Van Daal, La Colère de Ludd : la lutte des classes en Angleterre à l’aube de la révolution industrielle, L’Insomniaque, coll. « Dans le feu de l’action », 2012, 288 p.

Un podcast récent sur France Inter, avec François Jarrige comme invité : https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/en-quete-de-politique/en-quete-de-politique-du-samedi-10-septembre-2022-4818512

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Footnote [1] — François Jarrige, On arrête (parfois) le progrès, l’échappée, 2022.

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