La mélodie des oiseaux effacée par le chaos machinal
Ce voyage piétine violemment mes convictions militantes, il les provoque, teste leur ancrage et titille leur résistance. Ce n’est pas la colère qui s’emparait de moi, mais une profonde tristesse qui m’envahissait. Je réalisais l’ampleur des dégâts, la grandeur du massacre, mais je les réalisais sur 35 000 km, je les réalisais à travers la centaine de villes et la dizaine de pays dans lesquels je suis allée. Chaque ville était un affront. Ce voyage perdait de son sens, nous n’étions pas là pour visiter les chefs-d’œuvre de la culture techno-industrielle. Alors que nous restait-il ? Des lieux paradisiaques transformés en station balnéaire ? Des vallées défigurées par des ponts ? Des montagnes par des villes? L’océan par des ports ? Et des plages par des routes ? Une île transformée en centre commercial et un ancien théâtre en supermarché ? Que nous restait-il ou plutôt que lui restait-il ? Où était-elle ?
Nous réalisions la difficulté de la trouver. Même en haut des montagnes, il y avait toujours une ligne à haute tension ou un magasin de glace pour violer la Nature. L’omniprésence du monde industriel nous accablait. Faire ce constat était plus que troublant. Ce que je veux dire, c’est que tout le monde sait que la nature sauvage se fait complètement massacrer et remplacer par des paysages artificiels. Mais constater son étendue, son envergure de ses propres yeux, ça te met au sol.
Zagreb, capitale de la Croatie, m’a abattu. J’errais dans les rues, comme touriste modèle. J’ai fini par tomber sur un chat sauvage. Il se sentait lui aussi seul, perdu et abandonné. On s’est fait plein de caresses, là, sur le bord du trottoir. On était comme deux êtres en dehors du décor à regarder les gens déambuler dans le spectacle du techno-monde, à se demander « où était-elle ? ».
Le froid ne nous laissait pas d’autre choix que de nous réfugier dans les villes. Il nous est arrivé de passer plusieurs nuits sans dormir à cause du froid. Le frisson qui traversait le bas du dos jusqu’à la nuque nous maintenait éveillées. Le froid nous gardait dans les villes, mais ces dernières nous rendaient malades. On était comme coincées dans une mascarade brutale et nauséabonde. La ville est violente, quelle qu’elle soit, par ce qu’elle renvoie et par ce qu’elle suppose.
Belgrade, capitale de la Serbie, m’a particulièrement marqué. Au milieu de la ville, j’ai trouvé un parc et j’y ai médité. J’ai fermé les yeux et alors mes autres sens se mettaient en alerte, je ne captais plus seulement l’ossature du paysage, mais tout ce qui s’y dégageait ; l’esprit du paysage, dirait la taoïste en moi. Je tente de capter aussi comment mon corps réagit aux paramètres atmosphériques. Le soleil était doux, le bruit : atroce. Ce bruit n’était pas un bruit de passage régulier de voitures individuelles qui défileraient seconde par seconde, ni de bruit de machines ou d’engins de travaux. Non, c’était un bruit global, le bruit du néant. Comme si le système technologique était devenu une entité réelle qui se frottait les mains, un sourire à la bouche, contemplant son spectacle. Mais où était-elle ?
La ville, la manifestation agglomérée de l’industrialisation par excellence, nous impose sa temporalité, sa luminosité, sa sonorité. Elle bouscule nos repères intuitifs et sauvages. Elle nous balade à sa guise comme de vulgaires marionnettes. Mais l’impact des villes pour des êtres de nature est bien plus violent.
Dans la ville, notre corps ne nous appartient plus, c’est toute une organisation industrielle qui décide pour lui. Il doit se mouvoir en fonction de règles, de priorités, de consignes dites de sécurité. Il n’y a bien que dans un système dangereux qu’on parle autant de sécurité. Il est contrôlé et soumis à un tas de conventions et de codes. Son espace est restreint et doit correspondre à celui qu’on te donne. La ville dirige nos pas et cloisonne nos pensées. Nos pensées s’entrechoquent contre les murs des immeubles, tentant de s’envoler, elles s’évanouissent à l’impact du choc, et bouillonnent dans un immense quadrillage d’obstacles afin de trouver la sortie hors de ce labyrinthe qui les emprisonne. Malheureusement, elles s’essoufflent avant. Elles ne peuvent s’envoler, alors elles s’attardent sur mes ourlets – devrais-je les faire ou pas ? – ou sur mes cheveux – sont-ils soignés ou pas ?
Dans la Nature, ma seule préoccupation était de savoir comment je trouverai à nouveau de l’eau demain. Et mes cheveux n’étaient jamais soignés. Mes peurs ne sont pas les mêmes non plus. Dans mon lit j’ai la peur ridicule de ne pas réussir à m’endormir, rongée par l’angoisse. Pour les femmes sauvages que nous sommes devenues, notre seule crainte était de se faire attaquer par un animal qui en voulait notre bouffe. Dans la Nature, les émotions sont brutes et intuitives, elles s’attardent sur le réel. Et l’ensemble de notre corps est utile, nos pensées concernent notre subsistance et flânent librement. La contemplation faisait partie de plus de la moitié de nos journées : observer le papillon batifoler, compter les fleurs jaunes, suivre du regard la courbe des oiseaux, puis finir par contempler le soleil et jouir de ses plus belles couleurs avant d’aller se coucher. Qu’y a-t-il à contempler dans la ville, à part la mort ?
Nous avons à présent plus peur du brame d’un cerf que de conduire une voiture, et pourtant la voiture tue tous les jours. Nous avons plus peur d’une forêt obscure que d’avoir un tas d’objets électriques potentiellement mortels autour de nous. La mélodie des oiseaux a été effacée par le chaos machinal.
Nous avons réalisé également, constat découlant du premier, que ce système n’est pas fait pour nous, les piétons. Ce système n’est pas adapté aux humains finalement. Il exige que l’humain soit toujours habillé, entouré, amélioré ou plutôt tenu enfermé par un tas de gadgets, d’objets toujours plus complexes et avancés technologiquement les uns que les autres. L’humain nu, brut, simple n’existe plus.
Je ne finirai pas ce texte par une note d’espoir. Comme l’a dit Derrick Jensen avant moi, l’espoir ça pue la merde. Je préfère vous raconter que j’ai vu un bébé tortue monter sur le dos de sa maman tortue dans de l’eau turquoise, que je me suis baignée dans une rivière à 35°C sous les étoiles et la lune, que j’ai goûté les meilleures oranges de ma vie, et j’ai jamais aimé ça, c’est un trauma d’enfance, donc pour vous dire… Nous qui aspirons à la vie, nous combattants de la liberté, nous n’avons pas d’autre option que de réussir. Et la vérité, c’est que nous ne résistons pas seulement à un système, mais nous résistons aussi au mal-être qu’il répand. A bat l’espoir, maintenant nous avons un objectif.
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