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Anarchisme
Histoire

Rousseau, philosophe critique de la technologie

Par
S.C
23
August
2023
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La première partie du présent article est constituée d’extraits du livre Technocritiques (2014) de François Jarrige. La seconde provient directement du Discours sur les sciences et les arts (1750) de Rousseau.

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Rousseau le technocritique par François Jarrige

Au siècle des Lumières, Rousseau a incarné mieux que quiconque la critique de cette nouvelle trajectoire intellectuelle et la mise en question de l’ambivalence des techniques et de leur déferlement. Alors que la pensée libérale du XVIIIe siècle interprétait le développement du commerce, des sciences et des arts comme la condition des progrès de la Paix et de la liberté, Rousseau s’élevait contre cette lecture « progressiste » et « optimiste » du monde moderne[1]. Philosophe de la nature et du contrat social, il fut aussi, selon Anne Deneys-Tunney, un grand théoricien de la technique[2]. Cette dernière aurait même constitué un élément central, bien que négligé, de sa pensée, toute son œuvre pouvant être lue et interprétée comme une tentative pour répondre à cette question toujours d’actualité : comment l’homme peut-il rester libre et indépendant dans un monde peuplé d’artefacts ? Rousseau considérait en effet les sciences et les « arts » comme des sources de corruption. Comme le luxe, ils étaient le fruit de la vanité. Rousseau aurait ainsi été l’un des premiers à comprendre le « caractère aussi déterminant qu’irréversible de la technique pour l’homme et les sociétés modernes », à en mesurer pleinement les « conséquences dans tous les domaines où elle s’impos[ait] à l’individu, dans la vie morale comme en politique[3] ». L’auteur du Discours sur les sciences et les arts (1750), d’Émile (1762) et du Contrat social (1762) aurait ainsi proposé une philosophie de la réconciliation de l’homme avec ses techniques. Selon Rousseau, la technique n’est évidemment pas unilatéralement mauvaise, il existe une technique naturelle qui permet à l’homme de conserver son indépendance et son bonheur contre la technique artificielle et frelatée produite par le luxe et les besoins factices de la société moderne. C’est en s’accélérant que le changement technique aurait produit une rupture qui a abouti à la fois à la destruction de son milieu naturel et au renforcement des inégalités. En modifiant en profondeur la dynamique des besoins et des désirs de l’homme, la technique aurait créé une brèche irréversible qui nous éloignerait toujours plus de l’état de nature originel[4].

L’œuvre de Rousseau est parsemée de descriptions des ravages des techniques industrielles naissantes. Selon lui, il convient de « proscrire avec soin toute machine et toute invention qui peut abréger le travail, épargner la main-d’œuvre, et produire le même effet avec moins de peine[5] ». Ces remarques, présentes dans certains passages qui n’ont pas été conservés dans la version définitive du Contrat social, témoignent de la recherche rousseauiste de l’indépendance de l’homme social contre l’asservissement aux machines et aux contraintes de l’industrie. Dans un passage célèbre des Rêveries du promeneur solitaire (1778), il évoque les ravages de l’industrialisation à travers la figure du mineur et du forgeron : le premier « fouille les entrailles de la terre, il va chercher dans son centre, au risque de sa vie et aux dépens de sa santé, des biens imaginaires à la place des biens réels qu’elle lui offrait d’elle-même quand il savait en jouir[6] ». Dans Émile, Rousseau cherche les moyens de construire un rapport autonome et libre de l’individu à ses réalisations techniques. Ainsi, l’apprentissage doit maintenir le corps en mouvement car « plus nos outils sont ingénieux, plus nos organes deviennent grossiers et maladroits ». La technique est à la fois ce qui fonde l’inégalité et ce qui met en danger la nature, comme le montrait alors déjà le problème de la déforestation[7].

François Jarrige

Extrait du Discours

En grec ancien, le mot « technè » ne différencie pas la production industrielle de l’art symbolique, et a longtemps été rendu en français par « art ». Le mot « art » de la vieille langue française doit donc s’entendre au sens de « technique ». Par exemple, Montaigne dans les Essais qui affirme : « Les sciences traitent les choses trop finement, d’une mode trop artificielle et différente à la commune et naturelle. […] Si j’étais du métier, je naturaliserais l’art autant comme ils artialisent la nature. » Si j’étais du métier, je naturaliserais la technique comme ils technicisent la nature, voilà ce que nous dit ici Montaigne. La même remarque vaut pour le célèbre Discours sur les sciences et les arts, de J-J. Rousseau, qui doit s’entendre comme un Discours sur les sciences et les techniques. Le passage suivant est extrait de la Première partie du Discours.

R.F.

L’esprit a ses besoins, ainsi que le corps. Ceux-ci sont les fondements de la société, les autres en sont l’agrément. Tandis que le gouvernement et les lois pourvoient à la sûreté et au bien-être des hommes assemblés, les sciences, les lettres et les arts, moins despotiques et plus puissants peut-être, étendent des guirlandes de fleurs sur les chaînes de fer dont ils sont chargés, étouffent en eux le sentiment de cette liberté originelle pour laquelle ils semblaient être nés, leur font aimer leur esclavage et en forment ce qu’on appelle des peuples policés. Le besoin éleva les trônes ; les sciences et les arts les ont affermis. Puissances de la terre, aimez les talents, et protégez ceux qui les cultivent. Peuples policés, cultivez-les : heureux esclaves, vous leur devez ce goût délicat et fin dont vous vous piquez ; cette douceur de caractère et cette urbanité de mœurs qui rendent parmi vous le commerce si liant et si facile ; en un mot, les apparences de toutes les vertus sans en avoir aucune.

C’est par cette sorte de politesse, d’autant plus aimable qu’elle affecte moins de se montrer, que se distinguèrent autrefois Athènes et Rome dans les jours si vantés de leur magnificence et de leur éclat : c’est par elle, sans doute, que notre siècle et notre nation l’emporteront sur tous les temps et sur tous les peuples. Un ton philosophe sans pédanterie, des manières naturelles et pourtant prévenantes, également éloignées de la rusticité tudesque et de la pantomime ultramontaine : voilà les fruits du goût acquis par de bonnes études et perfectionné dans le commerce du monde.

Qu’il serait doux de vivre parmi nous, si la contenance extérieure était toujours l’image des dispositions du cœur ; si la décence était la vertu ; si nos maximes nous servaient de règles ; si la véritable philosophie était inséparable du titre de philosophe ! Mais tant de qualités vont trop rarement ensemble, et la vertu ne marche guère en si grande pompe. La richesse de la parure peut annoncer un homme opulent, et son élégance un homme de goût ; l’homme sain et robuste se reconnaît à d’autres marques : c’est sous l’habit rustique d’un laboureur, et non sous la dorure d’un courtisan, qu’on trouvera la force et la vigueur du corps. La parure n’est pas moins étrangère à la vertu qui est la force et la vigueur de l’âme. L’homme de bien est un athlète qui se plaît à combattre nu : il méprise tous ces vils ornements qui gêneraient l’usage de ses forces, et dont la plupart n’ont été inventés que pour cacher quelque difformité.

Avant que l’art eût façonné nos manières et appris à nos passions à parler un langage apprêté, nos mœurs étaient rustiques, mais naturelles ; et à la différence des procédés annonçait au premier coup d’œil celle des caractères. La nature humaine, au fond, n’était pas meilleure ; mais les hommes trouvaient leur sécurité dans la facilité de se pénétrer réciproquement, et cet avantage, dont nous ne sentons plus le prix, leur épargnait bien des vices.

Aujourd’hui que des recherches plus subtiles et un goût plus fin ont réduit l’art de plaire en principes, il règne dans nos mœurs une vile et trompeuse uniformité, et tous les esprits semblent avoir été jetés dans un même moule : sans cesse la politesse exige, la bienséance ordonne : sans cesse on suit des usages, jamais son propre génie. On n’ose plus paraître ce qu’on est ; et dans cette contrainte perpétuelle, les hommes qui forment ce troupeau qu’on appelle société, placés dans les mêmes circonstances, feront tous les mêmes choses si des motifs plus puissants ne les en détournent. On ne saura donc jamais bien à qui l’on a affaire : il faudra donc, pour connaître son ami, attendre les grandes occasions, c’est-à-dire attendre qu’il n’en soit plus temps, puisque c’est pour ces occasions mêmes qu’il eût été essentiel de le connaître.

Quel cortège de vices n’accompagnera point cette incertitude ? Plus d’amitiés sincères ; plus d’estime réelle ; plus de confiance fondée. Les soupçons, les ombrages, les craintes, la froideur, la réserve, la haine, la trahison se cacheront sans cesse sous ce voile uniforme et perfide de politesse, sous cette urbanité si vantée que nous devons aux lumières de notre siècle. On ne profanera plus par des jurements le nom du maître de l’univers, mais on l’insultera par des blasphèmes, sans que nos oreilles scrupuleuses en soient offensées. On ne vantera pas son propre mérite, mais on rabaissera celui d’autrui. On n’outragera point grossièrement son ennemi, mais on le calomniera avec adresse. Les haines nationales s’éteindront, mais ce sera avec l’amour de la patrie. À l’ignorance méprisée, on substituera un dangereux pyrrhonisme. Il y aura des excès proscrits, des vices déshonorés, mais d’autres seront décorés du nom de vertus ; il faudra ou les avoir ou les affecter. Vantera qui voudra la sobriété des sages du temps, je n’y vois, pour moi, qu’un raffinement d’intempérance autant indigne de mon éloge que leur artificieuse simplicité.

Telle est la pureté que nos mœurs ont acquise. C’est ainsi que nous sommes devenus gens de bien. C’est aux lettres, aux sciences et aux arts à revendiquer ce qui leur appartient dans un si salutaire ouvrage. J’ajouterai seulement une réflexion ; c’est qu’un habitant de quelque contrée éloignée qui chercherait à se former une idée des mœurs européennes sur l’état des sciences parmi nous, sur la perfection de nos arts, sur la bienséance de nos spectacles, sur la politesse de nos manières, sur l’affabilité de nos discours, sur nos démonstrations perpétuelles de bienveillance, et sur ce concours tumultueux d’hommes de tout âge et de tout état qui semblent empressés depuis le lever de l’aurore jusqu’au coucher du soleil à s’obliger réciproquement ; c’est que cet étranger, dis-je, devinerait exactement de nos mœurs le contraire de ce qu’elles sont.

Où il n’y a nul effet, il n’y a point de cause à chercher : mais ici l’effet est certain, la dépravation réelle, et nos âmes se sont corrompues à mesure que nos sciences et nos arts se sont avancés à la perfection. Dira-t-on que c’est un malheur particulier à notre âge ? Non, messieurs ; les maux causés par notre vaine curiosité sont aussi vieux que le monde. L’élévation et l’abaissement journalier des eaux de l’océan n’ont pas été plus régulièrement assujettis au cours de l’astre qui nous éclaire durant la nuit que le sort des mœurs et de la probité au progrès des sciences et des arts. On a vu la vertu s’enfuir à mesure que leur lumière s’élevait sur notre horizon, et le même phénomène s’est observé dans tous les temps et dans tous les lieux.

Jean-Jacques Rousseau

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Footnote [1] — Pierre MANENT, Histoire intellectuelle du libéralisme. Dix leçons, Calmann-Lévy, Paris, 1987, p. 154.

Footnote [2] — Anne DENEYS-TUNNEY, Un autre Jean-Jacques Rousseau. Le paradoxe de la technique, PUF, Paris, 2010.

Footnote [3] — Ibid., p. 22

Footnote [4] — Ibid., p. 77-78.

Footnote [5] — Jean-Jacques ROUSSEAU, Discours sur l’économie politique, Vrin, Paris, 2002, p.  65, n. 106.

Footnote [6] — Jean-Jacques ROUSSEAU, Les Rêveries du promeneur solitaire, in Œuvres complètes de Jean-Jacques Rousseau, vol.1, Gallimard, Paris, 1959, p. 1066-1067.

Footnote [7] — Voir la note 4 de la seconde partie du Discours sur l’origine de l’inégalité parmi les hommes : « La destruction du sol, c’est-à-dire la perte de la subsistance propre à la végétation, doit s’accélérer à proportion que la terre est plus cultivée et que les habitants plus industrieux consomment en plus grande abondance ses productions de toute espèce. »

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