consommation responsable et vote avec le portefeuille sont des arnaques libérales

« On vote avec son portefeuille » (poncif n°7)

Plus innocent que bien des poncifs, peut-être méritait-il d’être laissé dans son coin. Cependant sa portée diffère largement du réalisme qu’il prétend véhiculer. Plus qu’un constat, c’est un aveu d’impuissance imprimé sur ticket de caisse ; et l’encre fraîche qui le couvre bave et tache les doigts. Peu importe ses choix, le consommateur finit toujours par avoir les mains sales. Voilà un peu de savon pour y remédier.

I – Le faux moyen de répondre à la toute-puissance économique

Quelques citoyens conscients de n’avoir aucun poids sur le plan politique, dépossédés de leurs destins par une technocratie renouvelée à un rythme quinquennal, identifient l’économique comme le cœur véritable du pouvoir. Voilà la base, qui n’est pas si déplaisante. Mais pour autant, nul retour de la lutte des classes ou d’une volonté d’émancipation. Dans la figure du « citoyen-consommateur », toutes les appartenances se fondent et s’unifient dans le sens de la consommation. Peu importe la « catégorie socio-professionnelle » (cache-sexe sociologique du terme « classe »), l’ethnie, l’âge, etc. : tout le monde peut se retrouver dans l’identité du consommateur en bout de chaîne de la production agro-industrielle.

Voilà enfin créé le prototype du citoyen universel, qui manifeste son mécontentement par le boycott et son approbation par l’achat. En ce sens, il n’est que la continuation logique de l’électeur auquel sont soumis des produits publicitaires appelés « candidats[1] ». Et pourquoi vouloir de la fin d’un système, ou même l’envisager, alors qu’enfin les êtres humains peuvent communier fraternellement dans les rayonnages des supermarchés ? Rusé comme un renard, le citoyen-consommateur ne conteste plus : il s’adapte. Il ne milite pas, il consomme intelligemment. Guerrier face à la caissière, il déguise son impuissance en action. Même la publicité l’encourage dans sa révolution intérieure, elle qui affine ses slogans au gré des tendances qu’elle façonne. La « consomm’action » devenue elle-même un produit, le pipi sous la douche fait alors figure d’acte révolutionnaire.

La philosophie du « colibri » lui fournit un alibi moral et le rassure dans l’accomplissement de ces « petits gestes qui changent le monde ». La morale du colibri tient en une proposition : face à l’incendie qui dévore la forêt, tous les animaux doivent faire leur part, des plus petits aux plus grands. Ce faisant, c’est le cumul des actions individuelles qui est valorisé, et non l’action collective commune. Par conséquent, cela ne sert qu’à apaiser la bonne conscience de l’individu prisonnier d’un système affairé à contraindre et détruire le vivant. Car aussi sympathique puisse-t-elle être, cette philosophie de vie ne propose que d’aménager sa cellule de prison, et pas d’en sortir. En effet la consommation de biens manufacturés, même réfléchie, présuppose l’existence de la production industrielle (et donc de toutes ses usines, ses exploitations de la terre, des animaux et des hommes) et de ses réseaux de distribution. À aucun moment cela n’implique de combattre la dépendance et la méconnaissance des savoir-faire nécessaires à l’autonomie humaine. Cultiver, glaner, cuisiner, faire son pain, puiser l’eau, coudre ses vêtements, bâtir son foyer, tout cela est remplacé par l’acte marchand, présupposant de se vendre à une entreprise. La contestation limitée à la consommation ne permet jamais de se rendre autonome ; elle cloisonne la pulsion rebelle dans le cadre du système techno-industriel, de la compétition entre entreprises pour conquérir les acheteurs.

La formule est simple : remettre en cause la consommation, c’est remettre en cause le salariat. Remettre en cause le salariat, c’est remettre en cause la société industrielle. Enfin, contester la société industrielle c’est avouer qu’elle doit périr pour que soit possible une vie libre au sein d’une nature régénérée. La consommation (dite) intelligente de biens industriels suit-elle ce schéma ? Non.

II – Le mauvais consommateur comme épouvantail

Dans les faits, le système techno-industriel ne demande pas son accord à l’individu pour croître, se propager et tout ravager ; mais dans sa propagande, c‘est l’inverse qu’il avance. La progression du système serait donc due à la variété des choix individuels et non à la dynamique de l’ensemble. De la sorte, la responsabilité des désastres incomberait en fait à l’individu. Tenez-vous prêts : vous êtes responsables des polluants éternels, des animaux élevés en batterie dans la fange et le halo des lumières artificielles, des microplastiques dans les eaux et le sang, du « sixième continent », de l’esclavage, etc. Tout cela relève de votre responsabilité ! – Bien évidemment, plus le mensonge est gros, mieux il passe.

Face à la multiplicité des dégâts, difficile de ne pas nous sentir submergés. La « consomm’action » permet alors de pallier l’impuissance provoquée par l’état des choses. L’illusion d’un contrôle, d’une possibilité d’influencer le cours des évènements par une action individuelle répond quant à elle directement à un besoin d’ordre physique et psychologique : celui d’exercer sa liberté.

« […] La liberté signifie avoir la charge (soit seul soit au sein d’un petit groupe) de tous les problèmes vitaux qui se posent au cours de l’existence : la nour­riture, l’habillement, le logement et la protection contre toute menace environnante. La liberté, c’est avoir du pouvoir ; non pas celui de diriger les autres, mais de maîtriser ses propres conditions de vie. Il n’y a pas de liberté dès lors que quelqu’un (ou pire, une grande organisation) exerce son pouvoir sur autrui, même de manière bienveillante, tolérante et per­missive. Il est important de ne pas confondre liberté et permissivité. »

« Il est vrai que certaines restrictions à notre liberté pourraient être supprimées, mais, d’une façon générale, le contrôle de nos vies par de grandes organisations est nécessaire au bon fonctionnement de la société techno-industrielle. En résulte un sentiment d’impuissance chez la plupart des individus […]. »

« Ainsi, pour éviter de graves problèmes psychologiques, un être humain a besoin d’objectifs dont l’accomplissement requiert des efforts, et doit connaître un minimum de succès dans la réalisation de ses buts[2]. »

La lutte limitée au plan consumériste sert le système en ce sens qu’elle ne favorise pas la contestation de son existence même, mais participe simplement à l’élimination des entreprises les moins adaptées à la survie au sein du marché agro-alimentaire.

Faute d’être explicitement désigné, le système fournit un nouveau bouc émissaire en la personne du mauvais consommateur irresponsable, celui qui ne « fait pas sa part des choses ». Calquant la propagande qui lui a été inculquée, le « bon » consommateur déplore l’irresponsabilité du « mauvais » plutôt que de remettre en cause le système dans sa globalité. Ce faisant, son seul horizon est celui d’une contestation consensuelle, rassurante, isolée et inefficace.

III – Ce que le système craint

Ce que le système technologique s’échine à détruire est en même temps ce qu’il craint : la liberté, la nature, le désir d’autonomie.

– La liberté, telle que définie plus haut, est incompatible avec la continuation du système. Il ne peut se bâtir qu’en l’empêchant et en la détournant vers des formes amoindries et utiles à sa survie. Il la détourne entre autres vers la carrière professionnelle, vers la jouissance du consommateur payée de l’esclavage. Il l’empêche matériellement en plaçant les individus sous la coupe de grandes organisations et en leur ôtant tout contrôle sur leurs conditions de vie et de mort.

– La nature, chapeautée, violée, exploitée, pillée, ne lui sert que d’instrument pour asseoir sa domination. En l’effaçant, il coupe l’être humain de son milieu pour les refaçonner à sa guise. En l’annihilant, le système s’assure le contrôle sur les conditions permettant la vie terrestre.

– L’autonomie prouve l’inutilité du système : « […] pour la plupart des gens, c’est par le biais du processus de pouvoir – se fixer un objectif et produire un effort autonome pour y parvenir – que s’obtiennent l’estime de soi, la confiance en soi et le sentiment de puissance[3]. » Il n’y a qu’en brisant les possibilités d’une autonomie concrète que le système peut se prétendre indispensable à la survie humaine.

Bien évidemment, des formes attrayantes comme l’AMAP[4] ou le fait de soutenir exclusivement les petits artisans de proximité sont des actions individuelles difficilement critiquables. Là n’est d’ailleurs pas notre intention. Simplement, même les formes d’alternatives les plus pures ont bien de la peine à se passer de l’argent des salariés. De surcroît, le système parvient tout à fait à tirer profit de ce refus des moyens conventionnels de consommer. L’exemple de « la ruche qui dit oui », comptant Xavier Niel (fondateur de Free) parmi ses actionnaires est à cet égard très représentatif de cette capacité de récupération.

Mais un quatrième élément d’inquiétude pour le système se dessine lorsqu’il se présente comme l’émanation de la volonté et de la responsabilité individuelles. En agissant ainsi, il ne se contente pas de faire peser le poids de son fiasco sur les gens ordinaires, il les force à se penser comme coupables. Animés par la culpabilité, il devient dès lors plus facile de les « guider » sur des voies inoffensives comme la simple contestation consumériste. En maintenant l’isolement des esclaves ou leur réunion sous des formes factices (associations de consommateurs par exemple), le corollaire se dessine. Le système révèle sa crainte de l’action collective organisée qui le prendra pour cible et refusera de porter le poids de son développement infernal.

Si la révolution anti-tech est nécessaire, c’est parce qu’elle seule peut, au nom de la liberté, de la nature et de l’autonomie, cibler le système pour le terrasser.

R. F.


  1. La corrélation entre le niveau des dépenses de campagnes électorales (incluant les immenses frais de communication) et les résultats obtenus aux élections, qui se manifeste par le temps de passage médiatique, relève aujourd’hui du lieu commun. Rappeler ce phénomène a toutefois son utilité puisque cela fournit un argument de plus aux anti-techs qui se moquent des vieilles catégories institutionnelles et de la reprise de l’État (voir Poncif n°2).

  2. Kaczynski Theodore J., La Société industrielle et son avenir, § 94, 114, 37, in L’Esclavage technologique Vol.1, éditions Libre, 2023, trad. A. Adjami et R. Fadeau.

  3. Kaczynski Theodore J. Ibid, § 44.

  4. Association pour le Maintien d’une Agriculture Paysanne.

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