« Contrairement à ce qu’affirme la doxa révolutionnaire, la distinction de classe ne se situe pas tant entre ceux qui possèdent les moyens de production et ceux qui ne les possèdent pas qu’entre ceux qui dessinent ces moyens de production (dessin et dessein) et leurs exécutants (considérés comme des robots ou des animaux). Le moyen de production est à critiquer en lui-même, parce que s’il appartient à la bourgeoisie, c’est qu’il a été conçu pour véhiculer les valeurs de la bourgeoisie. La manière de faire intrinsèque d’un moyen de production détermine une manière de s’organiser socialement. Aucune neutralité. Les manières de faire de la bourgeoisie contiennent en soi la division de classe, la perpétuent et la légitiment. Par exemple, une centrale nucléaire nécessite forcément une organisation sociale hiérarchisée, centralisée, sécuritaire, capitaliste, etc. La question de la propriété des moyens de production doit servir non pas à ce que notre classe s’approprie ce qui ne lui appartient pas, mais à définir, à questionner, à chercher ce qu’il lui faut s’approprier ou non. »
– Sebastián Cortés, Antifascisme radical ? Sur la nature industrielle du fascisme, 2015
Afin de se maintenir au pouvoir ou de progresser dans la hiérarchie, les membres de l’intelligentsia à gauche exploitent depuis plus d’un siècle maintenant le même mensonge – l’autogestion du système industriel serait matériellement possible et son avènement ne dépendrait que de la volonté politique. La plupart des problèmes sociaux et écologiques pourraient enfin être résolus quand les grandes firmes industrielles et l’État seront aux mains du bon peuple pour être autogérés selon des principes démocratiques, anti-autoritaires, etc. C’est aussi ce que promettait Lénine en 1917 dans L’État et la révolution, quelques mois seulement avant de rédiger les décrets de création de la Tcheka, la police politique chargée de traquer les opposants au régime bolchévique[1].
Commençons par rappeler la définition de l’autogestion donnée par le Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales :
« Gestion d'une entreprise agricole ou industrielle assurée par un comité élu par les travailleurs de l'entreprise même[2] »
Wikipédia ajoute que l’autogestion s’inscrirait dans la philosophie anarchiste ou libertaire, tout en précisant qu’elle implique la mise en place de la démocratie directe, ce qui induit :
- La suppression de toute distinction entre dirigeants et dirigés (Principe d'une personne, une voix) ;
- La transparence et la légitimité des décisions ;
- La non-appropriation par certains des richesses produites par la collectivité ;
- L'affirmation de l'aptitude des humains à s'organiser sans dirigeant[3].
Mais ces principes louables sont inapplicables dans une société de masse, et le sont encore moins au sein d’une société de masse industrialisée. Cette arnaque intellectuelle qu’est l’autogestion du système industriel ne résiste pas longtemps à l’analyse critique. Voici quelques éléments pour abattre cet énième mythe répandu par la gauche pour que l’animal humain apprenne à aimer sa laisse technologique.
Sommaire de l'article :
- La technologie n'est pas neutre
- La dépossession est au coeur du projet politique industrialiste
- Les techniques autoritaires produisent des sociétés autoritaires
- Piller, détruire, uniformiser : une nécessité matérielle pour l'industrie
- La guerre, moteur du progrès technique
- Le milieu technologique impose la hiérarchie
- En milieu industriel, la technocratie est la classe dominante
- Une société de masse est toujours autoritaire
1) La technologie n’est pas neutre
L’idée d’autogérer l’industrie repose entièrement sur une hypothèse fausse : la technologie serait socialement et politiquement neutre, elle ne produirait pas ses propres effets et il serait possible de dissocier les bons effets des mauvais. Les théoriciens marxistes – et de nombreux écologistes piégés par la gauche – considèrent que la majorité des problèmes de notre époque sont attribuables au système économique capitaliste. La révolution industrielle et le système d’infrastructures, d’usines et de machines qui en est issu n’auraient aucun lien avec les désastres sociaux et écologiques en croissance exponentielle depuis deux siècles. Nous sommes donc en présence de gens qui se présentent comme des scientifiques et des matérialistes, mais qui nient toute influence de l’infrastructure technologique sur l’évolution récente des sociétés humaines, de leur imaginaire collectif, de leurs mœurs et normes sociales.
Des historiens, sociologues, anthropologues et philosophes ont pourtant montré depuis des décennies déjà que l’industrialisation a été à l’origine d’un bouleversement du monde qui dépasse de très loin celui de toutes les révolutions politiques et religieuses réunies. Auteur d’un ouvrage essentiel sur la révolte luddite, Kirkpatrick Sale constate que
« Ce bouleversement a non seulement révolutionné le visage de la production, mais en a transformé les lieux et les finalités, la composition de la force de travail, la structure des marchés, les mouvements de population et de peuplement, ainsi que le rôle de la famille et des communautés[4]. »
Il est intéressant de noter ici que les mêmes effets se sont produits partout sur la planète dans les pays en phase d’industrialisation, et ce indépendamment du régime politique. L’industrialisation a produit une uniformisation culturelle du monde sans précédent dans l’histoire, un processus d’homogénéisation qui s’est accéléré avec la colonisation du monde par Internet et les écrans[5].
2) La dépossession est au cœur du projet politique industrialiste
La révolution industrielle marque la fin de l’autonomie technique des artisans et paysans. Le développement industriel n’aurait pu avoir lieu si ces groupes avaient continué à concevoir eux-mêmes leurs outils de production. Cette tâche est désormais confisquée par une élite scientifique et technique formée dans des grandes écoles, des spécialistes qui appliquent une nouvelle éthique à la conception des outils. Des variables quantitatives telles que l’efficacité, la puissance, la croissance doivent primer sur toutes les autres considérations esthétiques, religieuses ou morales qui freinaient autrefois le progrès technique, et limitaient le pouvoir destructeur des civilisations préindustrielles.
L’introduction du machinisme avait entre autres pour but de discipliner la main-d’œuvre en détruisant l’autonomie des travailleurs. Ce changement dans les méthodes de production rendait obsolètes le savoir-faire et l’expérience accumulés dans le maniement d’outils, ce qui équivaut à une dépossession, et donc une perte de pouvoir sur le processus de production. Dans Technocritiques, l’historien François Jarrige s’est par exemple intéressé aux raisons qui ont poussé les propriétaires terriens à mécaniser l’agriculture.
« La mécanisation du battage et du fauchage prend du temps : si elle s’amorce au milieu du XIXe siècle, elle ne se généralise que très progressivement, en marginalisant les oppositions et les critiques. De 1852 à 1873, le nombre de batteuses à vapeur passe ainsi de 81 à 6 000 en France. Dans les régions de petite polyculture ou de monoculture viticole, leur utilisation reste rare car elles sont peu rentables et les paysans ne disposent pas des ressources suffisantes pour les acquérir ou les louer. Dans le Nord ou dans les riches campagnes lyonnaises, en revanche, elles s’imposent sous la pression des comices agricoles et des sociétés d’agriculture qui organisent des démonstrations pour convaincre les hésitants. Des usines de construction voient le jour, des entreprises de battage mécanique itinérantes apparaissent et sillonnent les campagnes. Pour imposer ces innovations, les promoteurs des méthodes mécaniques utilisent à la fois le langage du progrès, de l’efficacité et de l’ordre : la mécanisation doit discipliner les travailleurs car, “avec les machines à battre, la surveillance est infiniment plus facile”. La mécanisation s’opère en effet dans un contexte de conflictualité sociale et les machines sont conçues comme des armes pour intimider la main-d’œuvre. En 1859, le Journal de Chartres recommande leur utilisation car “le jour où la première moissonneuse paraîtra dans nos campagnes sera celui qui marquera la fin de l’indépendance des laboureurs ”. Pour les gros propriétaires ruraux, les machines doivent ainsi “affranchir les cultivateurs du despotisme organisé par les manouvriers”. La technique est d’emblée pensée comme un outil de contrôle et de domestication, un moyen d’imposer l’ordre contre l’insubordination persistante et l’autonomie menaçante des travailleurs. »
Pour conclure ici, chercher à se réapproprier des moyens de production conçus et introduits à l’origine pour déposséder les communautés humaines est une entreprise insensée, donc vaine.

3) Les techniques autoritaires produisent des sociétés autoritaires
« L’anarchisme suppose, selon toute vraisemblance, un faible niveau de vie. Il n’implique pas nécessairement la famine et l’inconfort, mais il est incompatible avec l’existence vouée à l’air conditionné, aux chromes et à l’accumulation de gadgets que l’on considère aujourd’hui comme désirable et civilisée. La suite d’opérations qu’implique, par exemple, la fabrication d’un avion est si complexe qu’elle suppose nécessairement une société planifiée et centralisée, avec tout l’appareil répressif qui l’accompagne. À moins d’un soudain changement dans la nature humaine, on ne voit pas ce qui permettrait de concilier la liberté et l’efficacité[6]. »
– George Orwell
La machine à vapeur, le massicot, l’emboutisseuse, le laminoir, l’ordinateur, la centrale nucléaire, la tronçonneuse, le scanner IRM et le bulldozer sont à classer parmi les techniques autoritaires[7]. Ces machines dépendent pour leur construction et leur fonctionnement d’un réseau international de sites d’extraction de matières premières (des dizaines de milliers de mines et de puits de pétrole), d’un réseau d’infrastructures et de moyens de transport rapides (ports, navires porte-conteneurs, tankers, camions, autoroutes, oléoducs et gazoducs, réseau ferré, réseau électrique, etc.), de ressources humaines abondantes (rendues dépendantes de l’industrie pour survivre), de sites où évacuer les déchets, d’une armée et d’une police pour accaparer les ressources et expulser les peuplades traditionnelles autonomes des zones à « développer », etc. Un système construit par et pour de grandes organisations centralisées, hiérarchiques et autoritaires – les États et les firmes multinationales – avec l’objectif d’accroître leur puissance.
Ce système d’interdépendances aux ramifications planétaires place dans un étau les sociétés industrialisées. Plus la puissance technologique progresse, plus les humains sont nombreux à dépendre du système industriel, plus les ressources s’amenuisent vite, et plus les contraintes sur la population doivent augmenter pour empêcher l’effondrement du système. Ce n’est pas un hasard si le technocrate Jean-Marc Jancovici loue le management autoritaire des multinationales ou estime qu’un « système de type chinois » est le modèle à suivre pour gérer la contrainte énergétique[8]. On pourrait dire que le système industriel tend « naturellement » vers l’autoritarisme et le totalitarisme en raison de sa structure matérielle. La preuve avec la Chine. Avec son système concentrationnaire[9], sa surveillance généralisée, ses génocides technologiques[10], la dictature communiste instaurée il y a 80 ans en Chine a propulsé le pays au sommet de la hiérarchie mondiale. L’optimum d’un tel système ? Le bétail humain en boîte de conserve, biberonné par les machines, shooté aux tranquillisants, branché 24/7 sur le métavers.
En résumé, on ne peut pas autogérer démocratiquement un système conçu dès l’origine pour contraindre. Autant essayer de faire voler une brique.
Pour aller plus loin sur les liens entre autoritarisme et industrie, lire « L’industrialisme est un autoritarisme ».
4) Piller, détruire, uniformiser : une nécessité matérielle pour l’industrie
Une autre raison qui fait passer les apôtres de l’autogestion pour de doux rêveurs est la consommation de ressources et la production de déchets d’un système industriel. À population égale, les besoins en matières premières d’une société industrielle dépassent de très loin ceux d’une société agraire. Pour produire en quantités industrielles, il faut des matières premières en quantités industrielles. Il faut des infrastructures de transport pour les acheminer et des infrastructures de communication pour permettre aux différentes parties du système de s’ajuster les unes aux autres, de fonctionner efficacement ensemble. (Et les seules infrastructures engloutissent pour leur construction et leur entretien une part faramineuse des ressources mondiales[11]). Il faut détruire les communautés humaines autrefois autonomes matériellement et politiquement pour créer une demande suffisante capable d’engloutir une production industrielle. Ce qui explique pourquoi le système politique des États-nations, avec une population asservie, matériellement dépendante et culturellement uniforme, a colonisé la planète.
Les matières premières (pétrole, gaz, fer, cuivre, aluminium, titane, caoutchouc, or, argent, zirconium, manganèse, nickel, etc.), il faut bien aller les chercher quelque part, sur des terres déjà occupées par des humains, des forêts, des rivières, des léopards, des chimpanzés ou des éléphants. Est-il digne d’une culture soi-disant « avancée » de détruire l’habitat d’autres espèces au nom du Progrès ? Comment procéder pour ouvrir démocratiquement et autogérer des dizaines de milliers de mines à ciel ouvert un peu partout dans le monde, bien souvent sur des terres tribales ? Comment autogérer démocratiquement les millions de tonnes de rejets toxiques de la seule industrie minière, « le premier producteur de déchets solides, liquides et gazeux tous secteurs industriels confondus[12] » ? Comment construire des infrastructures énergétiques, de transport et un réseau électrique sans exproprier les populations rurales, sans ruiner leurs prairies, leurs cultures et leurs territoires de chasse ? La culture industrielle ne peut coexister avec d’autres cultures.
Dans les faits, aucun groupe humain digne de ce nom ne laisserait des étrangers venir piller leurs ressources, bétonner et polluer leurs terres et leurs rivières sans entrer en résistance[13]. L’animal humain n’aime pas le changement, surtout quand il est imposé par des inconnus venant d’une capitale lointaine. C’est pourquoi il existe aussi une relation symbiotique entre industrialisme et militarisme. La conquête et la guerre sont les mamelles de l’industrie, et aucun soviet d’ouvriers ne changera cette réalité.
5) La guerre, moteur du progrès technique
Le contexte historique dans lequel se sont industrialisés les pays européens est souvent ignoré délibérément par les amateurs de la pensée en silo. Des millénaires d’histoire nous enseignent pourtant que l’obsession moderne pour le changement technique n’a rien de « naturel » chez l’animal humain[14]. Ce qui est naturel pour ce primate bipède, c’est d’être attaché à sa terre, aux siens, aux us et coutumes de sa culture. L’animal humain a un besoin vital de stabilité, et le progrès technique déstabilise sa société. Il fallait une puissante impulsion pour chambouler le cadre lent et paisible du village autonome : la guerre[15].
L’un des principaux moteurs du progrès technique, c’est donc la concurrence entre individus, entre entreprises, et entre États-nations. Les entreprises et les nations ont rapidement compris que les plus avancées technologiquement finiraient par dominer toutes les autres. Et c’est pour conserver leur hégémonie, autrement dit maintenir le statu quo, que ces entités investissent des milliards dans la recherche scientifique et le développement de nouvelles technologies.
Au XXe siècle, la concurrence avec les pays capitalistes a également servi de catalyseur pour l’industrialisation dans les pays communistes. L’objectif des communistes russes, chinois et cubains était de libérer le progrès technique de toutes ses entraves au niveau national afin de dépasser en puissance l’Occident capitaliste, puis de l’écraser militairement. Sans ce stimulant extrêmement puissant qu’est la guerre de tous contre tous, sans une atmosphère instaurant une pression psychologique démentielle sur les groupes humains, le système industriel serait probablement condamné à l’effondrement. En effet, la menace d’un ennemi extérieur pour la nation est un puissant liant social sans lequel il serait difficile voire impossible de mobiliser les masses, d’exiger de leur part des sacrifices et l’acceptation de nouvelles contraintes.
Il faut à ce propos garder en tête que de nombreuses technologies dites « civiles » ont à l’origine été développées à des fins militaires. C’est le cas de l’ordinateur (développé à l’origine pour concevoir des bombes nucléaires[16]), de l’énergie nucléaire (le premier réacteur nucléaire a été développé pour construire la bombe atomique[17]), du GPS, d’Internet, des drones, des exosquelettes et de nombreuses biotechnologies.

6) L’environnement technologique impose la hiérarchie
« Les 500 étapes de la chaîne de fabrication d’un circuit intégré vont faire intervenir jusque 16 000 sous-traitants, éclatés dans des dizaines de pays à travers le monde. En clair, si la mondialisation devait se résumer à un objet, ce serait sans aucun doute la puce électronique… Voyez plutôt : “La mine de quartz se trouve probablement en Afrique du Sud et les plaques de silicium sont produites au Japon, explique Jean-Pierre Colinge. Les appareils de photolithographie viennent des Pays-Bas, l’un des plus grands fabricants de pompes à vide opère en Autriche et leurs roulements à billes sont fabriqués en Allemagne. Pour baisser les coûts, les puces sont sans doute mises en boîtier au Vietnam. Puis on les expédie au groupe FoxConn, en Chine, pour qu’elles soient intégrées dans les iPhones. Et pour optimiser l’ensemble de ces processus, le groupe TSMC utilisait dans le passé des logiciels développés par des universités italiennes et écossaises.[18]” »
– Guillaume Pitron
Un autre élément totalement absent de la réflexion des laudateurs de l’autogestion est la vitesse à laquelle doivent être prises les décisions au sein de la technosphère. Prenons l’exemple d’une usine du fabricant de pneus Michelin qui importe à cet effet du caoutchouc des anciennes colonies d’Asie du sud-est. Au fur et à mesure que les boîtes à roues colonisent la surface terrestre, la demande en pneus augmente. Pour éviter d’être dépassé par la concurrence, Michelin doit faire le nécessaire pour s’emparer des nouveaux marchés (lobbying, corruption, marketing et tutti quanti.). Il doit aussi augmenter et probablement diversifier sa production de pneus. La direction et les cadres de chaque département de l’entreprise se réunissent, prennent les décisions qui s’imposent et les éléments situés plus bas dans la hiérarchie appliquent les directives pour adapter le groupe à la nouvelle donne. Quant aux agro-industriels fournisseurs de caoutchouc qui exploitent les monocultures d’hévéas (par exemple le milliardaire Bolloré), ils doivent également accroître dans les plus brefs délais leur production s’ils veulent conserver leur client Michelin.
La hiérarchie permet donc aux grandes organisations interdépendantes de s’adapter rapidement et de survivre dans un environnement concurrentiel et instable. Imaginez un instant qu’on introduise la démocratie directe dans cette chaîne décisionnelle. Imaginez des discussions interminables menant à des compromis entre les intérêts de l’entreprise et ceux des employés. Imaginez des conflits récurrents menant à des impasses qui appellent de nouveaux débats longs et laborieux, etc. Les bonnes décisions ne seraient pas prises à temps (voire jamais), l’entreprise échouerait à s’adapter et finirait par mettre la clé sous la porte. L’autogestion reviendrait tout simplement au suicide pour n’importe quelle grande firme industrielle globalisée.
Confondant îlots de socialisme et d’anarchie avec « capitalisme participatif », les autogestionnaires répondent avec leurs exemples habituels (Catalogne de 1936, coopérative Mondragon au Pays basque, etc.[19]). D’autres rétorqueront que l’autogestion n’est réalisable qu’en dehors du capitalisme, dans un environnement non concurrentiel, c’est-à-dire monopolistique. Mais même dans une situation de monopole, une entreprise mondialisée de 20 000 personnes pourrait difficilement fonctionner efficacement.
Par ailleurs, obtenir un monopole suppose d’avoir un pouvoir central fort capable d’exproprier les patrons et d’empêcher l’apparition de nouveaux concurrents. Rien n’est plus autoritaire qu’une situation monopolistique. Étant donné que l’autogestion est un mode de gouvernance beaucoup moins efficace pour les grandes organisations – États, firmes ou partis politiques – que le management hiérarchique et autoritaire, l’autogestion n’a aucune chance d’être adoptée et de se diffuser dans notre monde hypertechnologique.
7) En milieu industriel, la technocratie est la classe dominante
Les technocrates sont à la fois produits et architectes de la révolution industrielle (inventeurs, entrepreneurs, ingénieurs, techniciens, scientifiques, gestionnaires, hauts fonctionnaires, etc.). La théorie marxiste n’avait pas anticipé l’importance qu’allait prendre cette classe émergente, ni qu’elle ferait tout pour conserver son hégémonie, par exemple en définissant le progrès technique comme une fin en soi. Au début du XXe siècle, l’anarchiste polonais Jan Waclav Makhaïski a été l’un des premiers à fournir une analyse de cette classe de « nouveaux maîtres[20] ».
La noblesse et le clergé dépendaient matériellement de l’armée pour contraindre, soumettre et ponctionner la population autrefois majoritairement paysanne. De la même manière, les pouvoirs et privilèges de la technocratie dépendent matériellement de l’existence d’un système industriel. L’ensemble de notre mode de vie industriel – objets et machines, bâtiments et infrastructures que nous utilisons au quotidien – a été pensé par des technocrates ambitieux et fabriqué par des masses zombifiées.
La démocratie directe est une impossibilité dans un tel environnement, pour la simple et bonne raison que les spécialistes et les experts détiennent le savoir. Et savoir, c’est pouvoir. La nature étant incroyablement diversifiée (ou injuste selon le point de vue), la plupart des gens ne possèdent pas les capacités intellectuelles pour maîtriser les principes physiques permettant la construction de machines complexes, d’usines, d’immeubles, de ponts, d’un réseau électrique ou de centrales nucléaires[21]. Seuls les esprits ayant une prédisposition aux mathématiques y parviennent. En milieu industrialisé, les décisions sont donc prises par celles et ceux qui savent. Les autres écoutent et exécutent. Cette inégalité d’aptitudes et de capital culturel s’impose par la simple existence du système industriel, et rend par là même tout projet de gestion démocratique parfaitement utopique.
8) Une société de masse est toujours autoritaire
Une autre croyance répandue dans l’imaginaire moderne fait passer pour naturelle la tendance des primates humains à s’entasser tel du bétail dans des centres urbains surpeuplés, bruyants et insalubres. Selon le géographe Guillaume Faburel, qui rejoint les analyses de l’anthropologue James C. Scott[22], la grande ville est toujours le produit d’une autorité centrale.
« Mais d’où vient cette passion pour la grosseur ? Si elle ne date pas d’hier, elle n’a pour autant rien de “naturel” : son apparition est toujours l’expression d’un geste politique voulu par le pouvoir. Étymologiquement, la métropole est la capitale d’une province, la ville mère, une création des empires depuis plusieurs millénaires, mais dont la multiplication s’est accélérée à l’ère coloniale. Et, depuis les premiers regroupements de la Mésopotamie antique et les cités-États qui ont rythmé l’ensemble de l’histoire longue, elles ont toujours eu la même fonction : regrouper les populations pour satisfaire des fins économiques et politiques[23]. »
Pour accroître sa puissance, faciliter le prélèvement de l’impôt et le contrôle politique, l’État a intérêt à multiplier et concentrer ses ressources humaines.
« La nécessité économique, c’est celle de rapprocher la main-d’œuvre des moyens de production afin de pouvoir disposer du personnel “à demeure” – une logique ancienne, déjà à l’œuvre à l’ère des premières sédentarisations de populations et qui, déjà, visait à l’accroissement des rendements agricoles par la concentration. Durant les deux derniers siècles, l’urbanisation rapide fut nécessaire pour obtenir les rendements productifs de la révolution industrielle. Aujourd’hui, il s’agit plutôt de maintenir les travailleur·ses clefs ou “premier·es de corvée” à portée de main, dans les banlieues bétonnées et les périphéries paupérisées, pour faire tourner les méga-machines métropolitaines et accroître leurs rendements financiers[24]. »
Sans l’organisation hypercentralisée, autoritaire et hiérarchique qu’est l’État, les grandes métropoles s’effondreraient. L’autonomie et la démocratie ne sont viables qu’à petite échelle, nous dit l’historien Lewis Mumford.
« La démocratie se manifeste forcément surtout dans de petites communautés ou de petits groupes, dont les membres ont de fréquents contacts personnels, interagissent librement et se connaissent personnellement. Dès qu’il s’agit d’un nombre important de personnes, il faut compléter l’association démocratique en lui donnant une forme plus abstraite et impersonnelle.
Comme le prouve l’expérience acquise au cours de l’histoire, il est beaucoup plus facile d’anéantir la démocratie en créant des institutions qui ne confèreront l’autorité qu’à ceux qui se trouvent au sommet de la hiérarchie sociale que d’intégrer des pratiques démocratiques dans un système bien organisé, dirigé à partir d’un centre, et qui atteint son plus haut degré d’efficacité mécanique lorsque ceux qui y travaillent n’ont ni volonté ni but personnels[25]. »
On retrouve la même impasse matérielle que plus haut (l’impossibilité d’une démocratie dans une société hautement technologique). En espérant instaurer des pratiques démocratiques dans une société façonnée par des pratiques autoritaires, les autogestionnaires poursuivent une chimère.
Pour aller plus loin sur le constat et la stratégie de sortie de l’engrenage technologique, lire l’article « Notre priorité ? Protéger la Vie ».