industrialisation autoritarisme symbiose complémentaire

L’industrialisme est un autoritarisme

« Le progrès technique ne doit pas être entravé par les volontés ouvrières. Un comité ouvrier ne peut régler la complexité des problèmes techniques. De même, il faut avoir une vue d’ensemble que l’ouvrier n’a pas, pour unifier les salaires et les normes sur le plan de la macro-économie, sans quoi l’inégalité sociale et le déséquilibre économique seront inévitables ; et dans la même ligne, pour peu que le plan fonctionne correctement, il faut un contrôle étroit des rythmes de productivité et des revenus distribués.

Tout cela conduit, et pour l’élaboration du plan, et pour son exécution, au primat des exigences techniques qui s’imposent autoritairement sur toutes les orientations démocratiques. Tout ce que l’on peut demander à l’exécutant, c’est qu’il s’adapte aux normes, et qu’il y trouve dans leur dépassement un stimulant à sa productivité. Tout ce que l’on accorde à l’exécutant, c’est le temps d’adaptation ; et l’on sauve alors la face en parlant de climat psychologique, d’ambiance et d’émulation socialiste[1]. »

– Jacques Ellul

Dans le texte ci-joint paru un an après la Commune de Paris (1871), Friedrich Engels, alter ego de Marx, se moque des « antiautoritaires » aveugles à l’autoritarisme omniprésent dans le monde industriel. Ces derniers espéraient pouvoir un jour autogérer démocratiquement les usines, les chemins de fer, les mines, et l’ensemble du système industriel. Aujourd’hui encore, beaucoup d’anarchistes croient à cette fable industrielle. En général, deux types d’anarchistes défendent cette idée. Les premiers méconnaissent globalement les lois qui gouvernent le fonctionnement du système-monde technologique, soit parce qu’ils idolâtrent la science et la technologie, soit parce qu’ils les considèrent comme des forces socialement et politiquement neutres. Les anarchistes du second type sont des usurpateurs qui emploient une habile tactique politique héritée de Lénine pour rassembler la gauche.

Quelques mois avant de rédiger les décrets de la police politique (Tcheka) du régime bolchévique, Lénine écrivait dans L’État et la révolution (1917), au sujet de l’appareil industriel, que « les ouvriers peuvent fort bien [le] mettre en marche eux-mêmes en embauchant des techniciens, des surveillants, des comptables ». Tout en insistant encore sur la « discipline absolument rigoureuse » imposée par la technologie industrielle, « sous peine d’arrêt de toute l’entreprise ou de détérioration des mécanismes, du produit fabriqué », Lénine ajoute que tout ceci peut coexister avec des décisions prises démocratiquement.

« Dans toutes ces entreprises, évidemment, les ouvriers éliront des délégués qui formeront une sorte de parlement. »

Lorsque « les capitalistes et les fonctionnaires » seront renversés, « le contrôle de la production et de la répartition », de même que « l’enregistrement du travail et des produits », seront réalisés par « les ouvriers armés, par le peuple armé tout entier. »

Lénine précise encore entre parenthèses :

« Il ne faut pas confondre la question du contrôle et de l’enregistrement avec celle du personnel possédant une formation scientifique, qui comprend les ingénieurs, les agronomes, etc. : ces messieurs, qui travaillent aujourd’hui sous les ordres des capitalistes, travailleront mieux encore demain sous les ordres des ouvriers armés. »

Lénine était loin de croire à ces fadaises. La suite, on la connaît. Écrasement de la révolte de Kronstadt et de l’armée insurrectionnelle ukrainienne d’inspiration anarchiste (Makhnovchtchina), arrestations et exécutions de masse, massacre de la paysannerie au nom du Progrès de l’industrie, etc.

Pour terminer, c’est probablement cette même passion pour l’industrialisation qui a conduit des milliers d’anarchistes industrialistes à prendre leur carte au parti communiste russe. Aujourd’hui, ce sont ces mêmes anarchistes technophiles qui célèbrent l’écologie technocratique du Shift Project, think tank présidé par le polytechnicien « décroissant » Jean-Marc Jancocivi. Celui-ci affirmait dans une tribune parue il y a quelques jours dans Le Monde, avec cinq autres « spécialistes de la transition écologique », que la multiplication des méga-usines sur le territoire français et les subventions massives à l’industrie étaient d’ « excellentes nouvelles, tant la transition écologique implique de renforcer l’autonomie stratégique sur les processus industriels, notamment la production de batteries pour la transition de l’automobile[2]. »

Mais Jancovici, tout comme Engels ci-après, est tout à fait clair sur l’autoritarisme indispensable à la réindustrialisation « décarbonée » du pays. Ainsi, il explique que le changement climatique ne peut « sûrement pas » être solutionné « sans l’usage de la contrainte ». Il ajoute qu’« un système de type chinois » est un « bon compromis[3] ».

De l’autorité (par Friedrich Engels)

Quelques socialistes ont, ces derniers temps, ouvert une croisade en règle contre ce qu’ils appellent le principe d’autorité. Il suffit de leur dire que tel ou tel acte est autoritaire pour qu’ils le condamnent. On abuse tellement de cette façon sommaire de procéder qu’il est nécessaire d’examiner la chose de plus près. Autorité, dans le sens du mot dont il s’agit, veut dire : imposition de la volonté d’autrui sur la nôtre ; et, d’autre part, autorité suppose subordination. Or, pour autant que ces deux mots sonnent mal et que le rapport qu’ils représentent est désagréable à la partie subordonnée, il s’agit de savoir s’il y a moyen de s’en passer et – étant données les conditions actuelles de la société – nous pourrons donner la vie à un autre état social dans lequel cette autorité n’aura plus de raison d’être et où, par conséquent, elle devra disparaître. En examinant les conditions économiques, industrielles et agricoles qui sont la base de la société bourgeoise actuelle, nous trouvons qu’elles tendent à remplacer de plus en plus l’action isolée par l’action combinée des individus. L’industrie moderne a remplacé les petits ateliers de producteurs isolés par de grandes fabriques et usines où des centaines d’ouvriers surveillent des machines compliquées mues par la vapeur ; les voitures et les camions sur les grandes routes sont supplantés par des trains sur les voies ferrées, tout comme les petites goélettes et felouques à voiles l’ont été par les bateaux à vapeur. L’agriculture elle-même tombe peu à peu dans le domaine de la machine et de la vapeur, lesquelles remplacent lentement, mais inexorablement, les petits propriétaires par de grands capitalistes qui cultivent à l’aide d’ouvriers salariés de grandes superficies de terrain. Partout l’action combinée, la complication des processus dépendant les uns des autres se substituent à l’action indépendante des individus. Mais qui dit action combinée, dit organisation ; or, l’organisation est-elle possible sans autorité ?

Supposons qu’une révolution sociale ait détrôné les capitalistes qui président maintenant à la production et à la circulation des richesses. Supposons, pour nous placer entièrement au point de vue des antiautoritaires, que la terre et les instruments de travail soient devenus la propriété collective des travailleurs qui les emploient. L’autorité aura-t-elle disparu ou bien n’aura-t-elle fait que changer de forme ? Voyons.

Prenons à titre d’exemple une filature de coton. Le coton doit subir au moins six opérations successives avant d’être réduit à l’état de fil, opérations qui se font, pour la plupart, en des salles différentes. En outre, pour maintenir les machines en mouvement, il faut un ingénieur qui surveille la machine à vapeur, des mécaniciens pour les réparations journalières et de nombreux manœuvres préposés au transport des produits d’une salle à l’autre, etc. Tous ces ouvriers, hommes, femmes et enfants sont obligés de commencer et de finir leur travail à des heures déterminées par l’autorité de la vapeur qui se moque de l’autonomie individuelle. Il faut donc, d’abord, que les ouvriers s’entendent sur les heures de travail, et ces heures, une fois fixées, deviennent la règle pour tous, sans aucune exception. Puis, dans chacune des salles et à tout instant, des questions de détail surgissent sur le mode de production, sur la distribution des matériaux, etc., questions qu’il faut résoudre sur-le-champ, sous peine de voir s’arrêter immédiatement toute la production ; qu’elles se résolvent par la décision d’un délégué préposé à chaque branche du travail ou, si possible, par un vote de la majorité, la volonté de chacun devra toujours se subordonner ; c’est dire que les questions seront résolues autoritairement. Le mécanisme automatique d’une grande fabrique est bien plus tyrannique que ne l’ont jamais été les petits capitalistes qui emploient des ouvriers. Pour les heures de travail, tout au moins, on peut inscrire sur la porte de la fabrique : Lasciate ogni autonomia voi che entrate ! [NdA : « Vous qui entrez, laissez toute autonomie ! » ]. Si, par la science et son génie inventif, l’homme s’est soumis les forces de la nature, celles-ci se vengent de lui en le soumettant, puisqu’il en use, à un véritable despotisme indépendant de toute organisation sociale. Vouloir abolir l’autorité dans la grande industrie, c’est vouloir abolir l’industrie elle-même, c’est détruire la filature à vapeur pour retourner à la quenouille.

Prenons, comme autre exemple, un chemin de fer. Là aussi, la coopération d’une infinité d’individus est absolument nécessaire, coopération qui doit avoir lieu à des heures bien précises pour qu’il ne se produise pas de désastres. Là aussi, la première condition de l’emploi est une volonté dominante qui tranche toute question subordonnée, une volonté représentée soit par un seul délégué, soit par un comité chargé d’exécuter les décisions d’une majorité d’intéressés. Dans l’un ou l’autre cas, il y a autorité très prononcée. Mais il y a plus ; que deviendrait le premier train en partance si on abolissait l’autorité des employés du chemin de fer sur messieurs les voyageurs ?

Mais, la nécessité de l’autorité et d’une autorité impérieuse ne peut être plus évidente que sur un navire en pleine mer. Là, au moment du danger, la vie de tous dépend de l’obéissance instantanée et absolue de tous à la volonté d’un seul.

Lorsque j’avance de semblables arguments contre les plus furieux antiautoritaires, ceux-ci ne savent que me répondre : « Ah ! cela est vrai, mais il ne s’agit pas ici d’une autorité que nous donnons à des délégués, mais d’une mission ! » Ces messieurs croient avoir changé les choses quand ils en ont changé les noms. Voilà comment ces profonds penseurs se moquent du monde.

Nous venons donc de voir que, d’une part, certaine autorité, attribuée n’importe comment, et, d’autre part, certaine subordination sont choses qui, indépendamment de toute organisation sociale, s’imposent à nous du fait des conditions matérielles dans lesquelles nous produisons et faisons circuler les produits.

Nous avons vu, en outre, que les conditions matérielles de production et de circulation se compliquent inévitablement avec le développement de la grande industrie et de la grande agriculture et tendent de plus en plus à étendre le champ de cette autorité. Il est donc absurde de parler du principe d’autorité comme d’un principe absolument mauvais, et du principe d’autonomie comme d’un principe absolument bon. L’autorité et l’autonomie sont des choses relatives dont les domaines varient dans les différentes phases de l’évolution sociale. Si les autonomistes se bornaient à dire que l’organisation sociale de l’avenir restreindra l’autorité aux seules limites à l’intérieur desquelles les conditions de la production la rendent inévitable, on pourrait s’entendre ; au lieu de cela, ils restent aveugles devant tous les faits qui rendent nécessaire la chose, et ils se dressent contre le mot.

Pourquoi les antiautoritaires ne se bornent-ils pas à s’élever contre l’autorité politique, contre l’État ? Tous les socialistes sont d’accord que l’État politique et avec lui l’autorité politique disparaîtront en conséquence de la prochaine révolution sociale, à savoir que les fonctions publiques perdront leur caractère politique et se transformeront en simples fonctions administratives protégeant les véritables intérêts sociaux. Mais les antiautoritaires demandent que l’État politique autoritaire soit aboli d’un coup, avant même qu’on ait détruit les conditions sociales qui l’ont fait naître. Ils demandent que le premier acte de la révolution sociale soit l’abolition de l’autorité. Ont-ils jamais vu une révolution, ces messieurs ? Une révolution est certainement la chose la plus autoritaire qui soit ; c’est l’acte par lequel une partie de la population impose sa volonté à l’autre au moyen de fusils, de baïonnettes et de canons, moyens autoritaires s’il en est ; et le parti victorieux, s’il ne veut pas avoir combattu en vain, doit maintenir son pouvoir par la peur que ses armes inspirent aux réactionnaires. La commune de Paris aurait-elle duré un seul jour, si elle ne s’était pas servie de cette autorité du peuple armé face aux bourgeois ? Ne peut-on, au contraire, lui reprocher de ne pas s’en être servie assez largement ? Donc, de deux choses l’une : ou les antiautoritaires ne savent pas ce qu’ils disent, et, dans ce cas, ils ne sèment que la confusion ; ou bien, ils le savent et, dans ce cas, ils trahissent le mouvement du prolétariat. Dans un cas comme dans l’autre, ils servent la réaction.

F. Engels, octobre 1872


  1. Jacques Ellul, La Technique ou l’Enjeu du siècle, 1954

  2. https://www.lemonde.fr/idees/article/2023/06/13/transition-ecologique-il-nous-faut-produire-des-vehicules-plus-efficaces-plus-sobres-et-accessibles-a-tous-ceux-qui-dependent-de-l-automobile-au-quotidien_6177362_3232.html

  3. https://reporterre.net/Jean-Marc-Jancovici-polytechnicien-reactionnaire

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