Avant l’écologie signifiait défendre la nature, plus maintenant
Traduction du quatrième article de la série écrite par l’auteur autonomiste et luddite Mark Boyle dans le journal britannique The Guardian entre 2016 et 2019[1]. Il critique en particulier dans ce texte la récupération du mouvement environnemental par l’éco-technocratie, qui désamorce toute perspective révolutionnaire en réduisant l’écologie à une stupide question technique – réduire l’empreinte carbone de la civilisation industrielle. Le précédent article de la série et le premier sont à lire ici.
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Nous domestiquons les lieux au lieu de les protéger. En vivant sans technologie, j'ai trouvé ma place dans le monde naturel – et cette voie pourrait être notre salut.
Pour la plupart d’entre nous, il est plus facile d’imaginer un monde sans martres des pins, sans abeilles, sans loutres et sans loups, qu’un monde sans réseaux sociaux, cafés lattés, vols low-cost ou lave-vaisselle. Même l’écologie, autrefois motivée par l’amour du monde naturel, semble ne plus se soucier que de trouver des moyens moins destructeurs d’assurer à une civilisation sur-privilégiée son accès à internet, ses ordinateurs et ses tapis de yoga. Pour cette nouvelle écologie, protéger la vie sauvage des mâchoires d’acier de la civilisation vient en dernier.
De nos jours, les débats tournent quasi exclusivement autour du carbone et de l’obscure notion de « soutenabilité ». L’on parle en revanche bien moins d’une échelle plus adaptée des cultures humaines qui serait à encourager. On ne parle pas non plus des raisons qui nous poussent à vouloir sauver une culture dont la survie requiert le saccage du moindre centimètre carré de sol, de forêt, d’océan, de fleuve et de nature sauvage. Sous couvert de pragmatisme, une écologie qui se limite à la réduction des émissions de CO2 perd à la fois sa vision et son âme. Et sans elles, un mouvement écologique est tout sauf pragmatique.
Ainsi que le note Paul Kingsnorth dans son remarquable recueil d’essais, Confessions of a Recovering Environmentalist, l’écologie est réduite à n’être que le « pot catalytique du SUV métallisé de l’économie mondiale ». Kingsnorth remarque qu’elle concentre globalement ses efforts sur « le maintien d’un niveau de confort que les riches civilisés – c’est-à-dire nous – croient mériter de bon droit, sans avoir à détruire le "capital naturel" pour y parvenir ».
Ainsi, plutôt que de défendre les zones sauvages – déserts, océans, montagnes –, nous passons notre temps à débattre de la meilleure façon de les domestiquer pour en tirer l’énergie « verte » qui alimentera des choses dont on ne s’imaginait même pas l’existence il y a peu. Selon Kingsnorth, l’état d’esprit du mouvement écologique, toujours plus urbain, peut se résumer en une équation : « destruction – carbone = soutenabilité »
Chaque mois, le Guardian me communique une sélection des réactions suscitées par mes articles. Fréquemment, l’on m’objecte que le mode de vie auquel je prête voix n’a rien d’atteignable pour plus de 7 milliards d’individus (et bientôt 10, grâce à la propension et au désir de l’industrie de croître exponentiellement) majoritairement urbains. Je le reconnais, c’est impossible. Mais contrairement aux innombrables défenseurs de l’industrialisme, je ne cherche pas à présenter une solution qui conviendrait à tous les habitants de cette planète. En vérité, c’est à cause de telles « solutions » à grande échelle que nous nous sommes retrouvés pris dans ce bourbier écologique et social.
Encore une fois, notre culture obèse ne pourra ni se maintenir, ni continuer à consommer comme elle le fait, avec une population en constante augmentation. Et ce problème se pose à nous comme un casse-tête chinois (très littéralement). Face à cette énigme, j’estime que nous ferions mieux de brider notre addiction aux technologies déshumanisantes, mais aussi de déterrer certaines technologies à échelle humaine qui pourraient à nouveau servir. Par l’exploration des anciennes façons de faire, nous pourrions redécouvrir des perspectives lointaines, à même de réveiller en nous des choses oubliées, ou des aspects pratiques qui seraient très appréciables dans le cas d’un futur « tumulte » géopolitique et économique.
Cette simple évocation suffit cependant à passer pour un misanthrope, au prétexte que certaines technologies industrielles sauvent des vies. Je peux comprendre un tel sentiment – comme pour la plupart d’entre nous, certains membres de ma famille ont été sauvés par la technologie (mais de maux et blessures causés par l’industrie). Ironiquement, si nous persévérons dans le sens du capitalisme et de l’industrialisme effrénés – qui sont manifestement les sources de la sixième extinction de masse et du changement climatique –, alors de très nombreuses personnes mourront en raison de conditions météorologiques extrêmes, de la montée des eaux, des guerres pour les ressources, des exodes, de la famine, de la sécheresse, et d’autres bouleversements économiques, écologiques et politiques.
La question de savoir quelles technologies conviendraient le mieux à notre époque est un sujet difficile qui me hante depuis de nombreuses années. En la matière, aucune règle stricte n’existe, et la réponse peut tout autant suivre les lois de l’instinct que celles de la logique. Au moment de décider si je dois adopter une technologie nouvelle, qu’elle soit ancienne ou non, une question me vient à l’esprit : « En ai-je vraiment besoin ? » Ai-je besoin d’un smartphone dernier cri, et pourquoi ? Ai-je besoin de me connecter à Twitter et Facebook chaque jour, de prendre un selfie au dîner, et pourquoi ?
Si la réponse est oui, alors EF Schumacher – économiste britannique surtout connu pour son livre Small is Beautiful – suggère que toute technologie appropriée possède quatre qualités déterminantes. Elle doit être accessible – c'est-à-dire abordable – à tous ; à petite échelle ; suffisamment simple pour que les populations locales puissent la construire et l'entretenir grâce à leurs propres compétences et matériaux ; et non violente, en ce sens qu'elle ne détruit pas la vie sur terre et n'affecte pas la santé mentale et physique des gens.
Prenez le smartphone, le four micro-ondes, la brosse à dents électrique, les réseaux sociaux, ou n’importe quoi d’autre dont nous pouvions nous passer il y a encore peu de temps, et demandez-vous s’ils répondent à ces critères. S’ils y dérogent, demandez-vous si l’usage de technologies violentes nous rend plus heureux. Notons cependant que ce qui conviendra à un individu dépendra, dans une certaine mesure, de sa situation personnelle. À titre personnel, la vie urbaine me semble stressante, malsaine, polluée par l’ambition, la vitesse et l’insouciance ; aussi, je vis dans la nature – ce qui suffit à distinguer ma situation de celle des autres. De plus, le manque d’argent m’a forcé à être créatif, transformant ainsi une limitation en mon plus grand atout. Je ne peux donc parler qu’en mon nom propre.
Bien avant de perdre l’habitude des réseaux sociaux, des ordinateurs portables, des téléphones et d’internet, j’avais non seulement conscience que ces technologies étaient superflues, mais aussi que je me portais mieux physiquement et mentalement sans elles. Ce constat, je l’avais fait avec la télévision des années auparavant. Vivant sous un climat tempéré, je ne voyais pas d’utilité au réfrigérateur ou au congélateur. Quant aux toilettes, je les acceptai volontiers (pour le plus grand soulagement des proches), mais préférant toutefois l’alternative des toilettes sèches à celle de la chasse d’eau. Progressivement, entretenir une relation avec mes voisins et la terre m’a semblé plus sensé que l’idée de dépendre de l’argent. Je privilégie la scie à la tronçonneuse, la faux à la tondeuse à gazon, et mon corps ne s’en porte que mieux. Pour ne plus dépendre des gaz étrangers, j’utilise un poêle de masse rocket.
Désormais, j'estime plus approprié de pêcher que d'acheter au supermarché des bâtonnets de poisson congelés ou du beurre de cacahuète dans des tubes de plastique. Si laver la vaisselle et les vêtements à la main peut sembler plus fastidieux que d'utiliser des machines, je soupçonne fort que cela vaudra toujours mieux que de chercher comment gérer humainement 200 millions de réfugiés climatiques d'ici 30 ans.
Le regretté David Fleming – grand penseur dont vous n’avez sans doute jamais entendu parler – a écrit dans son magnum opus publié à titre posthume, Lean Logic, que « la bonne adaptation aux spécificités locales se situe, au mieux, à la limite des possibilités pratiques, mais a pour elle l’argument décisif qu’il n’y aura pas d’autre alternative à cette adaptation ».
Une telle adaptation n’est pas une épreuve. Bien au contraire, cette démarche pourrait même enrichir nos vies. Retrouver l’amour de notre lieu de vie en même temps que celui de la nature – vivre avec elle dans une saine relation, la soutenir, la protéger – pourrait être notre planche de salut. La nôtre, certes, mais aussi celle de l’environnement.
Mark Boyle
Traduction : R.F.
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