« La vie est plus belle et complexe sans technologie. On ne s’ennuie jamais ! »

Traduction du troisième article de la série écrite par l’auteur autonomiste et luddite Mark Boyle dans le journal britannique The Guardian entre 2016 et 2019[1]. Il raconte dans ces textes son expérience de vie sans technologie moderne, et donne un aperçu de ce à quoi pourrait ressembler l’existence humaine une fois l’ordre techno-industriel démantelé. Le premier article de la série est à lire ici.

Illustration : image tirée du film Et au milieu coule une rivière (1992) de Robert Redford.


Nous marchons yeux à demi clos, à moitié endormis, vers une techno-dystopie que George Orwell lui-même n’aurait pu s’imaginer. Et déjà, 1984 paraît bien primitif face à ce qui nous guette. Des robots sexuels pourraient très bientôt rendre obsolètes les relations riches et intimes entre les humains, de la même façon que les machines parvinrent à rendre obsolète l’idée d’une relation intime avec la nature. Après tout, pourquoi s’embêter avec la beauté complexe et désordonnée de la vie quand la stérile prévisibilité des machines nous est offerte ?

J’ai été récemment interviewé dans le cadre d’une émission portant sur la vie privée en ligne et l’avenir de la technologie. Bien que je n’aie ni télévision ni internet, les révélations ahurissantes de cette émission me sont tout de même parvenues. On m’interrogea donc sur mon expérience de la vie sans technologie, et la première question de la présentatrice était la suivante : « Dites-moi, vous arrive-t-il de vous ennuyer ? » – ce qui m’a immédiatement fait rire, car cette remarque revient très souvent.

L’ennui – comme la solitude, l’illettrisme écologique, le selfie ou la dépression – fait partie des pandémies nouvelles qui s’abattent sur le genre humain lancé dans son implacable marche conquérante. Soyez certains qu’en ce moment même des scientifiques s’attèlent à trouver des remèdes ; les symptômes, quant à eux, se traitent déjà grâce à un cachet à gober matin, midi, et soir. À partir de 149,99 € (attention : les effets secondaires incluent : addiction, extinctions de masse, effondrement des communautés, problèmes relationnels.)

La bonne nouvelle, c’est qu’il existe déjà un traitement – ce qu’ignorent les gens en blouses blanches. La moindre créature sauvage en a connaissance, de même que tout membre d’une tribu. Chaque fois que nous quittons notre environnement coquet et pseudo-confortable pour un lieu sauvage, nous goûtons à cette médecine rafraîchissante, revigorante. En réalité, nous souffrons la majorité du temps d’une forme sévère de ce que George Monbiot, dans son ouvrage Feral, qualifie d’« ennui écologique » [ecological boredom].

Nous passons plus de temps à subir cet état d’ennui écologique dans les villes, moins dans les lieux sauvages, et ce pour plusieurs raisons. Du fait des besoins à grande échelle de l’industrie et de l’impératif de croissance du capitalisme, il ne reste plus grand-chose du monde naturel. Les pressions de notre système politico-économique et culturel nous poussent trop souvent à ne penser qu’à nos inexorables factures pour nous maintenir à flot. Et puisque l’on nous bombarde avec toujours plus de glamour, de clinquant, de célébrités, de tendances et d’enthousiasme, le monde naturel n’en devient que plus terne à nos yeux – à la façon des hommes accros à la pornographie qui, selon des chercheurs, luttent en permanence pour avoir des relations sexuelles épanouissantes avec des femmes en chair et en os, lesquelles semblent étrangement préférer l’intimité et la connexion émotionnelle à une performance sexuelle digne des JO.

Répétons cette bonne nouvelle : il existe un traitement, mais celui-ci requiert une action. Des organisations visionnaires telles que le Cambrian Wildwood Project travaillent à transformer des zones de monoculture dénudées en des paysages riches, réensauvagés, par la création de zones boisées, de couloirs pour la vie sauvage, et la réintroduction d’espèces. Cela permet donc non seulement de fournir à ces dernières un habitat plus que bienvenu, mais aussi de nous offrir des lieux dans lesquels se promener et nous perdre. Cette mission constitue l’une des tâches majeures de notre époque, et nous ferions bien de soutenir ces projets comme si nos vies en dépendaient.

Revenons-en à l’interview. Au grand étonnement de la présentatrice, je lui ai répondu que j’étais bien loin de m’ennuyer depuis l’abandon du téléphone, du P.C., d’internet, etc. Comme je le racontais dans mon précédent article, vivre de cette manière signifie qu’une tâche demandera plus de temps pour être accomplie (ce qui ne forme qu’une petite partie de la réponse). En renonçant à la technologie, j’ai commencé à prendre le temps de faire les choses qui me tentaient depuis des années.

Les gens me demandent très souvent ce que je fais sans technologie. Pour moi, la question est encore plus intéressante que la réponse, qui tient à un millier de détails. À vrai dire, aucune journée ne ressemble à une autre. Voyons mes derniers jours par exemple : avec des troncs d’arbres abattus par le vent puis ramassés dans la forêt, je me suis fabriqué un fumoir qui me permettra de conserver des truites et du gibier – puisque je n’ai ni réfrigérateur ni congélateur. (Le reste de la viande sera précieusement stocké dans le ventre de mes voisins.)

Un autre jour, j’ai construit avec des morceaux d’épicéa un paddock pour les chevaux, lesquels tireront la carriole pleine de bois et nous mèneront d’un lieu à l’autre sans aucune hâte. Un matin, après avoir fini de poser un chemin de pierres plates jusqu’à la cabane, je passai l’après-midi à travailler une peau de daim pour m’en faire un vêtement, ou quoi que ce soit d’utile. Quant au fil à coudre, les tendons y pourvoiront.

Une longue liste de choses que j’aimerais faire m’accompagne à chaque instant. Par exemple, me lever un peu plus tôt le matin pour aller pêcher mon dîner. Me promener avec le chien du voisin et l’emmener avec moi tandis que je glane mon repas dans les haies et les orées – Nombril-de-Vénus, oseille, Ail des ours – et cueille des fleurs d’ajoncs pour le vin d’été. Ramasser et couper du bois s’avère toujours plus une méditation pratique qu’une corvée. Je veux que tout ce que nous utilisons dans la cabane soit fabriqué à la main, et c’est pourquoi j’aimerais passer mes soirées à tailler des cuillères et des ustensiles au coin du feu.

Et si, d’aventure, se présente un moment d’ennui, j’ai de côté un sifflet en étain qui me prie d’apprendre à en jouer, ainsi qu’une pile de livres dans laquelle piocher. Ma petite amie, elle, ne demande rien de mieux que de partir à l’aventure avec les chevaux, de s’arrêter au bord d’un lac pour s’y baigner et nager. Il fut un temps où ces choses m’auraient paru fantasques et improductives, mais si vos besoins matériels sont limités, alors à quoi bon s’obliger à produire constamment ?

Bien entendu, comme dans tout mode de vie, il y a des tâches qu’on préfèrerait ne pas faire. Je ne cherche donc pas à glorifier le mien, qui comporte lui aussi ses difficultés, surtout à l’ère numérique. Laver des vêtements à la main avant de les passer à l’essoreuse n’est jamais quelque chose de passionnant. Je ne prétendrai pas non plus que travailler dans la boue, les jours de pluie, soit toujours une joie. Pourtant, je continue à trouver de l’importance à ces tâches et, sauf quelques exceptions, considère que le travail, la vie et le jeu s’entremêlent.

Pour la plupart des gens, renoncer à la technologie pourrait sembler n’être ni désirable, ni faisable. Mais comme Thoreau l’a dit un jour : « J’espère que personne n’étirera les coutures en enfilant le manteau, car il pourrait rendre un fier service à celui qui le trouvera à sa taille. » À tous ceux qui pourraient trouver cette idée à leur taille, essayez d’abord de minimiser votre usage de la technologie et consacrez le temps économisé à quelque chose que vous voudriez faire depuis un certain temps. Voyez ce qui semble le mieux, le plus sain et le plus gratifiant.

Nous devons nous arrêter un instant et questionner l’invasion croissante de la technologie dans nos vies. Autrement, dans une dizaine d’années nous pourrions nous réveiller un matin dans un lit aux côtés d’un robot sexuel, et finir par trouver cela aussi normal que de regarder un écran toute la journée alors qu’un soleil radieux nous invite à sortir prendre l’air.

Mark Boyle

Traduction : R.F.


  1. https://www.theguardian.com/commentisfree/2017/mar/25/boredom-ditched-technology-life-beautiful

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