Les leçons de la révolte luddite

« Les diverses armées luddites opérant entre 1811 et 1812 étaient si bien organisées et disciplinées, si efficaces dans leurs attaques – à l’origine de dommages s’élevant à plus de cent mille livres –, qu’elles apparurent comme l’un des soulèvements les plus vigoureux et les plus menaçants que le pays ait jamais connus. »

– Kirkpatrick Sale

Étudier les mouvements insurrectionnels historiques devrait devenir un réflexe pour toute personne ayant pour objectif de transformer durablement l’ordre social, économique et technologique actuel. À travers ce travail d’écriture, nous nous réapproprions collectivement l’histoire des luttes, nous essayons d’apprendre des erreurs et des succès de nos prédécesseurs afin d’en tirer des leçons pour organiser une riposte efficace contre le monde-machine.

Nous nous intéressons ici aux briseurs de machines anglais du début du XIXe siècle à l’origine d’une révolte antitech qui, si elle avait été dotée d’un objectif précis et d’une stratégie globale pour l’atteindre, aurait peut-être été en mesure de stopper l’industrialisation du pays. Cette insurrection spontanée, qui a semé le trouble entre 1811 et 1813 dans la région de Manchester, Leeds et Nottingham, a opté pour le sabotage de machines et la destruction d’usine comme mode opératoire. Nous ne reviendrons pas ici sur les détails historiques (pour cela, voir notre dossier). Dans ce texte, il s’agit d’analyser la stratégie et les tactiques des luddites pour dégager les points forts et les points faibles de leur mouvement. Les citations suivantes sont toutes tirées du livre La révolte luddite : briseurs de machines à l’ère de l’industrialisation publié en 1995 par l’écrivain Kirkpatrick Sale et traduit récemment aux éditions L’échappée par Celia Izoard.

Avertissement : la révolte luddite était un mouvement violent et donc clandestin. Nous rappelons que ATR est un mouvement à visage découvert, légal et non violent. Pour comprendre cette distinction essentielle entre lutte à visage découvert et lutte clandestine, lire notre article sur le sujet.

Livre La révolte luddite de Kirkpatrick Sale

Points forts

  • Analyse matérialiste : les travailleurs de l’industrie textile rejoignant la rébellion luddite ont eu raison de cibler les métiers à tisser mécaniques. Car l’introduction des machines allait faire bien plus que d’abaisser les salaires et mettre au chômage des milliers d’ouvriers. L’ensemble de l’ordre social qui prédominait durant des siècles allait être anéanti en quelques décennies par l’accélération, à la fin du XVIIIe siècle, des enclosures – la propriété privée de la terre remplace les communaux – et par l’essor du machinisme. Les luddites avaient fait le bon diagnostic, la destruction de leurs communautés était la conséquence des nouveaux moyens industriels de production et non de leur utilisation capitaliste (comme Marx le pensait). Les luddites étaient donc sur la bonne voie mais, comme nous allons le voir plus loin, la réflexion stratégique leur faisait défaut.

« En quelques générations, on vit disparaître d’Angleterre tout un monde reposant sur la vie communautaire, un degré élevé d’autosubsistance, un système simple d’échanges locaux et de troc, un héritage riche de nombreux métiers et un enchevêtrement de coutumes et de traditions d’entraide qui existaient parallèlement à l’agitation des marchés. »

  • Autocritique et amélioration : il semble que la spontanéité et la désorganisation qui caractérisaient les premiers sabotages des luddites ont rapidement laissé place à des actions mieux coordonnées, preuve que les luddites analysaient leurs actions a posteriori et en tiraient des leçons pour accroître l’efficacité de leur mouvement.

« Les personnes qui avaient mené au printemps des actions spontanées et isolées s’étant aperçu de leur peu d’effet, avaient opté pendant l’été pour une coordination plus solide, avec un protocole militaire appris à l’armée et dans la milice, de façon à démarrer à l’automne une campagne massive et vigoureuse. »

  • Intimidation : les luddites ont envoyé des lettres de menace, souvent signées « général Ludd » ou « Ned Ludd » ou « roi Ludd », aux patrons de manufactures utilisant des machines pour remplacer leurs ouvriers. Semer la panique dans le camp opposé afin de le pousser à l’erreur ou le manipuler plus facilement est une tactique bien connue des stratèges politiques et militaires.

  • Culture de sécurité et « intégrité morale » : c’est probablement l’une des grandes qualités des luddites d’avoir réussi à rester soudés malgré les tentatives de division (notamment des sommes d’argent conséquentes offertes en échange d’informations). Les insurgés sont parvenus à maintenir le secret et ainsi empêcher les autorités de récupérer de précieuses informations sur leur organisation, leur structure, leur mode opératoire, etc. Pour intégrer un groupe de luddites, les nouveaux devaient prêter serment, une sorte de rite de passage – une pratique qui, dans les sociétés modernes comme dans les sociétés primitives, permet de souder les liens entre les membres d’une même communauté. Les luddites ont semble-t-il également utilisé des codes et des mots de passe pour se prémunir des espions. Pour les sabotages, ils cachaient leur visage à l’aide d’un bandana ou les noircissaient à la suie, à d’autres occasions ils se déguisaient en femmes.

« Après deux mois d’un luddisme manifestement imparable, d’une durée et d’une intensité jamais vues à Nottingham, ce qui dérangeait le plus les autorités était de ne pas parvenir à briser le secret qui dissimulait les auteurs des actions. »

Kirkpatrick Sale fait cette autre observation :

« Comme l’écrivit le sociologue américain Craig Calhoun, tous les mouvements populaires anglais reposaient sur la force des “communautés traditionnelles” et le luddisme “naît directement de l’enracinement” de personnes “liées les unes aux autres, comme au reste de la population avec qui elles vivent, par des liens de réciprocité”. »

  • Les machines sont prises pour cibles, pas les individus : les luddites n’ont, en tout cas au départ, pas pris pour cible les propriétaires d’usines. Ce choix stratégique a très probablement contribué à la sympathie populaire pour leur mouvement. A contrario, la violence sur des personnes a peut-être contribué à diviser le mouvement entre réformistes et révolutionnaires (voir ci-après).

  • Recherche de puissance matérielle : au fur et à mesure de l’évolution du mouvement luddite, « de petites bandes nommées Hommes de Ludd » faisaient « le tour de la région » pour prélever « aux riches de l’argent, des vivres et des armes. » Il y a eu des « centaines de raids luddites réussis et impunis. » Cela montre que les luddites avaient bien compris que pour faire face à la répression et résister dans la durée, il fallait accroître leurs moyens matériels.

Points faibles

  • Absence d’objectif révolutionnaire: il manquait un objectif clair et unique à la résistance luddite pour être efficace. Kirkpatrick Sale note :

« Il n’y eut jamais, pendant toutes ces années, de preuve tangible de l’existence de la moindre organisation révolutionnaire de grande ampleur et rien n’indique autre chose que des regroupements locaux et des délégués occasionnels ait jamais été à l’œuvre. Tout ceci suggère qu’il n’existait probablement aucun objectif révolutionnaire solide. »

  • Manque de stratégie : ce point complète le précédent. Les luddites ont manqué d’une base théorique et d’une planification stratégique pour consolider une base révolutionnaire et assurer la survie de la résistance dans le temps. Cela montre une nouvelle fois qu’une organisation horizontale a tendance à se désintégrer rapidement faute de structure et de bagage théorique solide (Sale estime que le luddisme a duré à peine 15 mois).

« Ce que devient le luddisme à l’été 1812, ce qu’il est forcé de devenir faute d’avoir atteint ses objectifs, suite à l’échec de stratégies précédentes et à l’intransigeance de ses ennemis, est une sorte de caricature, une tentative pour sa minorité radicale de se raccrocher aux schémas classiques de la révolution faute d’une base révolutionnaire sur laquelle s’appuyer. Car plus le luddisme échoue à formuler ce qu’il est et à définir ses objectifs, moins il parvient à élaborer les stratégies qui lui permettraient de donner forme à sa visée insurrectionnelle et à la tactique particulière requise ici et maintenant, en fonction des besoins propres à la situation. Cet échec amène les luddites à se rabattre sur des stratégies empruntées à d’autres lieux et à d’autres temps, stratégies ayant fonctionné pour d’autres objectifs, d’autres cibles et d’autres populations. »

  • Manque de conscience politique : signe d’un manque de formation politique, les travailleurs insurgés ne considéraient pas comme leur ennemi les institutions de l’État, bien au contraire. Cette conscience politique n’étant pas innée, il faut soit s’y former en étudiant les livres, soit y être formé en intégrant une organisation ou un mouvement (encore faut-il que l’organisation en question ait l’intention de former ses troupes, ce qui est loin d’être une priorité dans les milieux militants contemporains). Kirkpatrick Sale poursuit au sujet des luddites :

« En réalité, pour peu que les travailleurs rebelles aient pensé en termes de rébellion, celle-ci n’aurait jamais été dirigée contre la Couronne ou le Parlement de Londres. Ces institutions étaient le plus souvent considérées, aussi minces qu’en soient les raisons, comme étant traditionnellement du côté du petit travailleur anglais et elles devaient, à leurs yeux, le redevenir. » (Cela ne vous rappelle pas quelque chose ?)

  • Stratégie de la guerre d’usure : une autre leçon de la révolte luddite est l’importance cruciale de la surprise, de la vitesse et du choix d’objectifs décisifs dans l’action révolutionnaire. Plus la situation insurrectionnelle s’éternise, plus la résistance met du temps à atteindre son objectif final, plus la contre-insurrection gagne en efficacité (voir cet article sur l’impasse de la guerre d’usure). Dans un combat asymétrique, le camp disposant du moins de ressources économiques, humaines et technologiques doit faire le nécessaire pour frapper des cibles stratégiques – par exemple des infrastructures énergétiques, de transport ou de communication – afin de provoquer des défaillances systémiques en cascade. Les luddites n’ont pas cherché à perturber les flux de marchandises et de communication, ils n’ont pas cherché à rendre l’Angleterre ingouvernable. S’attaquer aux machines et aux usines, une par une, était donc une stratégie vouée à l’échec. On le voit encore aujourd’hui avec le mouvement écologique qui cherche à stopper un projet industriel à la fois.

  • Divisions internes : comme on pouvait s’y attendre, le manque de théorie, de vision, de stratégie, de résultats concrets et durables des actions luddites ont fini par diviser le mouvement entre révolutionnaires et réformistes. Le bris de machines est peu à peu abandonné même par les plus radicaux qui préfèrent piller les bourgeois et voler leurs armes.

« Tandis qu’une partie du luddisme gagnait la clandestinité et organisait des raids nocturnes pourvoyeurs d’armes, une autre devenait légaliste et adressait des pétitions au gouvernement, de sorte que le bris de machines, situé entre les deux, ne semblait plus rencontrer d’adhésion, après six mois d’attaques récurrentes et d’une intensité croissante. »

  • Absence d’idéologie : selon Kirkpatrick Sale, les luddites ont manqué d’une idéologie capable de cimenter leur mouvement dans la durée.

« L’un des échecs du luddisme (même si cela a pu constituer au début l’une de ses forces) a été son absence de forme et d’intention particulières, le caractère vague de ses perspectives et de ses aspirations. Bien sûr, il en va souvent ainsi des mouvements de colère et d’indignation et, dans un premier temps, cela suffit à imposer leur existence. Mais cela ne suffit pas dans la durée : ils ne permettent pas de nourrir un engagement au-delà des moments durs que sont la répression et des procès, ils ne forgent pas une solidarité capable d’empêcher l’infiltration par des espions et des parasites, ils ne donnent pas lieu à des stratégies et à des tactiques permettant de s’adapter à des contextes et à des adversaires fluctuants et ne développent pas d’analyses permettant de définir l’ennemi et ce par quoi le remplacer. »

Dans une précédente analyse, nous faisions fait la même remarque au sujet du mouvement des Gilets jaunes. L’absence d’objectif unique et d’unité théorique explique également pourquoi le mouvement écologique peine à monter en puissance.

S.C.

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