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Luddite Club : des lycéennes new-yorkaises délaissent smartphones et médias (a)sociaux

Par
S.C
06
January
2023
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Littéralement « consumées » par « l’épidémie » des médias sociaux, Logan Lane et Lola Shub, deux lycéennes new-yorkaises, ont décidé d’abandonner leur smartphone. Plusieurs de leurs camarades ont rapidement rejoint le mouvement, et en 2021 le Luddite Club était né. Le nom s’inspire d’un mouvement révolutionnaire du XIXe siècle dirigé par le personnage légendaire de Ned Ludd. En 1811, des artisans de l’industrie textile anglaise brisaient des machines pour protester contre un recul de leurs droits et la dégradation de leurs conditions de travail causées, entre autres, par la mécanisation. L’insurrection luddite a duré plusieurs années et a souvent obtenu « le soutien de l’opinion publique locale[1] », selon l’historien François Jarrige. C’est pour cette raison que le mouvement a été sévèrement réprimé par les autorités britanniques, par des exécutions et des déportations.

Doté aujourd’hui de 25 membres, le Luddite Club se réunit toutes les semaines sur Grand Army Plaza, dans le quartier de Brooklyn à New York. Au programme : discussions de nouveaux projets pour le club, lectures, activités manuelles – sans être distrait par l’écran d’un téléphone. Dans un article de Business Insider, Lola raconte la genèse de son club :

« Nous détestions tous nos smartphones, et tout ce qui va avec : l'utilisation incessante des médias sociaux, le temps passé à faire défiler l’écran, les snaps et les selfies. Nous ne voulions plus être des “screenagers[2]”, mais il était difficile de s'en détacher. Nous avons donc créé le club pour offrir un espace où nous pourrions mettre de côté nos petits ordinateurs et expérimenter la vie sans[3]. »

Mais le Luddite Club n’oblige pas ses membres à jeter leur smartphone à la poubelle. La seule règle à respecter est de mettre de côté le téléphone lors des rendez-vous hebdomadaires.

La vie de Lola et de ses camarades a instantanément changé après l’abandon du smartphone :

« Voici une chose que j'ai tout de suite remarquée lorsque je n'avais plus d'iPhone dans ma poche : tous les moments où je l'aurais normalement sorti par réflexe – dans le métro, dans la file d'attente au magasin, aux toilettes – étaient désormais des moments de silence. Pour certaines personnes, cela peut devenir un problème. Cela demande un effort de simplement s'asseoir et de faire face à ses pensées, et je sais que cela peut être difficile. Mais c'est aussi une chose vraiment merveilleuse à apprendre et à pratiquer.

Sans téléphone, j'ai été obligée de vivre ces moments et de les savourer. Je me suis retrouvée à passer en revue mes projets pour la journée, ou un souvenir d'il y a cinq ans, ou encore à essayer de trouver la réponse à un problème qui me stressait. Quel que soit le sujet auquel je pensais, il me semblait beaucoup plus vivant et détaillé qu'auparavant, lorsque mon attention était immédiatement détournée par mon téléphone et les vidéos sans intérêt qui me faisaient perdre du temps. J'ai trouvé de l'espace, grâce à tout le temps gagné en délaissant mon smartphone, pour penser de manière créative. J'ai commencé à lire davantage et j'ai pu mieux me concentrer. Dans l'ensemble, j'avais l'impression que mes aptitudes à penser s'amélioraient
[4]. »

De son côté, Logan s’endormait auparavant à des heures tardives à la lueur de l’écran bleu de son téléphone. Maintenant, elle se réveille naturellement à 7h du matin, sans avoir besoin de mettre une alarme. Logan et Lola ont toutefois été freinées par des parents anxieux les encourageant à s’équiper d’un téléphone portable à clapet.

En outre, on apprend dans un article du New York Times que Logan et ses amis se sont fait traiter de « classistes[5] ». Certaines critiques de leur club luddite estiment en effet qu’attendre des gens qu’ils délaissent leur smartphone est une idée de « privilégié ». C’est un argument classique pour s’attaquer aux résistants antitech utilisé par ceux qui comprennent mal les implications sociales de la technologie. Sachant que la technologie crée des inégalités structurelles croissantes, et que le confort moderne repose sur l’exploitation de millions d’esclaves dans les pays du Sud global, c’est prendre la défense de la technologie qui est une posture classiste. Qu’il soit difficile de se passer d’un smartphone dans les pays industrialisés, c’est indéniable. Mais cela devrait plutôt nous amener à mettre en question le monde totalitaire façonné par le développement technologique.

Vers la création de « Zones Sans Technologie » ?

« Si j'avais un message primordial à faire passer à mes camarades adolescents, ce serait le suivant : passez du temps à apprendre à vous connaître et à explorer le monde qui vous entoure. Ce dernier est tellement plus enrichissant – et tellement plus réel – que celui qui se trouve dans votre boîte de poche hors de prix. »

– Lola Shub

https://youtu.be/oN2zIoImDN0

Un reportage où sont interviewés des membres du Luddite Club : "Pour moi, la technologie vous déconnecte très facilement de la réalité."

L’initiative lancée par ces lycéennes est significative du moment technocritique que nous traversons depuis maintenant quelques années. Netflix a sorti une série[6] et un documentaire[7] sur le néoluddite Theodore Kaczynski ; les idées de l’auteur de La Société industrielle et son avenir séduisent des personnes issues de milieux très hétéroclites (anarchistes[8], écologistes ou conservateurs[9]) ; et de nombreux adolescents expriment leur rejet de la modernité techno-industrielle sur TikTok[10].

C’est une brèche dans laquelle il faut s’engouffrer, d’autant que la technocratie prépare déjà sa riposte pour neutraliser ce que les anglo-saxons désignent par l’expression « tech backlash[11] » (le retour de bâton de l’opinion publique à l’égard des grandes entreprises technologiques). Une critique courante adressée aux résistants antitech capitalise sur les actes individuels ou la « consom’action », elle-même reposant sur la théorie suivante : tout militant digne de ce nom devrait, pour être accepté dans le cercle très prisé des radicaux, se lancer dans une quête quasi religieuse de pureté morale. Ainsi, seul un ermite vivant isolé dans une cabane, à l’écart du monde moderne, aurait le droit de formuler une critique de la technologie. Nous avons montré l’absurdité d’une telle idée. D’autres avant nous ont remarqué le caractère contre-révolutionnaire de cette quête de pureté morale qui gangrène les milieux militants[12].

Le système cherche toujours un moyen de récupérer les critiques pour en retirer le contenu subversif et ainsi empêcher tout changement de trajectoire technologique. Le mouvement écologiste a subi le même sort. Il suffit pour s’en rendre compte de comparer le Mouvement Climat d’aujourd’hui aux luttes écologistes – notamment anti-nucléaires – bien plus massives et virulentes des années 1970. Suite à l’entreprise de récupération de l’environnementalisme par la technocratie, dont on peut faire coïncider l’acte fondateur avec la publication en 1972 du rapport Meadows[13], le mouvement écologiste a perdu en popularité et son potentiel révolutionnaire s’est évanoui ; le mouvement écologiste est aujourd’hui devenu un mouvement majoritairement technocratique. Comme tous les partis technocratiques, il célèbre la technologie et la science, et plaide pour un interventionnisme massif de l’État. Pour en avoir la confirmation, on peut consulter « la vision pour les mondes de demain[14] » proposée par Greenpeace ou encore « le plan de transformation de l’économie française[15] » du Shift Project, think tank de l’ingénieur polytechnicien et business man Jean-Marc Jancovici.

C’est pourquoi des initiatives comme le Luddite Club sont essentielles mais insuffisantes pour transformer efficacement et durablement l’ordre social dominant. De manière générale, il est illusoire d’espérer changer quoi que ce soit au statu quo en se limitant à des actes individuels, sans chercher à organiser un mouvement de masse pour instaurer un rapport de force avec le pouvoir. Et il est tout aussi utopique d’espérer mobiliser massivement en se privant des moyens de communication moderne (pour plus de précisions sur ce point, voir le principe n°9 du résistant antitech).

La création de communautés visant l’émancipation de notre technodépendance constitue un excellent point de départ pour la construction d’un mouvement antitech efficace. Les activités que nous proposons de développer s’inscrivent toutes dans cette logique de réappropriation de nos corps, de notre pensée, de nos sens et de nos moyens de subsistance. À terme, nous pouvons imaginer la mise en place de ZST, des « Zones Sans Technologie », des zones libérées de l’oppression technologique, des zones sans wifi, sans 5G, sans écran, sans caméra, sans micro. Ces lieux permettraient de nourrir la créativité et de partager des moments d’échange, d’humain à humain, sans parasitage technologique, et ainsi échapper à cette atmosphère suffocante à laquelle nous condamne le système technologique.

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Footnote [1] — François Jarrige, Technocritiques : du refus des machines à la contestation des technosciences, 2014.

Footnote [2] — Néologisme intraduisible formé avec les mots anglais teenager et screen.

Footnote [3] — https://www.businessinsider.com/teens-high-school-ditched-their-smartphones-founded-luddite-club-2022-10

Footnote [4] — Ibid.

Footnote [5] — https://www.nytimes.com/2022/12/15/style/teens-social-media.html

Footnote [6] — https://www.netflix.com/fr/title/80176878

Footnote [7] — https://www.netflix.com/fr/title/81002216

Footnote [8] — https://nymag.com/intelligencer/2018/12/the-unabomber-ted-kaczynski-new-generation-of-acolytes.html

Footnote [9] — https://www.foxnews.com/opinion/was-the-unabomber-correct

Footnote [10] — https://thebaffler.com/latest/influencer-society-and-its-future-semley-millar

Footnote [11] — https://www.weforum.org/agenda/2018/01/embrace-the-tech-backlash/

Footnote [12] — Voir le Comité invisible, L’insurrection qui vient ; voir aussi Theodore Kaczynski, La Société industrielle et son avenir.

Footnote [13] — Le rapport The Limits to Growth (« Les Limites à la Croissance »), dont les auteurs principaux sont les écologues Donella Meadows et Dennis Meadows, a été commandé par le Club de Rome. Il s’agit d’une organisation lancée à l’origine par des industrialistes et des scientifiques, avec à leur tête Aurelio Peccei, membre du conseil d’administration de Fiat, et Alexander King, scientifique et fonctionnaire écossais, ancien directeur scientifique de l’OCDE.

Footnote [14] — https://www.greenpeace.fr/une-vision-pour-les-mondes-de-demain

Footnote [15] — https://theshiftproject.org/article/ptef-livre-et-site-web/

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