Stratégies pour une défaite écologique et populaire (critique de Gelderloos)

Le dernier livre du théoricien anarchiste et activiste Peter Gelderloos contient de nombreuses analyses très pertinentes sur la nuisance que représentent les sociétés à État. Dans Stratégies pour une révolution écologique et populaire (2022), il critique à juste titre les énergies vertes, le nucléaire, les fausses solutions telles que le Green New Deal et l’éco-léninisme d’un Andreas Malm (similaire aux idées du Shift Project de Jancovici), le concept raciste d’Anthropocène ou encore les mensonges de Jared Diamond sur le « bon » gouvernement. Gelderloos montre également que les sociétés étatiques ont toujours détruit l’environnement, ce qui n’est pas le cas des sociétés tribales qui aujourd’hui conservent 80 % de la biodiversité sur leurs terres[1]. Cependant, malgré des qualités indéniables, l’ouvrage contient des propos superficiels sur la technologie, l’industrie, la dynamique des relations internationales, voire carrément médiocres quand il aborde la stratégie. En réalité, Gelderloos n’a pas écrit un livre de « stratégies » mais un livre de réflexion critique qui énumère quelques tactiques efficaces pour stopper un projet industriel à la fois.

Pour rappel, la stratégie est un plan général, évolutif, flexible et adaptable, qui oriente les actions d’une organisation en vue d’atteindre un objectif. On ne trouve rien de semblable dans le livre de Gelderloos. Après l’avoir terminé, on ne sait toujours pas comment abattre le capitalisme industriel. Au contraire, Gelderloos semble rejeter de façon assez dogmatique et irrationnelle toute forme d’homogénéité théorique. Par exemple, il dit explicitement qu’un mouvement éco-anarchiste doit refuser l’uniformité de point de vue, ce qui revient à rejeter l’adoption d’un objectif précis et une feuille de route pour l’atteindre. À cause de ce genre de théories ineptes, les mouvements écologistes décentralisées brillent par leur inefficacité à stopper le système qui dévaste la planète. Il est assez désespérant de voir des activistes expérimentés retomber dans les mêmes travers déjà critiqués par Nestor Makhno et d’autres théoriciens anarchistes il y a plus d’un siècle (nous reviendrons là-dessus plus loin dans l’article).

Stratégie d’usure vs stratégie d’échec en cascade

Au début du chapitre 3 intitulé « Les solutions sont déjà là », un lecteur lucide sur l’état du monde ne peut qu’être surpris d’apprendre que « les victoires s’additionnent » et que « nous arrêtons des pipelines, des aéroports, des autoroutes et des mines ». Même si des projets industriels sont arrêtés de temps à autre, l’immense majorité continue d’être menée à son terme. Au niveau global, nous continuons de perdre. Les émissions mondiales de CO2 ont continué d’augmenter en 2022[2]. Le système industriel a passé en 2020 le cap des plus de 100 milliards de tonnes de matériaux arrachés à l’écorce terrestre[3]. Le système recouvre de béton et de bitume plus de 20 millions d’hectares par an, soit l’équivalent de deux fois la surface du Portugal[4].

Les tactiques énumérées par Gelderloos – blocage, sabotage, ZAD, etc. – qui ciblent un projet à la fois sont employées dans le cadre d’une stratégie de guerre d’usure. Or cette stratégie s’emploie si vous avez d’abondantes ressources à disposition. Ce n’est pas le cas du camp des outsiders dans un conflit asymétrique. Comme l’explique très bien un article de Stop Fossil Fuels traduit sur le blog Vert Résistance, « nous adoptons une stratégie défensive aux attaques du système industriel ». Le problème, c’est que « nous nous opposons à un projet destructeur à la fois », et manifestement « cette stratégie échoue[5] ». Il faut étudier le système industriel, trouver ses points faibles et frapper là où ça fait mal. Si on prend l’exemple des ZAD, celles-ci ne seront jamais viables à long terme sans avoir au préalable considérablement diminué la capacité des États industrialisés à projeter leur puissance à l’intérieur comme à l’extérieur de leurs frontières.

L’impasse intersectionnelle

Dans le chapitre « stratégies polyvalentes », Gelderloos dresse une liste des « caractéristiques communes » des mouvements qui composent la résistance écologiste globale (Sud et Nord). Il constate notamment une grande hétérogénéité dans ces mouvements. Gelderloos prône donc l’hétérogénéité. On pourrait s’en réjouir. Un mouvement diversifié, composé de gens issus de divers horizons sociaux et culturels, chacun apportant ses compétences et son expérience, a tendance à être plus résilient et plus efficace qu’un mouvement homogène. Gelderloos oppose également à juste titre l’hétérogénéité du mouvement révolutionnaire à la vision technocratique hors-sol qui cherche à imposer une solution homogène à un territoire composé de communautés protéiformes. Sauf que Gelderloos va encore plus loin en rejetant toute forme d’unité théorique au sein du mouvement révolutionnaire. Il cite en exemple les zapatistes qui auraient formé un mouvement « extrêmement hétérogène ». Mais les zapatistes avaient un minimum d’unité théorique. Leurs principales revendications étaient la réappropriation des terres et l’autonomie politique et culturelle pour les populations indigènes du Chiapas et du reste du Mexique[6]. Et même dans des mouvements efficaces dits « décentralisés », il y a des leaders, des organisateurs et une certaine unité de point de vue, ce que les idéalistes occidentaux ont tendance à occulter quand ils parlent du Chiapas ou du Rojava. Il est impossible de s’organiser et de travailler ensemble – donc de mener une révolution à son terme – sans unité de point de vue.

Dans sa liste de « caractéristiques », Gelderloos prétend que tous les groupes composant le soulèvement écologiste mondial seraient intersectionnels.

« Les mouvements qui participent à ce soulèvement ont tendance à dépasser les visions limitées, focalisées sur un enjeu unique. Ils reconnaissent plutôt l’interconnexion des différentes formes d’oppression et, par conséquent, respectent un principe de solidarité. »

En gros, pour Gelderloos, les peuples autochtones du monde entier en lutte contre l’industrie et l’État, appliqueraient les principes de la gauche déconstruite occidentale (identitarisme, colibrisme, multiplication sans fin des objectifs, hostilité horizontale, etc.). Des groupes révolutionnaires tels que l’EZLN, le MEND, les YPG, le BRA, les FARC, les Nagas, les tribus de la Zomia ou encore la résistance indigène en Amérique du Nord[7] auraient été ou seraient intersectionnels. Chaque individu participant à ces mouvements définirait ses propres oppressions et mènerait ses propres luttes, « toute ambition d’imposer des solutions uniformes se trouve ainsi neutralisée. » Cette démarche serait même une des raisons principales du succès de certains de ces mouvements… On pourrait en rire si l’enjeu n’était pas l’avenir de la vie sur Terre.

Que Gelderloos soit incapable de comprendre les limites d’une intersectionnalité dogmatique est symptomatique de son absence de vision stratégique[8]. Partout, des anarchistes[9] et des marxistes[10] dénoncent la récupération réformiste de l’intersectionnalité comme une hostilité horizontale détournant l’attention de l’infrastructure matérielle du système.

Mais Gelderloos est confus à d’autres titres. Il affirme ainsi que

« l’anarchisme n’implique pas de convertir tout le monde à ma façon de penser. Il s’agit d’une méthodologie visant à construire un monde dans lequel mille mondes peuvent trouver leur place. »

Ne pas convertir ? C’est pourtant bien ce que tentent les prêtres de l’Église intersectionnelle. Chacun veut imposer sa morale à tout le monde, provoquant des conflits récurrents. Le diviser pour mieux régner profite au système techno-industriel et à quelques figures de l’intelligentsia à gauche qui portent une lourde responsabilité dans la montée du fascisme.

Dans un témoignage traduit en 2017 dans la revue BALLAST (« Quelle révolution au Rojava ? »), un anarchiste occidental qui a combattu au Rojava dans les troupes du YPG raconte sa formation : « L’académie du YPG accorde une place majeure à la formation idéologique, politique et historique. Elle comprend aussi des cours de philosophie et de “jinéologie”, la science des femmes. Elle fonctionne exactement comme une école. » La formation porte entre autres sur « comment vivre et travailler en groupe — donc sur l’autodiscipline ». On est assez loin du « chaos » fantasmé par Gelderloos…

Autre problème. Sans un rejet radical de l’industrialisme, de l’ensemble du système industriel, de ses usines et de ses machines, ces « mille mondes » voulus par Gelderloos n’ont aucune chance d’émerger. Vous ne pouvez pas vous réclamer de l’anarchisme et en même temps défendre l’industrialisme, ça n’a aucun sens. D’ailleurs, peut-être que Gelderloos devrait relire les témoignages qu’il a récoltés pour son livre, particulièrement celui où deux femmes guaranies disent que « l’avancée de la technologie éloigne de nombreux jeunes de leur culture ». Les liens entre uniformisation culturelle du monde et progrès technique ont été observés très tôt par Stefan Zweig[11], puis par Claude Lévi-Strauss[12], Jacques Ellul[13] et plus récemment par des sociologues tels que Joseph Tonda[14]. Des ONG alertent sur l’extinction de la diversité « bioculturelle[15] ». Low et Harmon ont même publié une étude en 2014 qui accuse les « progrès technologiques » dans les infrastructures de transport et de communication d’être à l’origine d’une accélération dans le processus de « transfert linguistique[16] ».

Rejet irrationnel de l’unité de point de vue

En bon idéaliste, Gelderloos préfère rêver du monde d’après plutôt que de réfléchir aux moyens matériels de détruire le monde d’aujourd’hui. Ses rares réflexions « stratégiques » permettent dès maintenant d’anticiper des défaites cuisantes pour tous les mouvements qui les appliquent. Dans une sous-partie du chapitre 4 intitulée « La révolution écologique : la meilleure stratégie pour l’emporter ou échouer », Gelderloos cite un essai anarchiste intitulée 23 Theses Concerning Revolt qui rejette en bloc la réalité objective, la rationalité, la division de la société en classes, et sans surprise, toute forme de stratégie. En lisant entre les lignes, on comprend que l’auteur refuse l’idée même de constituer un mouvement révolutionnaire. (Le passage en gras n’apparait pas dans le livre de Guelderloos.)

« Toute stratégie militaire consiste à imposer un plan idéal sur la carte qui représente la réalité. L’anarchie, non pas en tant que mouvement révolutionnaire, mais en tant que réalité multiforme de rébellion et de création permanente, est basée sur la libre initiative de chaque membre de la société ; dans l’idée que nous contemplons tous les problèmes sociaux avec nos propres yeux, et non pas d’en haut. De nombreuses divisions qui ont affecté les anarchistes au fil des décennies se sont révélées totalement incohérentes avec l’idéal de l’anarchie, parce qu’elles sont fondées sur la prétention de créer une unité obligatoire. Je fais référence aux critiques se plaignant qu’on ne suit pas le plan, qu’on n’utilise pas ses ressources dans le but de faire ce qu’on devrait faire.

Si nous n’avons pas l’intention de faire une campagne militaire, nous devons refuser de considérer la révolution comme une chose organisée selon un plan unique et monolithique, comme s’il s’agissait d’un jeu de Risk. Nous ne regardons pas d’en haut, en donnant des ordres. Nous sommes ici, au milieu d’un magnifique chaos que nos ennemis essaient de toujours d’organiser. Nous serons plus forts que jamais si nous apprenons à triompher dans ce chaos, à nous déplacer dans le réseau de nos propres relations, à communiquer horizontalement ou circulairement, à comprendre que tout le monde n’agira pas comme nous ; telle est la beauté de la rébellion. Notre efficacité ne vise pas à rendre le monde entier uniforme, mais concevoir la meilleure façon d’entrer en relation avec celles et ceux qui ne sont pas comme nous, qui suivent des chemins différents. »

Quand Gelderloos cite en référence un texte qui célèbre la désorganisation et le « chaos », on comprend mieux le néant stratégique et organisationnel de son ouvrage. Il surenchérit :

« nous devons percevoir “un écosystème de la révolte” au sein duquel, plutôt que d’essayer de contrôler ce que les autres font, de promouvoir les bonnes idées et de supprimer les mauvaises, nous comprenons notre place et créons des relations de réciprocité avec celles et ceux qui nous entourent. Ce qui nous rend tous plus forts et plus sains, et non pas identiques. »

Mieux vaut laisser les gens continuer à appliquer de mauvaises idées. Mieux vaut qu’ils perdent leur temps, leur argent et leur énergie à pédaler dans la semoule plutôt qu’à mener une action révolutionnaire efficace. Il est vrai que l’épuisement militant n’est pas un fléau qui gangrène notre camp et détourne les révolutionnaires de la lutte. Les propos de gens comme Gelderloos sont d’une irresponsabilité folle face aux innombrables dangers qui nous menacent.

Est-ce que l’individualisme débilitant nous rend collectivement plus fort ? Manifestement non, puisqu’en Occident nous perdons l’écrasante majorité de nos luttes. En outre, ce n’est pas l’excès mais le manque d’unité théorique qui plombe les mouvements révolutionnaires. C’est le manque d’unité théorique qui a tué les Gilets jaunes, et c’est ce qui empêche le mouvement écologiste de monter en puissance.

Dans un témoignage recueilli par Gelderloos auprès de « trois résidents de longue date de la ZAD » de NDDL, on nous explique que « l’unité est une stratégie qui a échoué ». Cela aurait rendu la ZAD plus lisible, aurait exclu les dissidents plus radicaux et contribué à ce qu’un groupe de personnes prenne le pouvoir sur la zone. Premièrement, si la lutte à NDDL avait été organisée et structurée dès le départ autour d’un objectif précis, avec une stratégie générale pour l’atteindre, il n’est pas certain que les choses se seraient passées de la même manière. On pourrait tout autant conclure, à la lecture du témoignage, qu’un groupe d’opportunistes a su profiter de la désorganisation et du chaos pour s’emparer du pouvoir. Deuxièmement, même dans le cas hautement improbable où NDDL serait devenue une zone autonomiste à l’instar du Chiapas ou du Rojava, cela n’aurait à peu près aucune incidence positive sur la catastrophe écologique et climatique globale.

Dans Autonomie individuelle et force collective : les anarchistes et l’organisation de Proudhon à nos jours (1987), l’historien Alexandre Skirda rappelle, citant Makhno et Archinov, que l’individualisme infantile de certains anarchistes posait déjà des problèmes pour construire une force révolutionnaire solide.

« La publication la Plate-forme se poursuit dans les livraisons suivantes de la revue. Quel est son contenu ? Les arguments avancés dans les premiers articles de Diélo trouda sont repris et développés. La cause principale de l’insuccès du mouvement anarchiste tient en l’“absence de principes fermes et d’une pratique organisationnelle conséquente”. L’anarchisme doit “rallier ses forces en une organisation générale agissante, comme l’exigent la réalité et la stratégie de la lutte sociale des classes”, ceci dans le droit fil de la tradition bakouniniste et des souhaits de Kropotkine. Cette organisation établirait pour l’anarchisme une ligne générale tactique et politique, menant à une “pratique collective organisée”. »

Toujours dans le même ouvrage, Skirda cite Nestor Makhno qui s’indigne de l’irresponsabilité des amateurs de « chaos » comme Gelderloos.

« Nous nous attendions à ce que l’idée de l’anarchisme organisé rencontre une résistance obstinée chez les partisans du chaos, si nombreux dans le milieu anarchiste, car cette idée oblige tout anarchiste qui participe au mouvement à prendre ses responsabilités et à se poser les notions du devoir et de constance. Alors que le principe favori dans lequel se sont éduqués la plupart des anarchistes jusque-là peut s’exprimer par l’axiome suivant : “Je fais ce que je veux, je ne tiens compte de rien.” Il est tout naturel que des anarchistes de cette espèce, imprégnés de tels principes, soient violemment hostiles à toute idée d’anarchisme organisé et de responsabilité collective. »

Makhno précise encore que les anarchistes n’ont pas vocation à construire les sociétés qui émergeront après le démantèlement de l’État. Leur mission est d’orienter le mouvement révolutionnaire pour libérer les populations du joug étatique, ni plus ni moins.

« Les anarchistes conduiront les masses et les événements au point de vue théorique. Il ne faut, ni on ne peut, en aucun cas, concevoir l’action de conduire les événements révolutionnaires et le mouvement révolutionnaire des masses au point de vue idée, comme une aspiration des anarchistes à prendre entre leurs mains l’édification de la nouvelle société. Cette édification ne pourra être réalisée autrement que par toute la société laborieuse, cette tâche n’appartient qu’à elle seule, et toute tentative de lui prendre ce droit doit être considérée comme anti-anarchiste. La question de la conduite d’idée n’est pas une question de l’édification socialiste, mais celle d’une influence théorique et politique exercée sur la marche révolutionnaire des événements politiques. Nous ne serions pas révolutionnaires ni des combattants si nous ne nous intéressions pas au caractère et à la tendance de la lutte révolutionnaire des masses. Et, puisque le caractère et la tendance de cette lutte sont déterminés non seulement par des facteurs objectifs, mais aussi par des éléments subjectifs, c’est-à-dire par l’influence de divers groupements politiques, notre devoir est de faire tout le possible pour que l’influence idéologique de l’anarchisme sur la marche de la révolution soit poussée au maximum.

L’“époque des guerres et des révolutions” actuelle pose avec une acuité exceptionnelle le dilemme principal : les événements révolutionnaires évolueront ou bien sous l’influence des idées étatistes (soient-elles socialistes), ou bien sous l’influence des idées non-étatistes (anarchistes). »

Techno-confusionnisme

De nombreux passages du livre sont aussi révélateurs du manque de culture technocritique chez Gelderloos. Il en ressort une grande confusion. Il évoque par exemple des « technologies horizontales » sans clairement définir leurs différences avec des technologies qui seraient « verticales ». De toute évidence, Gelderloos semble croire que la technologie est neutre politiquement et socialement. Chaque technologie ne contiendrait pas en elles-mêmes des effets pervers sur le plan politique et social. Il suffirait alors d’exproprier les méchants capitalistes, et d’un coup de baguette magique la technologie deviendrait instantanément vertueuse.

« Chaque technologie qui n’est pas entièrement sous notre contrôle, entièrement extirpée du marché capitaliste et des institutions coloniales, est une arme braquée sur nous et sur la planète. »

Une excavatrice géante autogérée n’est donc plus une « arme braquée sur nous et sur la planète ». Il serait donc possible et même souhaitable de se réapproprier des usines chimiques (pour produire des médicaments), des centrales électriques, des navires-cargo ou encore Internet. Gelderloos recycle à la sauce verte et décroissante la fable de l’autogestion du système industriel. Pour lui, c’est le capitalisme et non l’industrialisme le problème.

« L’industrialisme est un candidat évident [des effondrements écologiques mondiaux], mais blâmer les cheminées et les combustibles fossiles revient à confondre la cause et l’effet. »

Dans une perspective matérialiste, il devrait être évident que ce sont les progrès techniques de la révolution industrielle qui ont permis au capitalisme de devenir thermo-industriel, d’accroître de façon exponentielle sa puissance destructrice. Les bâtiments et les infrastructures de la civilisation industrielle ont une masse qui dépasse celle de tous les êtres vivants sur Terre[17]. Et pour les entretenir, les maintenir en état de fonctionnement, il faut chaque année arracher des milliards de tonnes de matériaux à la croûte terrestre[18], que l’économie soit capitaliste ou communiste. C’est une question de physique, comme dirait Janco.

Pour Gelderloos, « la cause de la crise écologique mondiale, c’est le colonialisme. » Là encore, on reste perplexe devant telles absurdités. Le colonialisme n’est pas une cause mais une conséquence – ou plutôt une condition d’existence – des sociétés urbaines qui sont toujours le produit de sociétés étatiques, hiérarchiques, inégalitaires et autoritaires. La concentration démographique est depuis toujours une technique employée par les élites de l’État visant à déposséder de leur autonomie des populations rurales[19]. Mais Gelderloos croit naïvement qu’il soit possible et souhaitable d’autogérer une grande ville moderne comme New York dont l’existence matérielle repose entièrement sur le système industriel en train de détruire la planète et les peuples autochtones.

On rappelle au passage les chiffres du géographe Guillaume Faburel :

« À l’échelle planétaire, les villes, qui ne représentent que 2 % de la surface émergée, sont d’ores et déjà responsables de 70 % des déchets, de 75 % des émissions de gaz à effet de serre, de 78 % de l’énergie consommée ou encore de 90 % des polluants émis dans l’air[20]. »

Gelderloos est également confus sur les grandes villes. Il considère que l’opposition entre ville et campagne n’a pas lieu d’être. Sauf que tout au long de l’histoire, les urbains ont vécu aux dépens d’un pillage systématique des campagnes. Un pillage qui n’a fait que s’accentuer avec l’âge industriel et l’émergence de réseaux d’infrastructures planétaires (réseaux autoroutiers, ports, aéroports, etc.).

Empêcher les génocides sans démanteler le système qui les rend possibles

Plus loin dans le livre, Gelderloos veut également « s’assurer que le meurtre de masse ne paie pas ». Objectif louable, mais tant que le système techno-industriel ne sera pas démantelé, des technologies à la puissance croissante continueront d’être produites et diffusées (IA, nanotechnologies et biotechnologies par exemple). Ainsi, le massacre de masse devient plus accessible aux États, entreprises, groupes terroristes ou paramilitaires, partis politiques, sectes religieuses ou individus isolés. Ajoutons que Sebastián Cortés estime que le fascisme est présent en germe dans la société industrielle[21]. Quant à l’historien Zygmunt Bauman, il a remarqué des liens structurels entre puissance croissante de la technologie, développement des États modernes et génocides[22].

L’idéalisme amène l’immobilisme

L’idéalisme patent de Gelderloos atteint son paroxysme lorsqu’il essaye d’imaginer les territoires catalans une fois le « capitalisme global » démantelé. À mesure que l’État s’affaiblit, il veut utiliser les réserves de carburant restantes pour faire circuler des navires-cargo des régions riches vers les régions pauvres vulnérables. Objectif : envoyer de la nourriture et des pièces de machines pour que « les régions les plus pauvres puissent atteindre l’autosuffisance en matière de production de nourriture, de médicaments et de tout autres biens vitaux. » Effectuer ce « transfert mondial de ressources » se fera « grâce à l’organisation syndicale dans les ports et les usines ».

« Tous les médicaments, toutes les recherches scientifiques, tous les plans de machines, tous les codes ont été immédiatement rendus universellement accessibles. »

En gros, Gelderloos veut faire ce que font déjà les grandes ONG humanitaires néocolonialistes. La solidarité internationale est le meilleur alibi pour le maintien du système techno-industriel global, donc de la domination du Nord sur le Sud.

Dans la fable de Gelderloos, les territoires atteignent l’autosuffisance en une décennie seulement. Du point de vue des dirigeants, « il s’est agi d’un effondrement apocalyptique ». Mais « pour le reste d’entre nous, et même si cela n’a pas été sans d’importantes difficultés, il s’est agi de la plus grande victoire que nous avons jamais connue. » Gelderloos semble croire que sa révolution aurait la capacité de régler en seulement quelques années la plupart des problèmes qui gangrènent ce monde depuis des siècles.

Gelderloos poursuit sa balade au pays des bisounours. Selon lui, « un consensus tacite au sein de ce réseau croissant de territoire autonomes les amenait à boucher tous les puits de pétrole et de gaz aussi rapidement que techniquement possible, sauf quand cela risquait de provoquer des famines ». Si ça risque de provoquer des famines, on continue de flinguer le climat ! Dans une telle situation, « l’ensemble du réseau s’engageait à aider le territoire en question à adapter son infrastructure alimentaire pour l’affranchir de sa dépendance aux combustibles fossiles. » Parce qu’évidemment, après la chute du capitalisme, il se produira comme par magie une convergence immédiate des intérêts de tous les humains peuplant la planète. L’humanité ne fera plus qu’un, l’entraide deviendra universelle, etc. Comme beaucoup d’altermondialistes, Gelderloos refuse d’accepter la réalité matérielle de ce monde. Par exemple le fait que les capacités neurologiques du cerveau humain soient limitées. En effet, nous sommes incapables de ressentir de l’empathie pour des millions de personnes à la fois[23].

Gelderloos veut restaurer des zones humides en oubliant de préciser que cela favorisera l’implantation de moustiques potentiellement vecteurs d’épidémies mortelles[24]. Les ruraux et les urbains vivent dans la paix et l’harmonie, car le problème se résumait à l’État et non à la ville elle-même, en tant que structure matérielle et organisation sociale :

« Soudain, la ville est devenue un joyeux lieu de rencontre appartenant à ses propres habitants. Avec l’abolition de la police, les titres de propriété ont été brûlés et tout le monde a eu accès à un logement adéquat du jour au lendemain. »

Gelderloos croit à la réappropriation et à l’autogestion de navires cargo pour organiser une sorte de « mondialisation heureuse ». Il estime souhaitable un monde où l’on maintiendrait en circulation des mastodontes tels que le Bougainville, fleuron de la CMA-CGM avec ses 400 mètres de long et 52 000 tonnes à vide, qui engloutit 330 tonnes de fioul lourd par jour.

Pour Gelderloos, il n’y que la « police » et les « paramilitaires fascistes » qu’il faut abolir. Il imagine probablement que les trafiquants de drogue et les extrémistes religieux sont des gens raisonnables qui embrasseront tout naturellement l’idéal révolutionnaire éco-anarchiste. Dans l’agriculture, « la récolte se fait à l’aide de tracteurs fonctionnant aux biocarburants », ou manuellement mais seulement quand les gens sont « très motivés ». Il espère éviter les pénuries dans les supermarchés en autogérant l’ensemble du circuit agroalimentaire, des champs aux usines jusqu’à la distribution.

« Extirpées du réseau mondial de production pour le profit, les usines ont été soit abandonnées, soit reprises par leurs travailleurs. »

La plupart des usines sont « réaffectées pour répondre aux besoins sociaux » et « ne fonctionnent que quelques jours par semaine ». Comme si on pouvait autogérer librement une usine. Et qui travaille dans les usines ? C’est simple, « ceux qui ont une affinité avec les grosses machines » (c’est-à-dire des ingénieurs, techniciens, managers) et des « volontaires qui supportent le bruit et l’environnement artificiel » (c’est-à-dire des ouvriers). Notez comme Gelderloos compte toujours sur le volontariat pour la réalisation des tâches les plus ingrates, effaçant d’un revers de la main tout ce que la technocratie a mis en place pour rendre pérenne le système industriel (dépossession généralisée des moyens de subsistance, organisation scientifique du travail, corruption des masses par l’abondance matérielle, le divertissement, etc.). Évidemment, il y a aura toujours une hiérarchie dans l’usine, lorsque des ouvriers travaillent sur de grosses machines complexes conçus par des ingénieurs. Pas d’industrie sans technocratie.

Le passage sur l’Internet de gauche vaut également son pesant de cacahuètes (autogérées).

« Il existe toujours un fort désir partagé de communication mondiale. Un tel réseau de communication est vital pour s’adapter aux problèmes mondiaux ainsi que pour assurer la solidarité et résoudre les conflits. »

La radio et le téléphone regagnent du terrain tandis que l’infrastructure gigantesque de l’Internet mondial est maintenue. Mais attention, Gelderloos prône la décroissance. Le volume de données échangées sera considérablement réduit et limité aux « amitiés internationales », au « partage d’articles scientifiques et d’actualités ».

Une grande partie de la recherche scientifique porte sur « le développement de matériaux synthétiques qui ne soient ni toxiques ni dérivés du pétrole ». Comme s’il était possible de contrôler la recherche scientifique et d’en maîtriser les conséquences[25].

Même esprit pour le système énergétique. On se débarrasse à la marge de certaines centrales quand elles sont jugées nuisibles pour les écosystèmes mais on les conserve quand leur démantèlement peut nuire aux communautés humaines qui en dépendent. À ce rythme, on en a encore pour 1 000 de capitalisme industriel.

Tout ce que propose Gelderloos dans son utopie grotesque nécessite une coopération mondiale que seuls des États, des multinationales et de grandes ONG sont à même d’organiser et de coordonner. Cette utopie repose sur des industries, des machines lourdes, d’immenses infrastructures énergétiques de transport et de communication, donc sur une société de classes dominée par une élite de techniciens. De plus, conserver les routes commerciales entre le Nord et le Sud global à des fins humanitaires revient à reproduire à l’infini le système que Gelderloos déteste.

La meilleure chose à faire pour stopper le carnage et en même temps libérer les populations du Sud global du joug de l’Occident et des BRICS[26], c’est de fermer le robinet énergétique et de couper toutes les voies de transport et de communication entre les deux zones. Il faut le faire sans se soucier des conséquences à court terme et plutôt se réjouir des conséquences à long terme – le sauvetage de la vie sur Terre et de l’espèce humaine, le réensauvagement d’immenses territoires, une explosion de diversité culturelle et biologique, le grand retour de la faune sauvage, la possibilité pour les peuples autochtones et pour nos descendants de vivre dignement, de goûter à la beauté, d’expérimenter la liberté.

S.C


  1. Même la Banque mondiale le dit : « Les peuples autochtones possèdent, occupent ou utilisent un quart de la surface du globe. Les peuples autochtones conservent 80 % de la biodiversité restante dans le monde et des études récentes révèlent que les terres forestières gérées collectivement par les peuples autochtones et les communautés locales contiennent au moins un quart de l’ensemble du carbone aérien des forêts tropicales et subtropicales. Ils détiennent des connaissances et des compétences ancestrales essentielles sur la manière de s’adapter, d’atténuer et de réduire les risques liés au climat et aux catastrophes. »

    https://www.worldbank.org/en/topic/indigenouspeoples

  2. https://reporterre.net/BRV-Record-historique-pour-les-emissions-de-CO2-en-2022

  3. https://www.theguardian.com/environment/2020/jan/22/worlds-consumption-of-materials-hits-record-100bn-tonnes-a-year

  4. https://planet-terre.ens-lyon.fr/ressource/degradation-sols.xml

  5. http://www.vert-resistance.org.dream.website/strategies/arreter-de-perdre-nos-luttes/

  6. Voir l’encyclopédie Britannica : https://www.britannica.com/topic/Zapatista-National-Liberation-Army

  7. EZLN : Ejército Zapatista de Liberación Nacional, l’Armée zapatiste de libération nationale qui contrôle une partie du Chiapas au Mexique.

    MEND : Mouvement d’émancipation du delta du Niger sont des groupes armés qui luttent contre l’industrie pétrolière au Nigéria.

    YPG : Unités de protection du peuple, la branche armée du Parti de l’union démocratique (PYD) kurde en Syrie, qui contrôle une partie du Kurdistan syrien (Rojava)

    BRA : Bougainville Revolutionary Army, un groupe qui est parvenu à faire fermer la quatrième plus grande mine de cuivre à ciel ouvert du monde (Panguna).

    FARC : Formé par Manuel Marulanda en 1964 dans la Colombie rurale, le mouvement des FARC (Forces armées révolutionnaires de Colombie – Armée du peuple) était une guérilla marxiste issue des zones d’autodéfense paysannes des années 1950-1960.

    Nagas : les Nagas sont une ethnie ancienne et complexe composée de seize tribus autonomes situées à cheval sur la frontière entre la région reculée du nord-est de l’Inde et l’ouest du Myanmar (Birmanie).

    Tribus de la Zomia : la Zomia désigne une large partie des territoires du sud-est asiatique dont les habitants refusent l’autorité des États auxquels cet espace appartient.

    La Résistance indigène en Amérique du Nord s’est illustrée cette dernière décennie par de nombreuses perturbations dans le déploiement de l’infrastructure énergétique aux États-Unis et au Canada, malheureusement sans grand succès pour ralentir le carnage.

  8. Voir comment la gauche a corrompu Earth First !, l’un des premiers mouvements d’écologie radicale aux États-Unis : https://regressisme.wordpress.com/2023/07/02/comment-la-gauche-a-tue-lecologie-americaine/

  9. https://comptoir.org/2021/11/16/renaud-garcia-le-militantisme-woke-ne-cherche-pas-a-convaincre-mais-a-regenter-la-vie-des-autres/

  10. https://www.marxiste.org/theorie/philosophie/2985-misere-de-la-philosophie-postmoderne

  11. Stefan Zweig, L’uniformisation du monde, 1925.

  12. Claude Lévi-Strauss, Tristes tropiques, 1955.

  13. Jacques Ellul, La Technique ou l’Enjeu du siècle, 1954.

  14. https://www.lemonde.fr/afrique/article/2018/06/29/nicki-minaj-est-la-transfiguration-du-mythe-vaudou-de-mami-wata_5323238_3212.html

  15. https://terralingua.org/what-we-do/what-is-biocultural-diversity/

  16. https://mahb.stanford.edu/library-item/biocultural-diversity/

  17. https://www.nature.com/articles/s41586-020-3010-5

  18. Selon l’Ademe, l’entretien du seul réseau ferroviaire français engloutit chaque année des millions de tonnes de matériaux. On vous laisse imaginer ce que représente l’entretien des réseaux routiers et ferrés à l’échelle mondiale, sans parler de la rénovation constante et indispensable des immeubles, des infrastructures énergétiques, pour l’assainissement des villes, etc.

    « SNCF Réseau est le propriétaire et le gestionnaire du réseau ferré national. La régénération et la maintenance génèrent chaque année d’important gisement sur l’ensemble du territoire national : plus de 120 000 tonnes de rails, plus de 2 Millions de tonnes de ballast, plus de 60 000 tonnes de traverses bois, plus de 300 000 tonnes de traverses béton, plus de 3 000 tonnes de câbles et fil de contact caténaire.

    Sur les voies de chemin de fer, le complexe ballasté est la couche d’assise permettant la répartition des charges sur le sol et dans lequel sont enchâssées les traverses. Il est constitué par des granulats de roches massives anguleux et concassées. Soumis à de fortes pressions mécaniques, ce matériau a une durée de vie de l’ordre de 15 à 40 ans, en fonction des tonnages circulés et de la vitesse. Ainsi avec le renouvellement et la maintenance des voies chaque année, près de 2 millions de tonnes de ballast usagé doivent être valorisés. »

    https://optigede.ademe.fr/fiche/reutilisation-du-ballast-de-depose-des-voies-ferrees

  19. Voir les travaux de l’anthropologue James C. Scott dans Homo domesticus (2017), Zomia ou l’art de ne pas être gouverné (2009), encore dans le très bon L’œil de l’État : moderniser uniformiser, détruire (1998) ; voir également le géographe Guillaume Faburel, Pour en finir avec les grandes villes, 2020 :

    « Mais d’où vient cette passion pour la grosseur ? Si elle ne date pas d’hier, elle n’a pour autant rien de “naturel” : son apparition est toujours l’expression d’un geste politique voulu par le pouvoir. Étymologiquement, la métropole est la capitale d’une province, la ville mère, une création des empires depuis plusieurs millénaires, mais dont la multiplication s’est accélérée à l’ère coloniale. Et, depuis les premiers regroupements de la Mésopotamie antique et les cités-États qui ont rythmé l’ensemble de l’histoire longue, elles ont toujours eu la même fonction : regrouper les populations pour satisfaire des fins économiques et politiques. »

    Faburel encore :

    « La nécessité économique, c’est celle de rapprocher la main-d’œuvre des moyens de production afin de pouvoir disposer du personnel “à demeure” – une logique ancienne, déjà à l’œuvre à l’ère des premières sédentarisations de populations et qui, déjà, visait à l’accroissement des rendements agricoles par la concentration. Durant les deux derniers siècles, l’urbanisation rapide fut nécessaire pour obtenir les rendements productifs de la révolution industrielle. Aujourd’hui, il s’agit plutôt de maintenir les travailleur·ses clefs ou “premier·es de corvée” à portée de main, dans les banlieues bétonnées et les périphéries paupérisées, pour faire tourner les méga-machines métropolitaines et accroître leurs rendements financiers. »

  20. Ibid.

  21. Sebastián Cortés, Antifascisme radical ? Sur la nature industrielle du fascisme, 2015.

  22. Zygmunt Bauman, Modernité et holocauste, 1989.

  23. https://www.vox.com/explainers/2017/7/19/15925506/psychic-numbing-paul-slovic-apathy

  24. Il faut évidemment restaurer les zones humides mais en assumer les conséquences potentiellement néfastes et ne pas les dissimuler comme le fait de manière très hypocrite Gelderloos.

  25. Lire ou écouter sur Youtube cette conférence essentielle du mathématicien Alexandre Grothendieck : https://sniadecki.wordpress.com/2012/05/20/grothendieck-recherche/ 

  26. Les BRICS sont un groupe de cinq grandes puissances industrielles : le Brésil, la Russie, l’Inde, la Chine et l’Afrique du Sud. L’Arabie Saoudite, l’Argentine, l’Égypte, les Émirats Arabes Unis, l’Éthiopie et l’Iran devraient prochainement rejoindre le bloc.

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