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Stratégie révolutionnaire

Soulèvements de la terre : quand la gauche « désarme » l'écologie (3/3)

Par
ATR
09
January
2025
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Les Soulèvements de la terre organisent une course de caisse à savon pour amuser et distraire leurs militants

Troisième et dernière partie de notre critique du livre Premières secousses publié en 2024 par les Soulèvements de la terre. Les précédentes parties sont consultables ici :

Première partie : Incohérences partout, unité nulle part

Seconde partie : Comment perdre la guerre

Troisième partie : Soumission idéologique au techno-progressisme

III – SOUMISSION IDÉOLOGIQUE AU TECHNO-PROGRESSISME

Beaucoup des incohérences et erreurs tactiques, stratégiques, théoriques et logistiques abordées plus haut peuvent s’expliquer par l’inféodation (théorisée sous le nom « composition ») des Soulèvements à la gauche. Amis de tous les partis, et comme nous l’avons fait remarquer, obsédés par l’idée de recruter (des forces agrégées), les auteurs ont noirci des pages entières comme pour excuser leur organisation de ne pas cocher toutes les cases du package (en expansion constante) des valeurs gauchistes. Dans un passage servile, l’auteur numéro 12 déplore que « la concentration du savoir de la lutte s’opère fréquemment vers les personnes qui sont les plus disponibles, et les mieux placées pour le recueillir : des hommes cisgenres, blancs, éduqués, en bonne santé, sans enfant à charge. » Cette autoflagellation n’est un problème que si vous cherchez à représenter puis construire une société idéale, et selon des critères uniquement de gauche (ou si vous cherchez à pousser les classes populaires vers l’extrême droite). Mais lorsque votre priorité est de « démanteler le mode de production industriel » (Matthieu Amiech), lorsque votre seul objectif est de détruire le complexe techno-industriel qui menace toute vie sur Terre, la couleur de peau des membres de votre mouvement a très peu d’importance.

Comme pressenti dans le tableau réalisé pour la première partie de cet article, la théorie logistique de la « composition » s’apparente à un « rassemblement sans principe » (René Riesel, 2008). Ainsi, les Soulèvements n’hésitent pas à exploiter des auteurs de référence du mouvement anti-industriel pour « désarmer » la technocritique. Ils citent par exemple L’enracinement de Simone Weil en expliquant que « l’État-nation a été des siècles durant – et reste encore aujourd’hui – la principale force de déracinement » :

« Déracinement intérieur par la destruction systématique de tous les pays, de toutes les cultures locales et vernaculaires écrasées par la construction de l’uniformité nationale. Déracinement extérieur par la violence de l’entreprise coloniale et sa sournoise poursuite actuelle. »

Courageux, les leaders des Soulèvements affirment même que « nous avons besoin de former des collectivités nouvelles, qui ouvrent l’avenir parce qu’elles plongent leurs racines dans le passé ». Mais après ce rappel salutaire, et après nous avoir expliqué que « la poussée nationaliste est une des conséquences du déracinement », ils font bien sûr deux pas en arrière en déclarant que « nous ne prétendons évidemment pas pouvoir nous passer immédiatement d’État dans un pays où nos existences comme celles de tou.tes dépendent à tant de niveaux des solidarités instituées ». Si nous risquons de perdre en confort matériel et en avantages sociaux, alors ne faisons rien ! Leur allégeance à la gauche occidentale, voire suprémaciste, fait des Soulèvements d’authentiques réformistes.

Après avoir cité L’enracinement de Simone Weil, après avoir rappelé que « 40 % de la population mondiale vit encore de l’agriculture familiale », nos rédacteurs décomposés s’enfoncent dans la contradiction en attaquant la famille nucléaire via la cyberféministe Donna Haraway (une personne qui présente le cyborg, la fusion humain-machine, comme une perspective émancipatrice). Mais au moins depuis Jacques Ellul, de nombreux auteurs ont montré que le capitalisme industriel se propage en détruisant les communautés, en atomisant les individus[1]. C’est même une des raisons à l’origine de la révolte luddite. Autrement dit, que nous la souhaitions ou non, réclamer la disparition de la famille offre de nouvelles perspectives de marchés et de croissance au technocapitalisme.
Ici encore, les progressistes sont les idiots utiles de l’expansion industrielle, les gardiens de l’écologiquement correct, les agents de la technocratie en milieu militant, bref, les complices de l’écocide. Des techno-collabos.

Si les SDLT disent être inspirés par la révolution kurde au Rojava, leur nihilisme festif ne le démontre pas. Les révolutionnaires des troupes du YPG/YPJ suivent une formation physique, idéologique et historique stricte ; quant à l’autodiscipline, au sens du devoir et du sacrifice, ils sont très valorisés socialement[2]. Même clivage chez l’anarchiste Nestor Makhno, qui voulait « effectuer une sélection idéologique de forces homogènes et se différencier des éléments chaotiques, petits-bourgeois (libéraux) et malsains de l'anarchisme. »

Nouvelle preuve d’une confusion idéologique qu’on peine encore à croire involontaire, nos démagos médiatiques font référence dans le même livre à la figure du cyberféminisme Donna Haraway et aux écoféministes Maria Mies et Veronika Bennholdt. La première soutient que l’émancipation passe par l’accroissement de notre dépendance à la technologie, par la machinisation des corps ; tandis que les deux autres y opposent « la perspective de la subsistance », c’est-à-dire l’émancipation par la réappropriation de notre autonomie (technique, alimentaire, énergétique, politique, etc.). La première perspective est totalement soluble dans le capitalisme techno-industriel[3] tandis que la seconde s’y oppose frontalement. En contradiction radicale avec Haraway et la page 162 des Soulèvements sur la reproduction artificielle, Maria Mies écrit même (en 1993) :

« rares sont ceux qui arrivent à discerner le génocide tapi derrière la bannière de l’eugénisme et encore plus rares sont ceux prêts à le stigmatiser comme fasciste. Il existe pourtant une continuité historique, partant du mouvement eugéniste, via l’Allemagne nazie, pour aboutir aux nouvelles techniques de reproduction, au diagnostic prénatal, au génie génétique, à la fécondation in vitro, etc. Les promoteurs de ces technologies détournent le regard de cet héritage encombrant[4]. »

Qui, à ce stade de l’enquête, peut encore respecter les SDLT ?

Comment peut-on se réclamer des pionniers technocritiques Günther Anders, Walter Benjamin et Simone Weil en même temps que des déments de l’idéologie cybernéticienne comme Bruno Latour, Gilles Deleuze ou Donna Haraway ? Cela ne peut s’expliquer que par la bêtise, ou la volonté d’embrouiller le lecteur. La volonté de fusionner l’eau et l’huile, de ressusciter la gauche « plurielle » du défunt gouvernement Jospin. La volonté de « composer » entre René Riesel et José Bové !

Même chose lorsque les SDLT se lancent dans de ridicules justifications pour s’excuser d’employer le terme « nature » dans le slogan « Nous sommes la nature qui se défend ». Puisque la « composition » signifie bien agrégation (quel que soit le résultat de l’agrégat), nous apprenons que « la nature est une notion clivante au sein de nos luttes » ; c’est pourquoi les Soulèvements déconstruisent le terme pour remplacer le sens originel par leur détestable vision cybernéticienne :

« L’idée d’ordre naturel, toujours employé pour fonder l’ordre social, est une supercherie. Ni la “terre” ni la “nature” ne nous dictent de lois. Tous les comportements sont dans la nature, de la prédation la plus violente aux plus généreuses des symbioses, en passant par les modes de sexuation les plus inventifs. Les vivants que nous sommes sont protéiformes, ils se reproduisent par mutations aléatoires et croisements imprévus, et construisent leurs attachements au fil de leurs histoires. La “nature” ne justifie rien et ne donne aucun précepte moral, elle “est” dans sa diversité infinie, ses équilibres passagers et ses bouleversements permanents. »

Ces quelques lignes, idéologiques, sont la négation même de l’écologie (scientifique). Elles sont révélatrices d’un mépris et d’une haine profonde du vivant, qui frôlent la biophobie. Elles montrent au grand jour l’incompatibilité fondamentale entre logiciel humaniste et limites physiques. Avec cette définition liquide, confuse, fluide, rien ne doit arrêter le progrès des technosciences qui rend déjà possible un eugénisme « de gauche » avec le diagnostic pré-implantatoire. Bientôt les OGMs « de gauche », permettant à Monsanto de créer « pour tous » des blés artificiels résistants aux canicules (industrielles). Bientôt la procréation par utérus artificiel, une dépossession de nos capacités à nous reproduire de manière autonome, présentée comme une émancipation par certaines techno-féministes. C’est pourquoi plusieurs penseurs, à la suite de Maria Mies, estiment que la gauche dite « post-moderne » est l’idéologie la mieux adaptée à la nouvelle base matérielle du technocapitalisme[5].

En outre, affirmer avec arrogance que « ni la “terre” ni la “nature” ne nous dictent de lois » est au moins aussi stupide que les interprétations réactionnaires des lois de l’évolution (darwinisme social, etc.). Pour assurer sa cohésion à long terme, chaque communauté humaine doit par exemple veiller à conserver la biocapacité[6] de son territoire. Comme le montre brillamment le mathématicien-philosophe Olivier Rey, il existe des limites biologiques à la taille des sociétés humaines[7]. Au-delà d’un certain seuil, comme l’expliquait déjà l’historien anti-tech Lewis Mumford, il y a dépossession, emballement, impossibilité démocratique, anéantissement de la liberté et autodestruction. Aldous Huxley avait aussi remarqué l’inconséquence des humains industriels, proches dans leur constitution des autres mammifères, qui nient leur être biologique afin de copier l’organisation sociale de la termitière[8]. Plus récemment, l’anthropologue Robin Dunbar montrait que les capacités cognitives du cerveau humain ne sont pas infinies, ce qui restreint le nombre de relations réelles qu’un individu peut entretenir[9]. Quant au chercheur en psychologie Paul Slovic, il pense que le sentiment de compassion est biologiquement limité à un nombre très restreint d’individus[10]. Concernant le biologiste John Kricher, il explique que des bouleversements permanents conduisent à une diminution de la diversité biologique d’un milieu[11]. Bref, évidemment que la Nature nous impose des règles, des limites à respecter pour favoriser la vie plutôt que répandre le néant. Aucun peuple autochtone n’oserait dire le contraire.

Définitivement, le techno-enfer est pavé des intentions de gauche.


SCHIZOPHRÉNIE PRÉSENTE, DIVISION FUTURE

« Quand quelqu’un se hasarde à évoquer timidement un démantèlement, il s’empresse en général de faire machine arrière, conscient qu’il sera taxé de terrorisme anti-démocratique ou d’écofascisme : de là cette profusion d’ouvrages où quelques remarques pertinentes sont noyées dans un océan de considérations lénifiantes. » (René Riesel)

En résumé, ce livre est un cadeau empoisonné. Vendeur de rêve, décevant, désuni, naïf, idéaliste, néo-réformiste, contradictoire, fossoyeur, publicitaire, universitaire, autoritaire et techno-réactionnaire, confondant tactique et stratégie, aboveground et underground, assumant le compromis avec la technocratie, multipliant les objectifs et les adversaires ou prônant l’« addition des pensées stratégiques » pour un jeu à somme nulle, ce manuel de redwashing donne raison à Theodore Kaczynski qui n’a cessé d’alerter durant des années sur les dangers, pour l’écologie révolutionnaire, d’une récupération par la gauche (mais aussi par la droite). Après examens, derrière la « pensée » en slogans, derrière la radicalité de façade, derrière leurs Premières Esbroufes, difficile de nier que le soulèvementisme est la maladie infantile de l’écologisme.

Car enfin, en quelle stratégie leurs lecteurs choisiront-ils de croire ? Celle qui critique la démultiplication de luttes locales, celle qui la souhaite, celle qui n'est ni pour ni contre bien au contraire ?

En réalité, il suffirait sur le terrain de demander : les auteurs (c’est-à-dire « les Soulèvements de la Terre », qui écrivent donc au nom de tous les participants) sont-ils anti-tech ou non ?


Les Soulèvements sont-ils pour l’État ou contre ? Sont-ils anti-capitalistes ou anti-industriels ? Sont-ils pour défendre la nature ou contre ? Sont-ils pour les OGM ou contre ? Sont-ils dans une perspective asymétrique ou non ? Sont-ils pour le pare-feu ou contre la sécurité ? Pour la priorisation ou la multiplication ? Etc.

Des réponses divergentes seraient peu rassurantes…

À ceux qui déploreront le ton de cet article, devenant corrosif au fur et à mesure des révélations, rappelons qu’en l’absence d’objectif commun, et quelle que soit l'époque, « rien d'important ne s'est communiqué en ménageant un public » (G. Debord, 1981).

À ceux qui s’intéressent vraiment à une culture de résistance efficace, à la question de l’articulation entre différents mouvements, qu’ils soient légaux (comme ATR) ou illégaux (ce que devraient être les Soulèvements), lisez plutôt Écosabotage d’Anaël Châtaigner.

Les Soulèvements, honnêtement, font le « pari » que « la révolution est un horizon ». Mais l’horizon, c’est ce que l’on n’atteint jamais.

Les Soulèvements veulent une cellule plus confortable. Nous voulons détruire la prison.

Les Soulèvements exigent un droit au paradoxe, à la « composition », à la confusion, à la techno-réaction. Nous leur opposons, dénigrés sur le terrain et en privé[12], un devoir de clarté. Quoiqu’elle coûte, toujours dire la vérité.

Car chez ATR, la stratégie est claire : préférant une victoire impure à une défaite inclusive, notre honnêteté nous fait refuser de confondre flexibilité et malléabilité.

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Footnote [1] — Voir Pierre Clastres, « De l’ethnocide », in L’Homme, 1974 ; Claude-Lévi Strauss, Race et histoire, 1952 ; John Bodley, Victims of Progress, 1975.

Footnote [2] — https://www.revue-ballast.fr/quelle-revolution-au-rojava/

Footnote [3] — Pour voir à quel point les idées de Haraway servent merveilleusement le développement des biotechnologies et plus généralement du technocapitalisme : https://lundi.am/Guerre-generalisee-au-vivant-et-biotechnologies-4-4

Footnote [4] — Maria Mies et Vandana Shiva, Ecoféminisme, 1993.

Footnote [5] — Notamment Renaud Garcia, Le désert de la critique. Déconstruction et politique, 2015.

Footnote [6] — Voir Wikipédia : « La biocapacité d’une zone biologiquement productive (appelée aussi zone bioproductive) donnée désigne sa capacité à produire une offre continue en ressources renouvelables et à absorber les déchets découlant de leur consommation, notamment la séquestration du dioxyde de carbone. » https://fr.wikipedia.org/wiki/Biocapacit%C3%A9

Footnote [7] — Olivier Rey, Une question de taille, 2014.

Footnote [8] — Aldous Huxley, Retour au meilleur des mondes, 1958.

Footnote [9] — https://www.bbc.com/future/article/20191001-dunbars-number-why-we-can-only-maintain-150-relationships

Footnote [10] —  https://www.vox.com/explainers/2017/7/19/15925506/psychic-numbing-paul-slovic-apathy

Footnote [11] — John Kricher, Balance of Nature. Ecology’s Enduring Myth, 2009.

Footnote [12] — Si d’après les définitions de la « composition » il faut « tolérer l’existence d’opinions politiques variées, parfois opposées », s’il faut « croire en la fécondité des alliances impromptues », s’il faut « extirper le débat tactique et stratégique des fétichismes identitaires », puisque « le travail de catégorisation et de division est l'essence de la répression », bref, si réformistes et révolutionnaires sont bienvenus, si radicaux et centristes sont accueillis, si aucune unité tactique, stratégique ou théorique n’est requise, pourquoi avoir refusé la main tendue par Anti-Tech Résistance ? Est-ce là le meilleur choix pour la Terre ?

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