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Stratégie révolutionnaire

Soulèvements de la terre : quand la gauche « désarme » l'écologie (2/3)

Par
ATR
08
January
2025
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Les Soulèvements, la gauche qui détourne l'écologie

Seconde partie de notre critique du livre des Soulèvements de la terre, Premières secousses (2024). Les autres parties sont consultables ici :

Première partie : Incohérences partout, unité nulle part

Seconde partie : Comment perdre la guerre

Troisième partie : Soumission idéologique au techno-progressisme

II – COMMENT PERDRE LA GUERRE

Concernant la stratégie, la réflexion des SDLT est encore plus lacunaire que sur la technologie. Toujours incohérents, ils semblent incapables de formuler un objectif unique et clair autour duquel rassembler les écologistes. Estudiantins, ils privilégient l’action au mépris d’une stratégie unifiée : « une fois encore, affirmons que le plan se dégage de l’agir [sic] et non l’inverse. »

Nous allons voir que la plupart de leurs objectifs nécessiteraient un État fort et une planification très autoritaire pour mettre en place de grands programmes d’ingénierie sociale (et socialiste).


Pour couronner le tout, les SDLT entendent mener une stratégie défensive de guerre d’usure dans le cadre d’un combat qu’ils reconnaissent, pourtant, asymétrique (nos rédacteurs invisibles ne sont plus à une contradiction près, on appelle même cela la « dialectique »).

PAS D’OBJECTIF UNIQUE ET CLAIR

« Celui qui n’a pas d’objectif ne risque pas de l’atteindre » (Sun Tzu)


À l’image de toutes les organisations du mouvement écologiste, les Soulèvements de la terre multiplient les objectifs. En voici une liste, non exhaustive :

  • Désarmer le béton ;
  • Désarmer les infrastructures des énergies fossiles ;
  • Démanteler le complexe agro-industriel ;
  • Stopper l’accaparement des terres ;
  • Reprendre les terres ;
  • Susciter et répandre un désir d’installation de nouveaux paysans ;
  • Mettre en place une réforme agraire ;
  • Créer une sécurité sociale alimentaire ;
  • Abattre le capitalisme ;
  • Etc.

Multiplier à volonté les objectifs, c’est enfreindre les règles de base de la stratégie révolutionnaire. C’est même risquer la mort (comme Extinction Rebellion en son temps). Cette erreur peut notamment s’expliquer par un mauvais diagnostic de la situation. Les SDLT veulent par exemple le « désarmement » des infrastructures menaçant la continuation de la vie sur la planète, mais ne listent qu’une poignée des industries et infrastructures nuisibles. Cette erreur de multiplication s’explique donc également par leur confus principe de « composition », synonyme de massification, alibi savant de l’intersectionnalité stratégique. Mais à vouloir grossir à tout va, avec n’importe qui et n’importe quoi, la grenouille explosera.

Car là encore, assumée ou non, « composition » rime avec « addition », donc avec compromissions, avec absence d’unité, avec excès de diversité, avec concurrence des objectifs, avec suicide collectif.

« Désarmer signifie détruire les armes qui menacent la vie sur terre : celles de l’industrie du béton comme de l’agro-industrie, les infrastructures des énergies fossiles et celles de l’accaparement. »

Pourquoi cette liste omet-elle les industries minières, du nucléaire, des télécommunications, des transports, de l’électronique, de la chimie, de la métallurgie, des biotechnologies, etc. ? Lâches ou privilégiés, les SDLT semblent ici s’inscrire dans la perspective alter-étatiste d’Andreas Malm et sa lutte contre le « capitalisme fossile » : en aucun cas il ne s’agit de mettre à l’arrêt le système-monde technologique. Dès 1954, l’historien Jacques Ellul a pourtant montré que les industries forment un système insécable dont toutes les composantes sont interdépendantes[1]. On ne peut pas séparer les bons côtés de la technologie des mauvais : un mixeur électrique nécessite dans sa chaîne logistique mineurs exploités et pollutions mondialisées. En prenant pour cible les seules « infrastructures des énergies fossiles », les SDLT contredisent ici leur propre critique, plus loin, de la transition énergétique.

Voilà qui illustre encore leur grande confusion théorique. Sur quel pied dansent-ils ?

Les Soulèvements de la Terre gaspillent le temps de cette dernière. À une autre époque, leurs idoles les auraient taxés d’opportunistes sociaux-démocrates.

Car multiplier les objectifs (et additionner les terrains de lutte) est une conséquence de leur collaboration avec la gauche du parti techno-fasciste. Les SDLT semblent contraints de céder des garanties à toutes les pages :

« Entendons-nous bien, la lutte pour la défense des terres n’est pas un prétendu “front principal”. Elle n’est pas un combat qui se situerait au-dessus des autres fronts de lutte : contre l’exploitation au travail, le racisme, le patriarcat, les frontières, les violences policières… C’est simplement l’axe et le levier que nous avons choisis pour contribuer à notre mesure à la perspective d’un bouleversement radical. »

Contre ce numéro d’équilibriste, nous assumons toute l’analyse matérialiste. Loin de tout rebranding citoyenniste, ATR pense que la sauvegarde de la fertilité des sols, de la potabilité de l’eau et de la stabilité de notre climat doit devenir prioritaire sur toutes les autres luttes. Car une société inclusive à +10 degrés ne nourrira personne.

Là où les Soulèvements sont contre l’agro-industrie et l’artificialisation des sols, ATR est contre toute industrie et toute artificialisation (naturelle et relationnelle). En l’état actuel des choses, nous avons en effet besoin de nous concentrer sur ce qui nous unit en tant qu’espèce, en tant que primates, universellement, en tant qu’animaux vivants.

C’est précisément une telle coalition, sans calculs ni additions, transcendant toutes les catégories politiques classiques, que gauche et droite anthropocentrées empêchent en nous divisant sur des différences secondaires (polémiques intello-médiatiques, identités sexuelles ou ethniques, etc.).

REFUS IRRATIONNEL DE LA PENSÉE STRATÉGIQUE

« Une armée est vaincue si elle cherche à combattre avant de vaincre » (Sun Tzu)


Quiconque a déjà tenté de parler stratégie en débat s’aperçoit, rapidement, d’un refus dogmatique d’aborder cette question. Une sorte d’obscurantisme de gauche parasite les milieux de l’écologie. Il en va de même chez les Soulèvements. Si certains d’entre eux connaissent les définitions de la tactique (« une palette de moyens ») et de la stratégie (« l’art de coordonner ces moyens en vue d’une fin »), on retrouve tout au long du livre un certain mépris de la réflexion préalable à l’action, donc de la stratégie. En effet, pour les Soulèvements, si « l’agir détermine le plan », alors « il n’y a pas de différence essentielle entre le mouvement et le but final » (p. 228). C’est exactement contre cette confusion entre moyens et fin que prévenait Sun Tzu dans L’art de la guerre il y a deux millénaires :

« La tactique sans stratégie est le bruit avant la défaite[2]. »

Après avoir fait l’éloge de l’activisme libéral qui mine les mouvements écologiques depuis des décennies, les SDLT nous disent que le résultat des actions n’a pas vraiment d’importance… tout en parlant de « morale de l’efficacité » !

« L’engagement qui caractérise l’activisme se traduit par une morale de l’efficacité qui dit : le bien c’est l’action. Il s’agit avant tout d’être en mouvement, de ne jamais s’arrêter, quels que soient finalement les effets des actions réelles. »

Être incapables de différencier une action efficace d’une action inefficace relève de l’amateurisme. Sauf à militer davantage pour satisfaire des besoins psychologiques que pour transformer la société ? L’action pour l’action, nouvelle religion ? En effet, amalgamer l’efficacité avec le fait « d’être en mouvement » permanent révèle une inquiétante adolescence. La souris qui court dans sa roue est en mouvement, mais n’accomplit rien d’efficace pour sortir de sa cage. N’en déplaise aux bolchéviques insurgés et autres blanquistes faisandés, le bien n’est pas l’action, le mal n’est pas la réflexion. Redisons-le sans équivoque : une action est efficace si et seulement si elle nous rapproche de l’objectif. Naturellement, comme les leaders des Soulèvements refusent par dogmatisme de se mettre d’accord sur un objectif unique et clair, il leur est difficile, voire impossible, de mesurer l’efficacité de leurs actions. Pour eux, le but n’est rien, le mouvement est tout.

Aucune des actions menées par les SDLT n’a permis d’affaiblir l’industrie ; eux-mêmes le reconnaissent à plusieurs pages du livre. Mais contradiction oblige, ils ne font pas leur autocritique : on ne trouve dans leur essai aucune remise en question de la stratégie spontanéiste de l’organisation (donc de sa non-stratégie). Il suffirait d’admettre que l’action (courageuse) à Bouc-Bel-Air a résulté en trois petits jours de pause pour une entreprise Lafarge, contre des centaines de camarades fichés et traumatisés. Par exemple, après avoir relaté la débâcle bougiste de Sainte-Soline, dont plusieurs de nos membres furent victimes, on peut lire ceci :

« Nous n’avions pas anticipé l’ampleur inédite du feu qui s’est abattu sur nous ce jour-là. […] Qu’aucun.e manifestant.e ne soit mort.e relève du miracle. »

Après l’assassinat de Rémi Fraisse, les nombreuses expulsions de ZAD, les Gilets jaunes et la répression dans les DOM-TOM, on peut difficilement croire que les SDLT aient été surpris par la violence d’État à Sainte-Soline (peu après les faits, dans la revue Contretemps, un porte-parole avouait : « il n’y a effectivement malheureusement pas de surprise à proprement parler sur ce que ce gouvernement est capable de faire ») !

Nos irresponsables renchérissent dans l’excuse victimaire :

« Il n’y avait pourtant rien à désarmer derrière les grilles. Rien à défendre dans ce cratère. »

Effectivement, des gens vont garder des séquelles à vie pour avoir cherché le conflit frontal lors d’une action symbolique – occuper un trou. Est-ce là votre « joie dans l’agir » ?

Les aventuristes des Soulèvements prétendent cependant que le massacre de Sainte-Soline était le point de départ d’une autocritique :

« Le bilan de cette manifestation ouvre un immense chantier de réflexion stratégique et tactique. Il exige une transformation profonde de nos modes d’organisation, à la hauteur du changement d’échelle de la lutte. »

Le moins que l’on puisse dire, c’est que ça ne se voit pas dans le livre. Ni sur le terrain. Ni chez Lundi Matin, quand on se félicite entre idéalistes de pouvoir « ouvrir des imaginaires [sic] face aux tractopelles ». Ni dans leurs futures actions d’ailleurs, puisqu’ils continuent de cibler les bassines[3]. Soutien aux futures victimes.

Ces infrastructures ne constituent pourtant pas des points faibles du complexe agro-industriel : les méga-bassines sont seulement pour le secteur un moyen parmi d’autres d’adaptation au changement climatique. Loin de vouloir cibler « l’incarnation d’une idée », les matérialistes savent que le pouvoir n’est pas idéologique, mais logistique !

D’autres éléments montrent les sérieuses limites stratégiques des leaders soulèvementistes. S’ils sont conscients qu’« attaquer nos ennemis uniquement frontalement nous verrait forcément perdants », ils persistent à vouloir affronter les forces de l’ordre :

« Nous cherchons dans l’agir une intelligence qui s’approche d’une forme de guérilla sans lutte armée, c’est-à-dire un art de lutter "du faible au fort". La confrontation asymétrique avec les forces de l’ordre est parfois une nécessité pour défendre un territoire menacé, une manifestation, un lieu d’organisation, un piquet de grève ou une occupation. »

Mais l’un des principes de base de la guérilla est justement d’éviter tout conflit frontal avec le pouvoir. C’est une guerre de harcèlement où l’on attaque, par surprise et en petit groupe, des cibles peu ou pas protégées pour les détruire avant de se retirer rapidement. Des infrastructures sensibles (routes, ponts, télécommunications, réseau électrique, etc.) sont souvent ciblées dans le but de rendre un territoire ingouvernable[4]. Les SDLT ne font rien de tout cela. L’affrontement de Sainte-Soline a été l’illustration parfaite de ce qui arrive lorsque le camp faible emploie des tactiques conventionnelles : il se fait écraser. Même chose quand leurs militants s’introduisent sur des sites industriels pour les saboter et faire une occupation en même temps. C’est suicidaire et inefficace : « à la guerre, le nombre n’est pas un facteur décisif (il suffit de savoir concentrer ses forces) » (Sun Tzu).

La quasi-absence de culture de sécurité confirme cette irresponsabilité. Dans un passage, l’un des multiples rédacteurs explique qu’un « groupe de coordination d’une action doit cheminer entre opacité et transparence » :

« Pour impacter un objectif matériel et surprendre l’adversaire, certains outils, routes et cibles d’une action doivent souvent demeurer secrets. Pour renforcer notre capacité collective d’agir, pour permettre des prises d’initiatives informées et par souci éthique, les risques, les enjeux et les modalités d’une action doivent être partagés le plus largement possible. »

Autrement dit, « l’action directe de masse » implique de révéler des informations hautement sensibles à un grand nombre de personnes, annulant ainsi la possibilité de secret, donc l’effet de surprise. Brillants stratèges ! Ajoutons l’illusion que la répression diminuerait en fonction des cortèges. Saupoudrons le tout de l’absence de pare-feu entre activités à visage découvert (légales) et activités clandestines (illégales) : des gens qui font du lobbying dans des associations peuvent très bien participer à des actions de sabotage et vice-versa (contrairement aux conseils des révolutionnaires passés ou d’Anaël Châtaigner). Loin de vouloir « parier » la biodiversité et la vie d’autrui, ATR, organisation strictement légale, ne commet pas cette erreur.

S’il est ici encore impossible d’être exhaustifs, d’autres éléments sont inquiétants. Suite à l’occupation d’un site de Lafarge, les SDLT se plaignent de la « silenciation des industriels ». Ils ajoutent que « la communication est un champ de bataille et cet échec initial nous a montré la capacité des industriels à invisibiliser leurs détracteurs ». Là encore, il est surprenant de voir des militants expérimentés étonnés de la diffusion limitée d’un sabotage qui n’impacte personne hormis l’industriel en question. Dans le cadre d’opérations de guérilla, on neutralise les flux (marchandises, personnes, énergies, communications) pour impacter un maximum de personnes et créer un mécontentement croissant vis-à-vis du pouvoir. Avec les récents blocages d’autoroutes aux abords des grandes villes, les agriculteurs ont montré qu’ils ont bien mieux assimilé ce principe stratégique que les pseudo-révolutionnaires des SDLT.

Dans la même logique, leur objectif de reprendre des terres à court terme est fort utopique. Avant d’avoir affaibli considérablement la capacité de l’État à contrôler le territoire (en s’attaquant surtout à ses infrastructures – que les SDLT ne ciblent pas), c’est même impossible. Ainsi que le remarque l’activiste Aric McBay :

« Pour tout mouvement de résistance, gagner et conserver un territoire est l’un des objectifs les plus difficiles à réaliser – et l’un des plus dangereux. Cela nécessite l’utilisation de tactiques militaires conventionnelles pour lesquelles les forces de résistance ne sont généralement ni équipées, ni entrainées[5]. »

Les leaders des Soulèvements s’inspirent aussi d’exemples discutables pour leur lutte. Ils citent à plusieurs reprises le Mouvement des sans-terre qui œuvre pour une répartition plus équitable des terres agricoles au Brésil. Depuis 1984, « la plus grande organisation de masse » du pays est parvenue à récupérer 7 millions d’hectares qui accueillent aujourd’hui 500 000 familles. Ce qu’oublient au passage de nous dire les SDLT, c’est que plus de 1 700 militants ont été assassinés depuis la création du mouvement[6].

Les SDLT disent aussi vouloir s’inspirer de la révolte zapatiste au Chiapas. En 1992, une réforme agraire libérale autorise la vente et la privatisation des ejidos – terres villageoises en propriété commune –, ce qui d’après les SLDT a été l’élément déclencheur de l’insurrection zapatiste. Le problème est que dans les deux contextes, aussi bien au Chiapas qu’au Brésil, la révolte prend racine dans une population encore largement paysanne et donc attachée à la terre. En France, la majorité de la population n’est plus paysanne depuis plusieurs générations. Il nous semble très utopique d’espérer remporter « une bataille culturelle et politique » au long cours pour « susciter et répandre un désir d’installation » de millions de néo-paysans en France. Dans la perspective matérialiste, redisons-le, il est certain que les populations occidentales ne retourneront à la terre que lorsque les rayons des supermarchés seront vides. Mais, si par colibrisme logistique les Soulèvements veulent gagner uniquement selon leurs principes, combien d’espèces (et d’humains) auront alors disparu ?

Contre tout attentisme, ATR se contrefiche que les terres soient collectives si elles sont infertiles.

GUERRE D’USURE ET DÉFAITE ASSURÉE

« Celui qui se défend montre que sa force est inadéquate » (Sun Tzu)

De nombreux passages du livre montrent que les Soulèvements inscrivent leur combat sur le long terme. Ils espèrent naïvement avoir les ressources suffisantes pour pouvoir mener une longue guerre d’usure, une guerre d’attrition, une guerre de position, qui, action après action, finirait par affaiblir le « capitalisme fossile » :

« Pour ralentir de manière effective la machine à bétonner, les actions de désarmement doivent proliférer et leur portée se démultiplier, coûter de plus en plus cher aux industriels aussi bien sur le plan symbolique qu’économique »
« La décision empressée de détruire les machines, et sans doute d’en reprendre certaines, s’inscrit dans un long chemin de construction d’un autre monde, où la reprise des terres et le démantèlement du complexe agro-industriel sont les préalables à l’émergence d’une vie nouvelle. »
« Notre hypothèse est que la généralisation et la popularisation des désarmements portent en elles la perspective du démantèlement. Le désarmement est réparable. Le démantèlement est permanent et irréversible. Le désarmement est ciblé, il affecte un rouage. Le démantèlement est systémique, il défait la structure. Il exprime l’ambition d’une déconstruction progressive, d’une mise à l’arrêt pan par pan. Les deux s’articulent et s’alimentent. »
« Il y a des productions qui détruisent la possibilité même de notre avenir mais dont nous sommes pourtant profondément dépendant.es dans l’immédiat. Le démantèlement du complexe agro-industriel est emblématique de cette contradiction. L’un des défis de notre époque est de défaire ces infrastructures écocidaires et de reprendre en main les techniques et les savoir-faire pour répondre à nos besoins sans elles. Passer du désarmement au démantèlement, franchir un cap. Le désarmement est un geste, une action. C’est un coup d’éclat pour interpeller et impacter. Le démantèlement est un processus de transformation, un long cheminement politique. »

Ce lyrisme universitaire a l’art d’embrouiller les gens ordinaires. Car démantèlement est synonyme de démolition, de destruction[7]. En aucun cas le sens du mot ne peut être apparenté à une « déconstruction progressive » et encore moins à « un long cheminement politique ».

Là encore, le propos est lunaire : comment peut-on reconnaître que l’industrie est intrinsèquement extractiviste et coloniale et en même temps préciser que démanteler « ne signifie pas désindustrialiser » ? Assumer un ou deux « paradoxes » n’annule pas l’immense responsabilité des combinards de la « composition ». Fin 2018, aucun Français n’a accepté que Macron « assume » la violente incohérence de ses décisions.

Il est également temps pour les Soulèvements de trancher : additions ou révolution ?

Enfin, si les Soulèvements reconnaissent les limites du fétichisme des luttes locales, ils s’abstiennent encore cependant de repenser leur « stratégie » sur la base de ce constat.

Ils estiment que

« […] le parti pris des luttes locales se heurte à ses propres limites. L’exemple de Notre-Dame-des-Landes en est emblématique. Pour sauver 1 650 hectares de bocage et empêcher un nouvel aéroport, il a fallu concentrer des énergies considérables pendant quarante ans. Mais en comparaison des dizaines de milliers d’hectares qui ont été artificialisés depuis, ces 1 650 hectares de bocage semblent bien dérisoires. »

Ailleurs :

« Il se dit que quelques jours après avoir été saccagées, les centrales à béton de Gennevilliers reprenaient tranquillement la production. »

Ils enfoncent le clou :

« Imaginer stopper les ravages de l’accumulation en multipliant les ZAD n’est probablement pas beaucoup plus sérieux que de penser arrêter le réchauffement climatique en accumulant les petits gestes. »

Ce qu’on comprend de la réflexion des SDLT, c’est donc qu’ils ont ici conscience, comme ATR, qu’avoir l’ennemi à l’usure est illusoire.

Mais ils persistent dans leur entêtement pour des questions morales : de Deep Green Resistance à Peter Gelderloos, l'écologie intersectionnelle promet une défaite stratégique ; pour eux, notre dépendance à l’État, aux infrastructures et à l’industrie nous interdirait de les démanteler dans les plus brefs délais. Devant conserver en permanence la satisfaction de leurs composantes, souhaitant par principe remplacer la guerre d’usure localisée par une guerre d’usure plus centralisée [sic], les Soulèvements ont les mains « propres », mais ils n’ont pas de mains. Heureusement que la Résistance française et les alliés ne se sont pas tracassés avec cette planification du monde parfait au moment de bombarder, de saboter, de neutraliser les infrastructures qui permettaient aux nazis de contrôler le territoire français. Qu’importe le prix à payer.

LA DANGEREUSE ILLUSION DU CONTRÔLE

« Faites en sorte de gagner, non de prolonger la guerre » (Sun Tzu)


Les Soulèvements affirment comme ATR ne pas croire au réformisme, à la planification écologique ni au « changement graduel » :

« Sur le fond, nous ne croyons pas à la possibilité d’un réformisme écologique (ou social), c’est-à-dire d’un changement graduel qui amènerait progressivement vers un monde où la production des biens nécessaires à la vie ne détruit pas ses conditions. »

Mais l’ensemble du livre, nous l’avons déjà vu, défend exactement cette idée de graduel changement. Absolument pas une révolution qui provoquerait un changement brutal et irréversible de l’ordre technico-économique, avec des dommages collatéraux impossibles à éviter ; mais plutôt une lente transition vers une société industrielle décarbonée. Là où les Soulèvements souhaitent « desserrer l’étau de la répression », nous voulons sa disparition. Chez eux, il est question de « réformisme radical », de « réforme agraire », de création de « comités locaux » censés faire contrepoids à l’État (c’est la théorie bolchévique du « double pouvoir »).

Puis, après avoir fait l’éloge de toutes les initiatives colibristes (n’ayant jamais rien fait chuter) :

« Toute la difficulté de la construction de tels contre-pouvoirs est de répondre à deux exigences contradictoires. Une exigence micro-politique : qu’ils restent à la portée des individus et des groupes qui les constituent ; qu’ils épousent des formes singulières, sur mesure, propres à l’exigence située de laquelle ils procèdent ; et qu’ainsi ils conjurent la dépossession bureaucratique. Et une exigence macro-politique : qu’ils composent un vaste mouvement qui condense et concentre leurs forces ; qu’ils s’unissent pour se hisser à un niveau de puissance qui puisse atteindre et contraindre l’État, l’Union européenne, et le marché global. C’est à condition de répondre à cette double exigence que les contre-pouvoirs peuvent se métamorphoser en double pouvoir, c’est-à-dire se donner les moyens d’ébranler – voire de renverser – le pouvoir en place en lui opposant un véritable contrepoids. »

Plus loin :

« Le devenir des Soulèvements de la terre, c’est d’enlianner les contre-pouvoirs locaux dans un tel mouvement, d’articuler une dynamique d’auto-organisation à la base et une vaste coalition hexagonale. »

Si cet idéal peut parfois sembler louable, proche d’une culture de résistance, les « comités » des Soulèvements rappellent surtout les soviets d’ouvriers, de paysans et de soldats créés à partir de 1905 dans l’Empire russe. Quelques années plus tard, ces assemblées locales ont été instrumentalisées par les bolchéviques pour conquérir le pouvoir avant d’être transformées en « coquilles vides[8]i ». Sachant que les SDLT refusent de se débarrasser de l’État et que leur « discussion [avec les néo-léninistes] est loin d’être terminée », la vigilance est de mise.

Ajoutons qu’il est toujours étonnant pour nous de voir la gauche fustiger l’extrême droite tout en continuant à « discuter » avec les héritiers du marxisme-léninisme, une idéologie dont la mise en application a provoqué la mort de dizaines de millions de personnes au XXe siècle[9].

Hormis les citations contradictoires rassemblées dans le visuel publié précédemment, d’innombrables propos traduisent une volonté absolue de contrôle sur l’évolution de la société. Sans surprise, les Soulèvements manquent finalement d’humilité, prétendent étatiquement édifier le monde d’après. C’est le cas notamment avec l’idée, célébrée partout depuis le marxiste Bookchin, d’instaurer par le droit une « sécurité sociale alimentaire » ainsi résumée :

« universalité de l’accès, conventionnement des professionnels réalisé par des caisses gérées démocratiquement et financement par la création d’une cotisation sociale à taux unique sur la production réelle de valeur ajoutée. »

Avec les Soulèvements, un autre État est possible ! Cette propension de la gauche à imaginer des usines à gaz technocratiques, dépendantes des moyens de transport et communication industriels (qui seront ensuite employées pour neutraliser toute réelle volonté de transformation), dépasse l’entendement. Et lorsque les Soulèvements obtiendront leur nouveau prélèvement « alimentaire », leur réforme de la PAC, leur réforme du droit foncier, la jugulation de l'agro-industrie, leur « meilleur » salariat, leur « loi sur le désarmement de la police », leur « moratoire sur les méga-bassines », leur planification sur la « socialisation de la terre et de l’alimentation » ou sur « la diminution du budget de la police », etc... voudront-ils vraiment détruire l’État ? Car pour citer Jacques Ellul, « comment peut-on à la fois renforcer le pouvoir de l'État et préparer par la même sa suppression ? »

Pire : comment encore rendre désirable une révolution s'il suffit d'imiter Mélenchon ? Chez ATR, nous savons que toutes les solutions se basant sur l’infrastructure matérielle existante sont vouées à reproduire l’ordre techno-industriel (qu’il soit ou non « intersectionnel »). Y compris lorsqu’elles se rêvent « démocratiques », et même lorsqu’elles se prétendent « autogérées » à l’échelle nationale – c’est-à-dire « universalisées » aux 60 millions de français ! Comment ? Personne ne saura jamais vraiment, tant à gauche le fantasme fait loi. Mais nous connaissons les leçons historiques de la délivrance interventionniste.

Au flou léniniste sur l’État, les Soulèvements rajoutent ainsi le flou sur la technologie. À l'État « transitoire », ils rajoutent le démantèlement « long et progressif ». À la révolution permanente s’additionne leur confusion permanente.

Les quelques propositions des SDLT critiquées dans cette section reposent toutes sur la croyance en la possibilité d’un contrôle rationnel du développement des sociétés humaines. Alors que des millénaires d’histoire nous enseignent que cela ne fonctionne jamais, même avec une longue dictature, même avec une puissance technique importante à disposition ; alors que nous savons que les civilisations connaissent des cycles de croissance puis d’effondrement[10], les techno-progressistes restent accrochés à leur délire d’une maîtrise totale de la Nature, de l’évolution. L’exemple romain devrait servir de leçon.

Dans son dernier ouvrage, Theodore Kaczynski consacre un chapitre entier à démonter cette dangereuse illusion du contrôle. Une société humaine est un système complexe, a fortiori une société technologiquement avancée. Or de par sa nature même, les réactions d’un système complexe sont impossibles à anticiper, et cette imprévisibilité rend absurde toute tentative de contrôle. Malheureusement pour les Soulèvements, la centralisation n’offre aucun horizon.

Les exemples abondent de nouveau, mais terminons au plus tôt.

Pour conclure sur leur perdante stratégie d’usure, défendue partie 4 du livre en imaginant un effet de « contagion internationale » des (rares) victoires locales, rappelons aux Soulèvements que le techno-système est de plus en plus résilient, la techno-police de plus en plus équipée, la répression de plus en plus forte, la monopolisation des moyens de télécommunications de plus en plus absolue, l’État de plus en plus autoritaire, le droit de plus en plus une chimère, bref, rappelons que ni le temps ni l’opinion ne sont des alliés sur lesquels « parier ». L’espoir n’est pas un plan.

Peu importe le nombre et la variété de cortèges, c’est toujours l’État qui fixe l’agenda. D’ailleurs, quant au soutien matériel face à la répression, écueil ignoré de la « composition » : le 25 mars 2023, devant les caméras, la symbolique écharpe tricolore de Marine Tondelier n’arrêta aucun tir de LBD.

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Footnote [1] — Jacques Ellul, La Technique ou l’Enjeu du siècle, 1954.

Footnote [2] — Sun Tzu, L’art de la guerre.

Footnote [3] — https://lessoulevementsdelaterre.org/blog/16-21-juillet-2024--stop-mega-bassines--prochaine-mobilisation-internationale---poitou

Footnote [4] — Voir les actions de la branche armée de l’ANC de Mandela : https://www.arte.tv/fr/videos/101380-000-A/mk-l-armee-secrete-de-mandela/

Footnote [5] — Aric McBay, Full Spectrum Resistance. Construire nos luttes  (Tome 1), 2019.

Footnote [6] — https://fr.wikipedia.org/wiki/Mouvement_des_sans-terre

Footnote [7] — Voir la définition de démanteler sur le Centre national de ressources textuelles et lexicales : https://www.cnrtl.fr/definition/d%C3%A9manteler

Footnote [8] — https://fr.wikipedia.org/wiki/Soviet

Footnote [9] — Voir l’analyse du Léninisme en Russie par l’anthropologue anarchiste James C. Scott dans L’oeil de l’État. Moderniser, uniformiser, détruire, 1997. Les famines causées par Mao et sa politique d’industrialisation à marche forcée ont à elles seules tué 36 millions de personnes : https://laviedesidees.fr/Les-origines-des-grandes-famines

Footnote [10] — https://www.bbc.com/future/article/20190218-are-we-on-the-road-to-civilisation-collapse

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