La technologie détruit notre relation avec la nature

Nous avons traduit une interview de Peter Kahn, professeur en psychologie de l’université de Washington qui s’intéresse aux liens entre destruction de la nature et développement technologique[1]. Même si la critique de la technologie faite par Kahn reste assez superficielle, cet entretien paru en 2017 dans le média économique Quartz nous apprend plusieurs choses importantes :

  • Contrairement à ce qu’affirme la propagande technologiste, les images de nature et les technologies vendues dans le but de nous rapprocher de la nature nous apportent des bénéfices très limités. Pire, elles pourraient creuser davantage le gouffre qui nous sépare de la nature réelle.
  • Kahn est à l’origine de la notion « d’amnésie générationnelle environnementale » qui permet en partie d’expliquer l’apathie de l’humanité fortement industrialisée et urbanisée face à la destruction des écosystèmes.
  • La réduction drastique de la nature sauvage – c’est-à-dire les êtres autonomes que personne ne contrôle – dans notre environnement quotidien conduit selon Kahn à renforcer le sentiment qu’un monde normal est un monde où tout doit être dominé et contrôlé par des humains.
La startup nation n’a pas tardé à s’emparer de la réalité virtuelle afin de produire des films supposés rapprocher les jeunes générations de la nature.

Peter Kahn est professeur de psychologie à l’université de Washington. Il a consacré une grande partie de sa carrière à l’analyse de la relation entre les humains et la nature. Pour lui, cette relation est bien plus fragile que l’on croit généralement.

Kahn s’efforce de comprendre l’intersection de deux phénomènes modernes : la destruction de la nature et l’expansion de la technologie. En tant que directeur du laboratoire HINTS (Human Interaction with Nature and Technological Systems Lab) de l’université de Washington, le professeur Khan étudie les relations entre l’humain et la nature réelle et la « nature virtuelle » ou « technologique ». Autrement dit, il s’intéresse aux représentations numériques de la nature sauvage, telles que les documentaires animaliers, les jeux vidéo et la réalité virtuelle.

La nature virtuelle a ses avantages : interagir avec elle nous procure du bien-être en faisant appel à notre « biophilie », un terme qui désigne le sentiment d’appartenance inné, primordial, de l’humanité à son environnement. Par exemple, des chercheurs ont constaté que les vidéos sur la nature diffusées dans les prisons réduisaient considérablement la violence parmi les détenus, ce qui suggère que l’influence relaxante de la nature se transmet à travers les écrans. Des études ont également montré que regarder la planète Terre procure de la joie aux téléspectateurs et réduit considérablement leur anxiété. D’autres travaux ont montré que des employés qui travaillent dans des bureaux équipés d’écrans plasma diffusant des vidéos de l’extérieur sont plus heureux et plus productifs que leurs homologues travaillant dans des pièces dépourvues de toute fenêtre.

Nous recherchons ces alternatives à la nature à mesure que la société s’urbanise et que les espaces sauvages deviennent plus difficiles d’accès. La nature virtuelle a cependant des limites, et elle ne saurait apporter les bienfaits apaisants, stimulants pour la créativité et réparateurs d’une balade en forêt.

Kahn craint qu’en développant une nature virtuelle toujours plus réaliste, nous risquions de nous éloigner de plus en plus de la réalité. Si nous acceptons un substitut numérique aux interactions dans la nature, notre sentiment d’appartenance fondamental à la nature pourrait à terme être menacé.

Quartz s’est entretenu avec le professeur Kahn au sujet de l’influence croissante de la nature virtuelle et des raisons pour lesquelles les humains seront incapables d’inventer une alternative pour favoriser des liens significatifs avec leur environnement.

Quels avantages les humains tirent-ils de leur relation avec la nature et comment cette relation évolue-t-elle à mesure que nous progressons sur le plan technologique ?

La nature est nécessaire à notre bien-être physique et psychologique. L’interaction avec la nature nous apprend à vivre en relation avec l’autre, et non à le dominer : on ne contrôle pas les oiseaux qui volent au-dessus de nos têtes, ni la lune qui se lève, ni l’ours qui se promène où il veut. Selon moi, l’un des principaux problèmes du monde moderne est que nous nous considérons comme une espèce qui doit tout dominer au lieu de vivre en relation avec d’autres personnes et avec le monde naturel.

Les expériences technologiques de la nature, telles que les simulations de la nature en réalité virtuelle ou dans les jeux vidéo, peuvent-elles apporter des avantages comparables à ceux que l’on retire du temps passé dans la nature réelle ?

Nous tirons des avantages de la nature virtuelle, mais nous ne réalisons pas ce qui manque à ce susbtitut. Prenons un exemple. Les gens font de plus en plus d’escalade dans des salles dédiées à cet effet. Autrefois, on grimpait à l’extérieur. On disposait d’une liberté de choix infinie sur une paroi rocheuse. On était confronté à toutes les conditions météorologiques, et il fallait s’adapter en conséquence. Mais dans une salle de sport, la liberté est réduite. C’est mieux que rien, mais ce n’est pas aussi bien que la nature.

Maintenant, il faut y ajouter la technologie. Un étudiant en master de l’université d’Islande, Ryan Parteka, m’a récemment rendu visite dans mon laboratoire de recherche. Ryan avait avec lui des images de réalité virtuelle qu’il avait prises au cœur des zones les plus sauvages d’Islande. Avec son aide, j’ai visionné ces images. J’ai mis les lunettes de réalité virtuelle et je me suis retrouvé en Islande, dans de vastes plaines. C’était l’après-midi et le vent commençait à souffler. Je l’ai entendu souffler fort, mais c’était déconcertant parce que je ne le sentais pas. Plus troublant encore, je n’avais rien à faire, je n’avais pas besoin de m’occuper de moi. Pourtant, lorsque je me suis réellement promené dans des endroits sauvages avec un vent aussi violent, j’ai immédiatement enfilé un bonnet pour garder ma tête au chaud et une couche de vêtements supplémentaire. Mais cette simulation de nature sauvage islandaise, je l’expérimente virtuellement depuis la sécurité d’un laboratoire de recherche à l’intérieur d’un bâtiment chauffé, à Seattle.

Notre lien avec la nature a besoin de sens. Une forme puissante de signification consiste à prendre soin de soi afin de ne pas se blesser et de pouvoir s’épanouir. Si vous retirez du sens, vous obtenez une expérience appauvrie.

La nature virtuelle est une nature débilitante. À l’avenir, les utilisateurs de réalité virtuelle pourront se déplacer davantage et même choisir leur propre itinéraire dans un espace de réalité virtuelle ouvert. Cela offrira davantage de degrés de liberté, mais lorsque vous vous cognerez la tête contre un rocher virtuel, que se passera-t-il pour votre tête ? Rien du tout ! Vous n’êtes pas relié véritablement à la nature, mais vous ne pouvez pas non plus en être délivré.

réalité virtuelle ne rapproche pas de la nature greenwashing
L’expérience « Wild Immersion » était projetée en 2019 au Jardin d’Acclimatation. Cette expérience est destinée à un public familial et explicitement vendue comme un moyen pour eux de « devenir pleinement conscients de leur lien avec la nature à travers la contemplation, l’émotion et l’éducation ».

Pourquoi les humains recherchent-ils la nature technologique alors que l’engagement dans la vraie vie offre potentiellement plus de satisfaction, de bienfaits pour la santé et de profondeur d’expérience ?

Nous sommes une espèce technique – nous l’avons toujours été. Mais pendant des centaines de milliers d’années, nos techniques étaient rudimentaires. Lorsque nos esprits ont évolué, passant du paléolithique au néolithique et à l’ère actuelle, nos techniques ont également évolué. Nous sommes attirés par les technologies non seulement parce qu’elles nous sont imposées par de grandes firmes, mais aussi en raison de l’architecture même de notre être.

Cependant, même si nous sommes une espèce technique, il y a aujourd’hui un déséquilibre. Pour prospérer, nous avons besoin de plus de nature et de formes d’interaction plus sauvages avec une nature plus sauvage ; je doute que nous ayons besoin de tonnes de nouvelles technologies.

[Peter Kahn reprend ici le discours de la culture industrialiste dominante, un discours ethnocentriste ignorant la variété infinie des structures politiques au cours de l’histoire, où il est raconté que l’obsession pour le progrès technique, la puissance et l’efficacité serait une caractéristique universelle à toutes les cultures humaines depuis l’apparition de notre espèce ; c’est évidemment faux[2], NdT]

Envisagez-vous un avenir dans lequel la nature virtuelle remplacerait significativement la nature réelle ? Pourrait-elle un jour se substituer à la nature ?

Selon moi, nous utilisons la nature virtuelle comme un bonus et non en tant que substitut de la nature réelle. Les adolescents ayant grandi dans des zones urbaines peuvent mettre un casque de réalité virtuelle pour voir à quoi ressemble un lieu sauvage. Mais cette expérience visuelle est coupée de toute signification quant aux interactions qu’on peut avoir avec la nature en ce lieu. Si les enfants grandissent dans des zones plus artificialisées, ils ont moins d’expériences avec la nature réelle. Et quand ces enfants découvrent une version virtuelle de la nature, ils ont moins d’expériences réelles sur lesquelles s’appuyer. Ainsi, les avantages physiques et psychologiques de la nature virtuelle que nous observons chez la génération actuelle vont probablement diminuer avec les générations à venir.

Quelle serait votre version idéale de la nature virtuelle ?

Une version idéale de la nature virtuelle consisterait au moins à garder « pure » cette nature virtuelle. Je veux dire par là qu’il ne faut pas superposer des augmentations et des images non naturelles aux formes naturelles. Mais c’est certainement ce qui va se passer avec la réalité virtuelle. Il y aura un million de façons pour les gens de superposer des contenus imaginaires au monde naturel, et nous ne saurons plus distinguer la nature réelle de ce qui est simulé.

J’ai par exemple mené une poignée d’études avec des personnes qui interagissaient avec le chien robot de Sony, Aibo, au moment de sa mise sur le marché. À un moment donné, les concepteurs ont modifié Aibo pour qu’il puisse lire votre courrier électronique. Il est un peu étrange qu’un chien-robot lise votre courrier électronique : c’est la nature technologique qui adopte des formes mixtes. Les enfants grandiront avec ces nouvelles formes mixtes de nature technologique.

Pourriez-vous décrire votre théorie de « l’amnésie générationnelle environnementale » ?

J’ai commencé à prendre conscience du problème de l’amnésie environnementale générationnelle au début des années 1990, lorsque j’ai interrogé des enfants du centre-ville de Houston, au Texas, sur leurs opinions et leurs valeurs en matière d’environnement. Une découverte m’a particulièrement surpris : un nombre important d’enfants interrogés comprenaient l’idée de la pollution de l’air, mais pour eux Houston n’était pas concernée. Pourtant, cette ville était alors (et reste encore) l’une des villes les plus polluées des États-Unis.

Pour ma part, quand je me réveillais le matin à Houston, j’étouffais à cause de l’odeur des raffineries de pétrole, et mes yeux me piquaient un peu. Comment ces enfants pouvaient-ils ignorer cette pollution ? L’une des réponses à cela est qu’ils sont nés à Houston et que la plupart d’entre eux n’ont jamais quitté cette ville ; en vivant et en grandissant là, ils ont construit leur base de référence pour ce qu’ils pensaient être un environnement normal. Et cette normalité incluait les niveaux de pollution existants.

En m’appuyant sur cette étude, j’ai suggéré que les humains, toutes générations confondues, vivent psychologiquement quelque chose d’assez semblable aux enfants de Houston : nous construisons tous une conception de ce qui est normal sur le plan environnemental en nous basant sur le monde naturel expérimenté durant notre enfance. Au fil des générations, la dégradation de l’environnement s’accentue, mais chaque génération tend à considérer cet état dégradé comme une expérience normale. C’est ce que j’appelle « l’amnésie générationnelle environnementale ». Cela permet d’expliquer comment les villes continuent à perdre de la nature et pourquoi les gens ne le remarquent pas vraiment – et quand ils s’en aperçoivent, ils ne voient pas trop où est le problème.

Peter Kahn explique l’amnésie environnementale (en anglais).
Une vidéo explicative de l’amnésie environnementale (en français).

Quelle est la meilleure façon de bâtir des relations avec la nature technologique afin d’approfondir notre relation avec l’environnement ?

On peut voir des enfants d’âge préscolaire s’émerveiller davantage en utilisant un microscope pour examiner la nature qu’en l’observant avec leurs propres yeux. Une application pour smartphone peut nous aider à identifier des plantes ou des arbres lorsque nous nous promenons dans la nature. Mais ces exemples ne tiennent pas compte des grandes tendances qui façonnent notre espèce. Ryan Parteka espérait que ses rendus virtuels de l’Islande amèneraient les gens à aimer les endroits sauvages et à les préserver. Mais ça n’arrivera pas. Cette vision noble défendue par les concepteurs de technologie peut être résumée par « Regardez, je crée cette nature technologique pour que les gens en viennent à aimer et à apprécier la vraie nature ». Nous ne tarderons pas à découvrir que cette idée est terriblement naïve.

Les gens ont besoin d’interagir avec la nature réelle. La solution ne consiste pas simplement à parler davantage de la nature ou à créer des vidéos de la nature ni d’autres formes de nature virtuelle. Non, la solution consiste à approfondir sans cesse nos interactions avec la nature et à avoir plus de nature sauvage avec laquelle interagir.

Adrienne Matei

Traduction : S.C.


  1. https://qz.com/1048433/technology-is-changing-our-relationship-with-nature-as-we-know-it

  2. Voir entre autres François Jarrige, Technocritiques : du refus des machines à la contestation des technosciences, 2014 ; Jacques Ellul, La Technique ou l’Enjeu du siècle, 1954 ; John H. Bodley, Victims of Progress, 1975.

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