nanomachines et virus artificiels

Virus artificiels et nanomachines : vers un chaos croissant (1/2)

« Je pense que les chances de survie des humains sur la Terre d’ici la fin du siècle ne dépassent pas cinquante pour cent »

– Martin Rees

Nous avons reproduit plusieurs passages du livre Notre dernier siècle ? (2004) du célèbre astrophysicien britannique Martin Rees. Après avoir dans un premier temps discuté du risque croissant de catastrophe nucléaire, il évoque plusieurs menaces biotechnologiques et nanotechnologiques qui pourraient potentiellement causer la mort de millions de personnes, voire détruire la totalité de la biosphère, ce qui signifierait l’extinction de toute vie sur Terre. Président de la Royal Society entre 2005 et 2010, cofondateur du centre d’étude des risques existentiels de l’université de Cambridge[1], Martin Rees fait partie de cette élite de scientifiques qui dédie sa vie à trouver un moyen d’empêcher une catastrophe planétaire causée par la technologie[2]. Il fait également partie, aux côtés du milliardaire Elon Musk et de l’acteur Morgan Freeman, des « consultants externes » du Future of Life Institute[3].

Malgré les désastres technologiques innombrables des 200 dernières années (guerres industrielles, accidents industriels, biosphère totalement contaminée par les produits chimiques, changement climatique, extinction en masse des espèces vivantes, etc.), malgré celles qui ne manqueront certainement pas de se produire au cours du XXIe siècle, Martin Rees ne compte pas pour autant stopper la recherche scientifique et le développement de nouvelles technologies. Non, pour lui, c’est l’humain l’erreur, non le système-monde technologique en train de détruire la capacité de la planète à accueillir la vie. Vers la fin de son livre, Rees évoque avec une passion débordante la future colonisation du système solaire par les machines. La crème mondiale des scientifiques sait très bien que la fin approche, mais il est plus commode pour un savant respecté de se projeter dans une utopie intersidérale que de remettre en question le système qui l’a couronné, et d’accepter l’évidence : seule la chute du système technologique nous sauvera de l’extinction.

Photo : image tirée du film L’Armée des douze singes (1996).


Les bio-risques

Plus inquiétants que les risques nucléaires sont les dangers potentiels liés à la microbiologie et à la génétique. Plusieurs pays cherchent depuis des dizaines d’années et dans le plus grand secret à fabriquer des armes chimiques et biologiques; on soupçonne l’Iraq de poursuivre un programme offensif, comme l’a fait l’Afrique du Sud dans le passé. Les techniques de fabrication et de dispersion d’agents pathogènes mortels sont de mieux en mieux maîtrisées, surtout aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne où l’on ne cesse de chercher à améliorer les systèmes de défense contre ce type d’attaques.

Pendant les années 1970 et 1980, l’Union Soviétique mobilisa comme jamais ses chercheurs dans le but de développer des armes biologiques et chimiques. L’un de ceux-ci, Kanatjan Alibekov (qui occidentalisa son nom en Ken Alibeck quand il passa à l’Ouest en 1992) fut à un moment donné l’un des responsables du programme Biopreparat. Dans son ouvrage Biohazard, il fait état d’une équipe de plus de trente mille ouvriers et décrit les efforts entrepris pour modifier les organismes de façon à les rendre plus virulents et plus résistants aux vaccins. En 1992, Boris Eltsin admit ce que les observateurs occidentaux suspectaient depuis longtemps, à savoir qu’au moins soixante-six des morts mystérieuses advenues dans la ville de Sverdlovsk en 1979 étaient dues à des champignons de la maladie du charbon provenant d’un des laboratoires de Biopreparat.

La guerre biologique ou chimique est longtemps restée perçue comme un choix médiocre pour les pays non dotés de l’arme atomique. Mais aujourd’hui, une attaque dévastatrice n’a plus besoin d’être organisée à l’échelle d’un Etat ou d’une organisation, des individus isolés pouvant se procurer ce qu’il faut – le problème majeur consiste donc à gérer ces groupes ou groupuscules. Contrairement aux techniques d’enrichissement de l’uranium destiné aux armes fissiles, qui nécessitent un équipement sophistiqué non réutilisable, la fabrication de produits chimiques ou de toxines mortels exige en effet peu de matériel ; celui-ci est en outre quasiment le même qu’en médecine ou en agriculture et les techniques et le savoir-faire sont réutilisables. Selon Fred Ikle, « Les connaissances et les techniques requises dans la fabrication de super armes biologiques seront dispersées dans les laboratoires de recherches hospitaliers ou agricoles et les usines existant un peu partout. Seul un Etat policier pourrait contrôler officiellement ces nouveaux instruments pour s’en servir comme armes de destruction massive. »

Des milliers, voire des millions d’individus pourront un jour accéder aux moyens de disséminer des « armes » susceptibles de provoquer des pandémies, certaines pouvant se propager dans le monde entier. Il suffirait que quelques membres d’une secte suicidaire, ou même un seul individu aigri, déclenchent ce type d’attaque. De fait, des bio-attaques mineures ont déjà été tentées, mais leurs auteurs n’étaient pas suffisamment compétents et les techniques utilisées trop rudimentaires pour atteindre la puissance de destruction d’un explosif conventionnel. En 1984, des disciples de la secte Rajneeshee (l’homme aux saris jaunes et aux cinquante Rolls Royce) contaminèrent à la salmonelle des bars à sandwich de Wasco, dans l’Etat d’Oregon ; 750 personnes furent atteintes de gastro-entérite. Le but de cette opération était, semble-t-il, d’empêcher les habitants d’aller voter aux élections municipales, ce qui aurait favorisé l’adoption d’un plan d’urbanisme dans la commune où était basée la secte. Mais l’origine de cette épidémie ne fut découverte qu’un an plus tard, ce qui montre bien la difficulté à retrouver les auteurs d’une attaque biologique. La secte japonaise Aum Shinrikyo qui, au début des années 1990, mit au point plusieurs agents pathogènes, dont la toxine botulique, la fièvre Q et la maladie du charbon, lâcha du sarin, un gaz neurotoxique, dans le métro de Tokyo, faisant douze morts; les victimes auraient pu être bien plus nombreuses si la dispersion du gaz dans l’air avait été plus efficace.

En septembre 2001, des enveloppes contenant des champignons de la maladie du charbon furent adressées à deux sénateurs américains ainsi qu’à plusieurs médias. Il y eut cinq morts – événement tragique mais de moindre ampleur que le nombre d’accidents de la route mortels enregistrés en une journée. Mais – et ceci est important – la couverture médiatique américaine de cet événement provoqua une « vague de terreur » déferlant sur tout le pays. On imagine facilement les conséquences psychologiques sur la population d’une attaque qui ferait des milliers de victimes. De fait, l’impact de ce type d’attentat pourrait être plus grave avec une variante de la bactérie résistant aux antibiotiques et, bien sûr, si sa dispersion était efficace. Cette menace pousse à la « course aux armes » biologiques, qui consiste à essayer de créer des drogues et des virus pouvant cibler une bactérie spécifique, et à fabriquer des détecteurs pour déceler les agents pathogènes au sein de concentrations infimes.

Quels seraient les effets d’une attaque biologique aujourd’hui ?

Les études et essais effectués pour évaluer les conséquences possibles d’une attaque biologique et la réponse des services d’urgence sont nombreux. En 1970, l’Organisation mondiale de la santé estima que le largage par avion de cinquante kilos de champignons de la maladie du charbon sur une ville pourrait causer près de cent mille morts. Plus récemment, en 1999, le groupe Jason, un consortium de chercheurs très pointus, conseillers régulier du ministère de la Défense américain, a imaginé plusieurs scénarios pour tenter d’imaginer ce qui se passerait si le virus de l’anthrax était lâché dans le métro de New York, le microbe se répandant dans les tunnels via les passagers. Si l’opération se faisait à l’insu du public, les premiers signes de la maladie apparaîtraient seulement quelques jours plus tard, au moment où les victimes (alors dispersées dans tout le pays) se plaindraient de symptômes auprès de leurs médecins.

Le groupe Jason a également étudié les effets du ricin, un agent chimique qui attaque les ribosomes et perturbe l’action des protéines, et dont la dose mortelle n’est que de dix microgrammes. Mais l’attaque au sarin dans le métro de Tokyo a tout de même épargné des milliers de personnes, preuve que la dispersion d’un agent pathogène est techniquement complexe.

Parvenir à une dispersion aérienne efficace est une difficulté commune à tous les agents chimiques, comme aux agents biologiques non infectieux (l’anthrax, par exemple), même s’il est vrai que quelques grammes d’un agent pathogène pourraient en principe causer des millions de morts.

Pour ce qui est des maladies infectieuses, la dispersion initiale n’est pas un facteur aussi déterminant que pour l’anthrax (qui ne se transmet pas d’un individu à l’autre), et même une dispersion localisée, en particulier sur une population mobile, pourrait provoquer une épidémie de grande ampleur. A cet égard, le plus inquiétant des virus connus est celui de la variole. Il a été totalement éradiqué grâce aux efforts louables entrepris par l’OMS dans les années 1970, mais deux stocks en ont été conservés, l’un au Center for Disease Control à Atlanta en Amérique, l’autre dans un laboratoire de Moscou au nom inquiétant de Vector. La raison avancée est que ces virus pourraient servir à la fabrication de vaccins, mais on soupçonne l’existence de lieux de stockage clandestins dans d’autres pays, ce qui accroît les craintes d’actions terroristes liées à ce virus.

Cette maladie presque aussi contagieuse que les oreillons tue près d’un tiers des individus atteints. Selon plusieurs études officielles portant sur les conséquences d’une propagation de ce virus mortel, celles-ci seraient catastrophiques pour une grande ville, même si l’épidémie était maîtrisée et que les victimes ne s’élevaient qu’à quelques centaines. Les médicaments manqueraient, surtout en l’absence de vaccins suffisants, et si l’épidémie s’étendait au-delà des frontières, elle causerait plusieurs millions de morts.

En juillet 2001, une opération américaine appelée « Hiver noir 9 » à laquelle participèrent des personnalités (l’ancien sénateur Sam Nunn était le président américain et le gouverneur de l’Oklahoma tenait son propre rôle) simula une attaque secrète de variole aux Etats-Unis accompagnée des réactions et des mesures y afférant. On supposa que les nuages aériens contaminés par le virus étaient simultanément largués dans trois centres commerciaux de plusieurs Etats. Au pire, le scénario provoquait l’infection de trois millions de personnes (dont un tiers mourait). La vaccination en catastrophe mettait radicalement fin à la dispersion de la maladie (le vaccin reste effectif quatre jours après l’apparition de l’infection). Mais une infection à l’échelle planétaire – le virus étant largué au-dessus d’un aéroport ou lâché dans un avion – pourrait déclencher une épidémie galopante dans des régions du monde où le vaccin est moins disponible que dans les pays industrialisés. La période d’incubation est de douze jours; donc, à partir du premier cas manifeste, les premières victimes s’éparpilleraient dans le monde entier et induiraient des infections secondaires. Il serait alors trop tard pour imposer une quarantaine efficace.

Dans « Smallpox 2002 : Silent weapon », docudrame diffusé par la BBC, un fanatique suicidaire newyorkais infecte assez de personnes pour déclencher une pandémie de soixante millions de victimes. Ce scénario de l’extrême s’inspirait d’un modèle informatique (peut-être pas complètement fiable) de la façon dont le virus se déploie. Le facteur essentiel des calculs d’évaluation de progression d’une épidémie est le « multiplicateur », c’est-à-dire le nombre de personnes infectées par une victime type. Pour cette évaluation-là, le multiplicateur était de dix. Certains experts font cependant valoir que la variole n’est pas si infectieuse qu’on le dit, que sa transmission interhumaine demande généralement plusieurs heures de proximité, et que ces scénarios exagèrent donc la facilité avec laquelle une personne infectée transmet la maladie. Mais il est prouvé (un accès de variole dans un hôpital allemand en 1970, par exemple) que le virus peut être transmis par les courants d’air et le contact physique. Selon certains experts, un multiplicateur de dix, approprié pour un hôpital, serait de cinq à l’extérieur ; pour d’autres, le multiplicateur ne serait que de deux.

Ces éléments variables sont d’une importance capitale car ce sont eux qui permettent de déterminer le temps nécessaire pour venir à bout d’une épidémie par la vaccination massive ou la mise en quarantaine. Il serait évidemment plus difficile de la maîtriser si (comme c’est le cas dans le scénario de la BBC) avant d’être détectée, elle était introduite dans les pays en voie de développement, où la réaction face à ce type de situation d’urgence serait plus lente et moins efficace. Et il existe certainement des virus à transmission encore plus rapide. En Grande-Bretagne, l’épidémie de fièvre aphteuse survenue en 2001 a eu des conséquences désastreuses sur l’agriculture nationale malgré les mesures d’envergure prises pour la contenir. Les conséquences d’une infection de ce genre seraient pires encore si la maladie était propagée volontairement. Les attaques biologiques menacent les humains et les animaux mais pourraient aussi menacer les récoltes et les écosystèmes. Récemment le groupe Jason a fait l’expérience de tenter de saboter la production agricole du Mid-West américain pour essayer d’évaluer les dommages que causerait le « wheat rust », un champignon qui sévit à l’état naturel et détruit parfois jusqu’à dix pour cent des récoltes en Californie. Une des caractéristiques communes à toutes les attaques biologiques est que, même si leurs conséquences n’affectent pas encore le monde entier, elles sont détectées trop tard. En fait, si l’on n’a pas recours à l’arme biologique lors des conflits organisés, ce n’est pas seulement par scrupule mais parce que les militaires manqueraient de temps et n’auraient pas les moyens de maîtriser la propagation du virus. C’est en cela que les dissidents ou les terroristes isolés détiennent un avantage : celui de pouvoir, en un rien de temps, camoufler l’origine d’une attaque, à l’heure et au lieu où l’agent pathogène a été lâché. On aurait plus de chances de localiser celui-ci rapidement si l’on disposait d’informations et d’analyses médicales au niveau national, car celle-ci permettraient de détecter une soudaine augmentation du nombre de patients présentant tels ou tels symptômes spécifiques, ou l’apparition quasi simultanée d’un syndrome rare ou anormal. Une attaque, de quelque nature qu’elle soit, provoquerait la débâcle et la panique. La couverture médiatique alarmiste de l’épisode de la maladie du charbon aux Etats-Unis en 2001 montre qu’une menace, même localisée, peut affecter les mentalités de tout un continent. Car même dans l’hypothèse d’une épidémie de variole annoncée avec prudence, la peur et l’hystérie, encouragées et amplifiées par les médias, bouleverseraient la vie quotidienne à l’échelle planétaire.

Martin Rees


  1. https://www.cser.ac.uk/

  2. https://www.science.org/content/article/could-science-destroy-world-these-scholars-want-save-us-modern-day-frankenstein

  3. https://futureoflife.org/

Retour en haut