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Technocène

Le confort moderne restera inaccessible pour la majorité de l’humanité (par Stefano Boni)

Par
S.C
18
November
2022
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« On ne peut matériellement pas fournir – et encore moins durablement – à 7,5 milliards de terriens le même niveau de consommation qu’un smicard français[1]. »

– Jean-Marc Jancovici

Bien que nous ne partagions absolument pas le projet d’éco-technocratie promu par l’ingénieur polytechnicien Jean-Marc Jancovici, il serait difficile pour toute personne raisonnable de contredire le diagnostic fait ici. Un malthusien conclurait par un inepte « on est trop nombreux sur Terre », une affirmation bien commode pour éviter de mettre en question le confort moderne reposant sur le système techno-industriel ravageant la biosphère.

Pour aller plus loin sur cette notion de confort, nous avons reproduit ci-après un extrait de Homo confort : le prix à payer d’une vie sans efforts ni contraintes (2022), ouvrage écrit par l’anthropologue Stefano Boni. Selon lui, il existe trois types de répartition sociale du confort : une société peu hiérarchisée, plutôt rurale et de niveau technologique faible, avec un confort limité mais équitablement réparti ; une société hiérarchisée dotée d’un niveau technologique faible, avec un confort réservé à une infime minorité de la population qui se décharge des tâches liées à la subsistance sur les classes inférieures ; et une société hiérarchisée, industrialisée et urbaine, où tout le fardeau de l’effort repose sur les populations géographiquement éloignées et les machines, le tout à un coût environnemental et social complètement délirant.

Dernière précision avant de vous laisser poursuivre la lecture. Stefano Boni emploie les termes « hypotechnologie » pour désigner l’artisanat et « hypertechnologie » pour nommer les technologies industrielles.

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La distribution sociale du confort (par Stefano Boni)

Le progrès technologique a longtemps été graduel et réversible. Les avancées scientifiques – l’accumulation d’instruments et de savoirs rendant le confort possible – ont connu de longues périodes de stagnation et, dans quelques milieux culturels, des phases de régression indéniable, avec la disparition ou la raréfaction de techniques autrefois en usage. Cela n’a pas été une marche triomphale, mais une aspiration qui s’est concrétisée de façon lente et laborieuse, avant de se renforcer considérablement au cours des dernières décennies, surtout dans certaines régions du monde.

Il existe essentiellement trois formes de distribution sociale du confort. Dans la première, celui-ci est rare mais se répartit de manière équitable. Dans la deuxième, seuls quelques individus sont libérés du labeur : mener une vie confortable, parfois même oisive, est réservé à une petite partie de la population qui délègue les efforts et la gestion des impuretés aux autres. Dans la troisième, le confort est garanti à un nombre important de personnes mais uniquement dans certaines régions de la planète ; c’est alors sur les machines et sur les populations plus lointaines que pèse tout le fardeau de l’effort.

Le premier modèle est caractéristique des milieux hypotechnologiques constitués de groupes de cueilleurs, pêcheurs, bergers et chasseurs où prévaut une éthique égalitaire. Cette forme d’humanité était et est, pour les rares groupes survivants, intégrée aux processus écologiques avec lesquels elle interagit : « Les individus font partie intégrante de l’ordre naturel, comme n’importe quel autre organisme[2]. » S’alimenter implique de savoir reconnaître des tubercules, des fruits, des racines et des herbes, ainsi que d’assimiler les habitudes des différentes espèces animales. Ce faisant, les individus développent une familiarité avec les matières organiques et une connaissance approfondie des processus naturels, difficilement imaginables à l’époque actuelle. Les soins reposent sur les propriétés médicinales des plantes, dont on connaît souvent de très nombreuses variétés. Les couchettes, fabriquées à partir de matériaux récupérés à proximité, ne protègent que partiellement des conditions extérieures. Les artéfacts sont en quantité réduite (vêtements en cuir ou en matières végétales, arcs, pierres travaillées, pipes, sacs, pirogues, armes, outils de chasse, instruments charrier des poids, etc.) et issus directement de la transformation artisanale des ressources environnantes. Plusieurs études ont montré que ces sociétés ne se consacraient pas qu’au labeur. Une part non négligeable de la journée était dédiée à des moments d’inactivité et de loisir, à l’occasion desquels on jouait, dansait, chantait. Bien que ce type de confort offre peu de moyens de protection face à l’environnement, il est néanmoins réparti équitablement entre tous les membres du groupe : chacun a son lot de tâches et de travaux à effectuer.

Le deuxième modèle s’affirme avec la concentration du pouvoir et l’instauration d’une hiérarchie dans une société désormais divisée en professions et en strates. Dans ce contexte, la distribution inégalitaire du pouvoir permet de faire varier la répartition de l’effort au sein du corps social. Ceux qui exercent une quelconque influence s’en servent pour éviter les tâches fatigantes et désagréables, qu’ils attribuent à ceux qui n’ont pas les moyens d’y échapper. Le confort devient ainsi l’expression d’un privilège élitaire, réservé à ceux qui incarnent un statut social élevé en raison de leur âge, de leur caste, de leur genre, de leur profession ou de leur lignée. Il se concentre dans des espaces protégés et contrôlés, en étant assuré par les services que d’autres se chargent de fournir : rares sont ceux qui peuvent se soustraire aux désagréments de la vie en les déléguant à d’autres individus, de rang inférieur. On trouve parmi eux des élites politiques, des personnes âgées, des hauts fonctionnaires, des chefs de famille, des spécialistes, des aristocrates, des figures religieuses charismatiques. Tous sont, sous des formes différentes et à des degrés divers, dispensés des efforts nécessaires pour assurer la survie de la communauté. Ils se consacrent à des activités symboliques liées au langage, à la ritualité, à la politique, à la socialité. Il s’agit de personnes influentes qui fréquentent des lieux que les efforts d’autrui ont rendus confortables. En Inde, la division de la société en castes prévoit que le contact avec des éléments jugés impurs (excréments, carcasses d’animaux, cheveux, sang) soit réservé aux classes inférieures, afin d’éviter aux classes supérieures d’avoir à effectuer des activités tenues pour désagréables et vectrices de contamination. Dans certains cas, éviter tout effort physique devient même une obligation pour les détenteurs de charges particulièrement prestigieuses. Avant l’apparition des véhicules motorisés sur le territoire du Ghana actuel, le chef de village du peuple Akan était transporté en chaise à porteurs pour le moindre de ses déplacements. Aujourd’hui encore, il ne fournit aucun effort physique. Lorsqu’il marche, on le protège du soleil avec un parasol, et lorsqu’il s’assied, ceux qui l’assistent se chargent de l’éventer.

Dans les milieux hypotechnologiques, il est possible de déléguer l’effort au moyen de transactions financières, à moins que cette délégation ne fasse partie intégrante de l’ordre social. Dans les régions où les relations sociales s’accompagnent rarement d’échanges commerciaux, les liens de dépendance personnelle – entre générations au sein des structures familiales, entre maîtres et apprentis dans les échoppes des artisans, entre époux dans les rapports conjugaux – sont cruciaux pour reproduire les privilèges relevant du confort sans avoir recours à l’argent. C’est ainsi que dans plusieurs zones rurales d’Asie, d’Afrique et d’Amérique latine, préparer les repas, faire le ménage, transporter l’eau et le bois de chauffage, s’occuper des animaux et des nouveau-nés sont toujours des tâches confiées aux employés de l’unité domestique ou productive, de manière à soulager les dominants. La présence d’assistants domestiques, au sein d’une institution ou sous la forme plus emblématique du personnel travaillant dans les demeures des puissants, n’est que l’expression d’un privilège plus global : la possibilité de déléguer l’effort sans être contraint par des dynamiques salariales. De ce point de vue, John Crowley estime que le confort, défini comme « le sentiment de satisfaction consciente dans le rapport entre le corps et son environnement physique immédiat », n’a émergé comme valeur « physique » et « personnelle » qu’à la fin du XVIIIe siècle. Mais il semble avoir existé et été recherché bien avant cette date, sans pour autant avoir été conceptualisé en tant que désir collectif réalisable.

Avec le perfectionnement de la technologie et l’affirmation des modalités salariales organisant les inégalités, l’attribution de confort et de l’effort dépend de la distribution du revenu et du capital, de la rente et du salaire. La fatigue au travail mécanisé renvoie aux ouvriers, soulignant de façon évidente le contraste entre ceux qui transpirent et les autres. Dans l’Europe du début du XXe siècle, la stigmatisation du labeur est d’ailleurs très clairement associée à l’élément olfactif, comme le rappelle Georg Simmel :

« Le contact personnel entre personnes cultivées et ouvriers, souvent recommandé si vivement au nom du progrès social de notre époque, ce rapprochement, reconnu comme idéal éthique par les personnes cultivées, de deux mondes “dont l’un ne sait pas comment vit l’autre”, échoue tout bêtement sur l’impossibilité de surmonter les impressions olfactives. Bien sûr, plusieurs membres des classes supérieures imposeront des sacrifices considérables à leur confort personnel si l’intérêt de la morale sociale le réclame, renonceront à bien des privilèges et des plaisirs au profit des déshérités, et si cela ne se produit pas encore à un degré plus élevé, c’est sûrement que l’on n’a pas encore trouvé les formes appropriées à cela. Mais on préférerait s’imposer mille fois tous ces sacrifices et renoncements plutôt que le contact corporel avec le peuple baigné de “l'honorable sueur du travail”. La question sociale n’est pas seulement une question d’éthique, mais aussi une question de nez. »

Les progrès spectaculaires de l’hypertechnologie au XXe siècle permettent d’alléger le travail des ouvriers, en leur confiant des tâches de moins en moins fatigantes. En parallèle, ils réduisent au minimum la quantité de main-d’œuvre requise dans les usines, en délocalisant les activités productives ou bien en déléguant à des machines les tâches auparavant attribuées aux ouvriers. À l’heure actuelle, le modèle social où le confort est circonscrit et concurrentiel existe encore, mais il s’inscrit principalement dans des logiques monétaires au sein desquelles il est possible d’acheter une main-d’œuvre corvéable. Dans les pays où les salaires sont tellement bas qu’ils ne justifient pas la mécanisation, les privilégiés embauchent du personnel plutôt que d’investir dans des machines : le confort s’obtient en payant des serveurs, des livreurs, des cuisiniers, des jardiniers, des chauffeurs, des agents d’entretien. L’employeur est, par définition, celui qui n’a pas à se fatiguer, qui occupe un poste à responsabilité bien rémunéré et qui, la plupart du temps, possède un statut de cadre ou effectue un travail intellectuel. Dans des milieux urbains latino-américains, africains et asiatiques, ceux qui jouent un rôle important sur le plan politique, social ou économique délèguent tous les efforts physiques à leurs serviteurs. En d’autres termes, l’axe sur lequel se répartit le corps social coïncide avec celui de la répartition du confort et du labeur.

À cet égard, l’évolution des modalités du repos constitue, à travers l’affirmation progressive du confort, un élément déterminant d’un point de vue symbolique et matériel. La chaise, par exemple, n’existe pratiquement pas dans les sociétés où le confort est réduit. Le corps s’habitue à être accroupi, dans une position détendue, capacité aujourd’hui rare dans de nombreuses sociétés modernes. L’absence de sièges munis de dossier se confirme dans les sociétés où le confort est partiel et concurrentiel : seuls les puissants possèdent des chaises. S’asseoir confortablement n’est devenu une expérience collective qu’avec l’expansion récente de l’hypertechnologie. L’humanité s’est accoutumée à cette nouvelle position agréable qui s’est imposée au quotidien. Il en va de même pour le fauteuil, élément central de l’organisation de la demeure bourgeoise du XIXe siècle, qui exalte l’idée nouvelle d’une position confortable tout en étant la manifestation d’un confort supplémentaire par rapport aux simples chaises. D’abord réservé au chef de famille, il perpétue le lien entre confort et statut hiérarchique. Par la suite, la société industrielle offrira un fauteuil à tout le monde, la distinction liée au statut se jouant désormais sur d’autres privilèges.

Le troisième modèle de distribution, sur lequel se concentre notre étude, prend la forme d’un confort quasi généralisé. Le dépassement de l’effort (et le confort de vie qui en découle) transcende les distinctions identitaires classiques. Bien qu’il se soit développé dans la zone de l’Atlantique Nord au cours du siècle dernier, ce modèle s’est ensuite diffusé et étendu à d’autres continents. Le confort hypertechnologique ne s’obtient plus principalement en déléguant des tâches ingrates ou fastidieuses aux catégories sociales inférieures, mais en démultipliant les processus techniques qui réduisent la part de l’effort humain dans l’exploitation de l’environnement. Cette promesse d’un confort généralisé explique aujourd’hui l’essor et le triomphe d’Homo confort.

En réalité, même dans les milieux sociaux les plus favorisés, le confort est loin d’être généralisé. Des tâches désagréables, sales ou pénibles subsistent dans les sociétés dites « développées ». Si elles exigent des compétences spécifiques, elles deviennent une source de revenus pour des individus spécialisés. En revanche, si elles sont triviales, elles sont alors réservées aux couches sociales marginalisées et sous-payées. On emploie des travailleurs bon marché lorsque les machines ne suffisent pas ou sont trop coûteuses. Il s’agit souvent de migrants, privés de protection et de perspectives, à qui l’on confie ces tâches pénibles et difficiles : vente itinérante, nettoyage de lieux publics, aide aux personnes âgées et aux handicapés, travail agricole non mécanisable pour certaines récoltes, coupe du bois, surveillance des troupeaux, travaux dans le secteur du bâtiment ou sur des sites industriels toxiques, prostitution.

À l’autre extrémité de l’échelle sociale, on passe sans états d’âme du confort au luxe le plus ostentatoire. La différence de statut se concrétise par une aisance inaccessible à la plupart des gens, grandiose et éclatante, parfaite et totale, fondée notamment sur l’acquisition de biens inutiles et plus onéreux les uns que les autres.

Stefano Boni

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Footnote [1] — https://www.tf1info.fr/environnement-ecologie/la-fin-d-un-monde-3-6-collapsologie-effondrement-nucleaire-et-capitalisme-entretien-croise-entre-jean-marc-jancovici-et-yves-cochet-2101969.html

Footnote [2] — Catherine Fowley et Nancy Turner

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