Le live NPC, la dernière tendance débilitante sur TikTok
Depuis quelques mois une nouvelle tendance virale intitulée NPC est apparue sur le réseau social chinois TikTok. On y voit de jeunes femmes adopter des comportements robotiques sur demande. Ces pratiques illustrent caricaturalement la bêtise, la déshumanisation et le sexisme structurels aux réseaux sociaux.
La tendance des tiktokeuses-PNJ
Vous avez peut-être vu passer ces vidéos devenues virales bien au-delà de TikTok. On y voit des jeunes femmes, face à leur caméra, répéter des expressions stéréotypées ou effectuer des mimiques ridicules et des actions mécaniques. En fait, elles se comportent comme des personnages non-joueurs (PNJ) - ou non-playable character (NPC) - dans les jeux-vidéo : ces personnages dont le comportement est prédéterminé par un code informatique que l’on rencontre dans les jeux vidéo. Contrairement aux avatars guidés à l’aide d’une manette par les joueurs humains, les PNJ sont des personnages automatisés. Ils servent surtout à apporter des instructions au joueur dans le cadre de quêtes ou à leur lancer des défis. Comme leur comportement est programmé, ils sont souvent très prévisibles, avec une palette limitée d’actions et de paroles. Les streameuses TikTok NPC les imitent, se comportent comme si elles étaient elles-mêmes « programmées » par les instructions des spectateurs du live[1].
https://youtu.be/LqOZIaMBP8I
Une tendance exploitant les potentialités techniques de TikTok
La tendance PNJ prend place dans un environnement spécifique de TikTok : TikTok live. Ajout récent de l’application, cette fonctionnalité permet de réaliser des vidéos en direct et d’interagir avec son auditoire. Les personnes qui assistent au live peuvent, via la fonction tiping, envoyer des gifts (des « cadeaux » dont le prix varie grandement, d’un centime et demi à plusieurs centaines d’euros) pour interagir avec le créateur ou la créatrice de contenu. Ces cadeaux sont ensuite convertibles en une somme d’argent qui constitue le gros du revenu des streameurs TikTok. Ils constituent aussi des instructions pour « l’artiste » : en échange de tel gift, et donc d’une certaine rémunération, la streameuse NPJ devra réaliser instantanément tel geste ou telle mimique[2].
La faible rémunération par le nombre de vues et la valorisation financière de ces dons motivent ainsi les créateurs et créatrices de contenu à attirer les gifts. Pour ce faire, il faut susciter attention et interaction en se livrant à des performances qui font réagir : on tend ainsi à privilégier des contenus saugrenus, bizarroïdes, voire gênants, pour attirer l’auditoire et le faire dépenser son argent. En effet, la plupart des contributeurs ne prennent manifestement pas au sérieux ces performances : le chat (fil de discussion en direct) est rempli de moqueries, d’ostentatoires marques d’étonnement, de remarques désabusées et acides… Mais là n’est pas l’enjeu : ce qui compte pour l’entrepreneur TikTok, c’est l’interaction ! Et ça marche : Pinkydoll, figure de proue de la tendance NPC, déclare gagner 7000 $ par jour, principalement en léchant dans le vide et minaudant « ice cream, so good » lorsque quelqu’un lui offre un gift cornet de glace (1,5 centime pièce environ)[3].
TikTok, machine à dégrader et abrutir
La tendance NPC s’apparente évidemment à une dérive caricaturale de l’application. Néanmoins, il s’agit en réalité du résultat du fonctionnement intrinsèque des algorithmes de TikTok, et plus largement des réseaux sociaux numériques tels qu’ils sont conçus aujourd’hui.
D’abord, la logique de rémunération par les vues – et de plus en plus par l’interaction avec l’auditoire – pousse les entrepreneurs de ces réseaux, dans une logique de profit, à se vendre totalement, quitte à se mettre en danger ou se déshumaniser[4]. D’aucuns remarqueront que les streameuses NPJ, en imitant des personnages sans volonté propre et aux mimiques lascives, rappellent le contenu sexuel des cam girls[5], souvent objets d’un « fétichisme du contrôle[6] ». Plus largement, la sexualisation des femmes semble être une constante de ces formats de stream, qu’il soit subi[7] ou recherché[8]. Cette sexualisation s’applique aussi aux mineures[9]. Ce merveilleux réseaux interconnecté planétaire qu’est l’Internet s’illustre régulièrement quand il s’agit de détruire corps et esprits dans l’impitoyable course au clic[10].
L’autre côté de l’écran n’est pas plus enviable. TikTok n’est que la forme plus aboutie des réseaux sociaux et de leurs mécanismes conçus pour susciter une addiction chez les utilisateurs. Comme on le sait, ce sont des applications conçues spécifiquement pour stimuler la sécrétion de dopamine et rendre les spectateurs dépendants. Tout est pensé en ce sens : design addictif, contenus multiples et variés, zapping infini pour augmenter le temps d’utilisation, étude poussée des pratiques des utilisateurs pour adapter l’offre, challenges, sur-utilisation du mouvement, de musiques virales, de répétition pour stimuler le cerveau…[11] Objectif : rendre les utilisateurs « apathiques et satisfaits[12] » pour que ces derniers restent le plus de temps possible sur l’application.
Les algorithmes de TikTok, une énième technosaloperie
Contrairement à ce qui se dit parfois au sujet de TikTok et des réseaux sociaux en général, ceci n’a rien d’un défaut évitable ou d’un dérapage des développeurs. En réalité, cette tendance à l’abrutissement généralisé est une conséquence systématique de la numérisation de nos sociétés. Il s’agit là d’effets inhérents à ces technologies ; ils sont inévitables. Les réseaux sociaux comme TikTok sont fondamentalement structurés par la nécessité d’absorber de manière croissante l’attention de leurs utilisateurs. Incités par l’algorithme à susciter de l’interaction pour se rémunérer, les créateurs ne font finalement que se conformer à la technologie. Quant aux utilisateurs, face aux moyens très perfectionnés de monitorage, de pilotage et de stimulation qui personnalisent et magnifient leur environnement numérique, il est extrêmement difficile pour eux de lutter, d’adopter des pratiques vertueuses issues d’une réflexion individuelle et consciente. Pour lutter efficacement contre la « fabrique du crétin digital[13] », c’est directement au niveau des milieux virtuels qu’il faut agir[14]. Malgré les récents efforts marketing de l’entreprise, on ne peut espérer que TikTok devienne un espace de partage bénéfique à la société et à l’humanité en général. Par définition, un réseau social numérique est programmé pour abrutir ses utilisateurs (et enrichir ses créateurs).
Rappelons pour finir que l’industrie numérique émet déjà 4 % des émissions mondiales de CO2 et sa consommation énergétique augmente de 9 % chaque année[15]. Nécessaire au développement de l’intelligence artificielle, « un projet standard d’apprentissage automatique émet aujourd’hui, pendant l’ensemble de son cycle de développement, environ 284 tonnes de CO2, soit cinq fois les émissions d’une voiture de sa fabrication jusqu’à la casse[16] ». Et nous ne parlons même pas ici de l’extractivisme. L’extraction de métaux s’accroît de façon exponentielle pour soutenir l’expansion des technologies numériques[17].
Footnote [1] — https://www.numerama.com/tech/1450662-elles-imitent-des-robots-sur-tiktok-ce-qui-se-cache-derriere-cette-trend-etrange.html
Footnote [2] — https://knowyourmeme.com/memes/npc-streaming
Footnote [4] — Le cas du Youtubeur Nikocado Avocado, jeune homme devenu obèse sous les encouragements de sa communauté, est sur ce point assez édifiant.
Footnote [5] — https://www.theguardian.com/technology/2023/jul/19/tiktok-npc-streaming-live-stream-pinkydoll Pinkydoll et d’autres figures de la tendance NPC sur TikTok postent en paralléle des contenus explicites sur OnlyFans.
Footnote [6] — https://www.numerama.com/tech/1450662-elles-imitent-des-robots-sur-tiktok-ce-qui-se-cache-derriere-cette-trend-etrange.html
Footnote [7] — Voir les témoignages glaçants de streameuses, harcelées et même ciblées par de dégradants détournements pornographiques, notamment avec des pratiques de deepfake : https://www.lemonde.fr/pixels/article/2022/10/28/harcelement-sur-twitch-les-streameuses-entre-liberation-de-la-parole-et-ras-le-bol_6147758_4408996.html ; https://www.mediapart.fr/journal/france/271022/cyberharcelement-les-streameuses-lancent-un-cri-d-alerte ; https://www.youtube.com/watch?v=GnVHb_xfERQ
Footnote [8] — Voir par exemple le yoga hypersexualisé : https://www.bfmtv.com/societe/des-videos-de-yoga-hypersexualisees-inondent-tik-tok_VN-202302160716.html
Footnote [9] — Une étude universitaire sur le sujet : Encarnación Soriano-Ayala, María Bonillo Díaz & Verónica C. Cala (2023) “TikTok and Child Hypersexualization: Analysis of Videos and Narratives of Minors”, American Journal of Sexuality Education, 18:2, 210-230, DOI: 10.1080/15546128.2022.2096734
Footnote [10] — Voir par exemple, sur la pratique du mukbang : https://www.youtube.com/watch?v=ipZ1TxU9ydo&t=7s
Footnote [11] — Voir https://www.arte.tv/fr/videos/106608-004-A/dopamine/
Footnote [12] — https://www.ladn.eu/tech-a-suivre/tiktok-derives-et-pieges/
Footnote [13] — Michel Desmurget, La Fabrique du crétin digital, 2019.
Footnote [14] — C’est d’ailleurs ce que note plus généralement Yves Citton, chercheur et philosophe sur les thématiques de l’attention :
« J’invite à ce que chacun s’approprie son attention et réfléchisse à la manière dont on construit cette attention. Quels outils, quelles limites se donne-t-on ? Non pas nécessairement à partir d’une attention morale, mais à partir d’un choix qui nous revient, un choix proprement éthique, voire éthologique, que l’on peut assumer comme tel plutôt que subir une attention envoûtante.
Bien sûr, cela nous emmène sur la voie d’une question philosophique. J’aime renvoyer au philosophe Spinoza car il se méfie de la notion de liberté́, de libre arbitre. Ma thèse est que nous ne sommes jamais véritablement libres à un moment donné. Des choses nous stimulent. Nous sommes toujours « conditionnés » par le milieu : nous pensons ce que nous pensons « sous condition » du milieu de « médialité » au sein duquel nous pensons. Je ne crois pas qu’il y ait de liberté́ à ce niveau-là. En conséquence, enjoindre aux enfants de ne pas être distraits, je n’y crois pas tellement. En revanche, il est possible de conditionner les milieux qui nous conditionnent. »
Dans Citton, Yves. « De l’écologie de l’attention à la politique de la distraction : quelle attention réflexive ? », Michel Dugnat éd., Bébé attentif cherche adulte(s) attentionné(s). Érès, 2018, pp. 11-27.
Footnote [15] — https://theshiftproject.org/article/climat-insoutenable-usage-video/
Footnote [16] — https://greenwashingeconomy.com/le-numerique-carbure-au-charbon-par-sebastien-broca/
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