Planification écologique : le piège marxiste pour sauver la technocratie (3/4)
« Les intellectuels visionnaires et les planificateurs qui les secondaient furent tous coupables d’hybris, oubliant leur condition de mortels et se comportant comme s’ils étaient des dieux. Un grand nombre de tragédies politiques s’inscrivirent de cette manière sous les bannières du progrès, de l’émancipation et de la réforme. »
– James C. Scott, L’œil de l’Etat. Moderniser, uniformiser, détruire (1998)
L’économiste Cédric Durand et le sociologue Razmig Keucheyan ont récemment publié un livre intitulé Comment bifurquer. Les principes de la planification écologique (2024) aux éditions La Découverte. Nous avons disséqué l’ouvrage de ces technocrates marxistes-léninistes afin d’en proposer une critique en quatre actes.
Partie 1 : Le niveau zéro de la technocritique
Partie 2 : Greenwashing à la sauce communiste
Partie 3 : Illusion du contrôle et célébration de la puissance
Partie 4 : Les « leçons » de l’éco-fascisme chinois
Illusion du contrôle et célébration de la puissance
« N’importe quelle perte de contrôle est préférable à tous les scénarios de gestion de crise[1]. »
– Comité invisible
Dans la continuité des apories sur la décarbonation et la réappropriation de l’infrastructure techno-industrielle, Keucheyan et Durand affirment que le carnage social et écologique de l’époque résulte d’une simple « crise de contrôle ». « La crise écologique correspond à un désajustement du métabolisme de nos sociétés par rapport aux cycles permettant à la biosphère de se régénérer. Elle peut être conçue comme une crise de contrôle, une incapacité des systèmes d’information qui irriguent les processus de production et de consommation à s’accorder avec la respiration de la nature[2]. »
Là encore, nous avons affaire à une analyse complètement hors-sol. Les auteurs ne s’embêtent d’ailleurs pas à démontrer en quoi l’écocide planétaire entamé avec la révolution industrielle aurait pour origine un petit « désajustement ». Pour réajuster, les auteurs citent l’économiste Franck-Dominique Vivien qui propose de maintenir à travers le temps un stock de « capital naturel critique » grâce à trois règles simples :
« 1) les taux d’exploitation des ressources naturelles renouvelables devraient être égaux à leurs taux de régénération ;
2) les taux d’émission des déchets devraient correspondre aux capacités d’assimilation et de recyclage des milieux dans lesquels ils sont rejetés ;
3) l’exploitation des ressources naturelles non renouvelables devrait se faire à un rythme égal à celui de leur substitution par des ressources renouvelables. »
C’est beau la théorie. Malheureusement pour nos deux escrocs de l’écologie, les historiens tels que Jean-Baptiste Fressoz, François Jarrige et Thomas Le Roux ont longuement étudié comment l’industrialisation a précisément consisté en un dépassement de toutes les limites naturelles à la croissance[3]. C’est pourquoi l’ensemble des écosystèmes et des êtres vivants sont aujourd’hui contaminés par des microplastiques[4] et des composants perfluorés[5]. C’est pourquoi la masse des constructions et des infrastructures du monde industriel (que Durand et Keucheyan rêvent de se réapproprier) dépasse la masse de la totalité des êtres vivants[6]. Et il faut constamment réparer, rénover, moderniser ces infrastructures qui s’usent au cours du temps, ce qui consomme des ressources en continu[7]. L’empreinte matérielle du système industriel n’a rien à voir avec une crise de contrôle, elle résulte du gigantisme technologique, de la puissance des machines à disposition pour extraire, transformer et déplacer des quantités croissantes de matières. Elle résulte également de la recherche scientifique qui produit constamment, et en masse, de nouvelles molécules ultra-persistantes que les milieux naturels sont incapables de décompose[8].
Comme beaucoup d’autres utopistes mal éclairés (ou d’escrocs), les auteurs décrivent l’interdiction des « substances appauvrissant la couche d’ozone » (SAO), notamment les CFC, comme un succès de la coopération interétatique mondiale. Mais cette interdiction a été possible seulement parce qu’il existait des substituts économiquement viables[9]. On voit aujourd’hui avec des produits tels que le glyphosate ou les néonicotinoïdes, dont la nocivité est largement attestée, que le lobbying de la société civile ne fonctionne pas lorsqu’il n’existe pas de substitut.
Les auteurs poursuivent leur raisonnement absurde. Cette « crise de contrôle » ne découlerait pas seulement de l’« anarchie du marché capitaliste », mais également d’un retard de développement des technologies de l’information et de la communication par rapport à celles concernant l’énergie, l’industrie manufacturière et les transports. En effet, « les systèmes d’information en vigueur ne révèlent pas suffisamment les canaux par lesquels les activités économiques impactent la biosphère ». Dans leur vision prométhéenne, un surcroit de puissance technologique serait nécessaire pour reprendre les choses en main, alors même que la perte de contrôle trouve son origine dans cette même quête de puissance poussant au gigantisme, à l’impérialisme, à la dévastation du monde.
Pour nos deux éco-léninistes, l’image d’excavatrices géantes au travail dans une mine de charbon à ciel ouvert, l’image des bulldozers en train de terrasser une zone humide pour faire place à une voie ferrée ne sont pas assez explicites pour se rendre compte de l’impact des activités économiques industrielles sur la biosphère. Heureusement,
« les data centers d’aujourd’hui regorgent d’informations ultra-précises couvrant un spectre immense d’activités et d’objets humains et non humains. Il y a là, potentiellement, une infrastructure informationnelle inouïe pouvant être mise au service de la bifurcation[10]. »
Qu’importe leurs coûts écologiques, avec des data centers écosocialistes, « arbitrer sur les usages du numérique » deviendrait un jeu d’enfant. Un peu comme durant la crise du Covid, lorsque les autorités européennes ont demandé à Netflix de réduire la vitesse de diffusion de ses programmes pour réduire de 25 % son trafic et ainsi permettre au bétail confiné de télétravailler dans les meilleures conditions (exemple donné par les deux auteurs[11]). On a vraiment hâte de bifurquer avec Durand et Keucheyan. La sixième extinction de masse, oui, mais socialisée !
Et l’intelligence artificielle ? Un merveilleux outil pour la bifurcation écologique !
« Les modèles “fondationnels” (foundation models) d’apprentissage machinique sur lesquels s’appuient les applications dites d’“intelligence artificielle” soulèvent à cet égard un dilemme intéressant. Ils peuvent contribuer à la bifurcation écologique, par exemple en aidant à repérer automatiquement par télédétection la déforestation et les fuites de chaleur dans les bâtiments ou encore pour optimiser les systèmes de transport et réduire le gaspillage alimentaire[12]. »
Et quand seront détectés des fuites de chaleur ou du gaspillage alimentaire, que se passera-t-il ? Le Grand Planificateur nous enverra la police écologique et des crédits sociaux seront retirés de notre compte ? Durand et Keucheyan assurent également que l’IA, extrêmement gourmande en ressources, sera alimentée par de l’électricité décarbonée, que des analyses coûts-bénéfices seront faites avant chaque déploiement d’application, etc. Enfumage classique des décarboneurs comme des planificateurs. Dans la réalité, l’IA est déjà employée pour optimiser l’extraction de de pétrole[13]. Grâce à l’IA, la banque Goldman Sachs anticipe d’importants gains de productivité et une réduction des prix du brut sur 10 ans[14].
Nos deux éco-marxistes poussent le techno-fanatisme à son paroxysme lorsqu’ils couvrent de louanges l’envoi, par les firmes et les États, de « dizaines de milliers de satellites supplémentaires » qui s’ajouteront aux 8 563 technosaloperies déjà en orbite[15]. Vous comprenez, c’est indispensable pour surveiller l’empreinte carbone des entreprises et des individus, pour faire émerger une « gouvernance planétaire ».
« Ce type d’input est évidemment essentiel pour gouverner le climat. En offrant des observations directes, fines et continues des processus écologiques et économiques à l’échelle de la planète, les données satellitaires massives représentent un point d’appui pour une gestion rationnelle de la crise écologique. Elles contribuent à réunir les conditions épistémologiques d’une nouvelle agentivité de notre espèce ; un progrès dans la création d’une matrice globale permettant de reprendre le contrôle sur une relation déréglée des rapports entre l’humanité et le reste de la nature. »
À l’instar du philosophe transhumaniste Nick Bostrom, copain d’Elon Musk, les auteurs de Comment bifurquer rêvent d’un « panoptique high-tech » planétaire.
Les auteurs basent l’entièreté de leur raisonnement sur une hypothèse erronée : l’idée qu’il y aurait un lien de cause à effet entre puissance technologique et capacité des gouvernements à « piloter » le système techno-industriel. Ils se basent entre autres sur le concept de « pouvoir infrastructurel » du sociologue Michael Mann.
« Le pouvoir infrastructurel procède d’une dialectique nouvelle de centralisation et décentralisation. Par la collecte de l’impôt, l’État fait affluer vers le centre des moyens financiers et des informations sur ceux qui le paient. Ces ressources lui permettent en retour d’étendre son pouvoir sur ses administrés. Le pouvoir infrastructurel se développe par la construction d’infrastructures toujours nouvelles : routes, casernes, registres des impôts, hôpitaux, écoles, systèmes de communication… Ce sont les nœuds ou les relais du pouvoir, qui permettent sa pénétration dans la société civile. Elles sont matérielles : le pouvoir infrastructurel est par essence territorial. »
Concrètement, qu’advient-il quand l’État « pénètre » la société ? Il suffit pour cela de vous poser ces questions : avez-vous apprécié le remembrement et l’industrialisation de l’agriculture qui se sont soldés par l’éradication des paysans ? Avez-vous apprécié la dystopie totalitaire expérimentée durant la pandémie ? Nous, non. Keucheyan et Durand soutiennent pour la énième fois que la perte de contrôle provient du secteur privé qui met la main sur les infrastructures auparavant aux mains de l’État. Saletés de capitalistes oisifs ! Selon eux, se réapproprier l’infrastructure industrielle (câbles Internet, datacenters, réseaux satellitaires, antennes 5G, etc.), qui s’étend désormais à la totalité de la planète, est non seulement possible et souhaitable, mais cela permettrait surtout à un État mondial de reprendre le contrôle du système techno-industriel.
Le mathématicien néoluddite Theodore Kaczynski a minutieusement disséqué, dans le chapitre premier de Révolution Anti-Tech. Pourquoi et comment ? (2016), ce fantasme de toute puissance et en arrive à la conclusion suivante : le développement d’une société ne peut jamais être soumis à un contrôle humain rationnel. Il l’explique par la théorie des systèmes autopropagateurs (SAP), c’est-à-dire « les nations, les entreprises, les syndicats, églises et partis politiques, ainsi que des groupes manquant de délimitations claires et d’organisation formelle (écoles de pensée, réseaux sociaux, sous-cultures) ». Ces groupes, privés ou publics, de droite ou de gauche, sont en compétition et luttent entre eux pour accroître en continu leur pouvoir, gage de leur survie à court terme, sans considération pour les conséquences sociales et écologiques à long terme. C’est essentiellement par l’intermédiaire du progrès technique que certains de ces groupes obtiennent des avantages concurrentiels. C’est pourquoi la Chine investit massivement dans la technologie, en particulier l’intelligence artificielle, avec l’objectif de devenir la première puissance mondiale en 2049, l’année centenaire de la révolution communiste. Nous ne reviendrons pas en détail sur la théorie des SAP qui a largement été développée dans un précédent article.
Durand et Keucheyan essayent tant bien que mal d’attaquer l’argument qui présente la planification comme une entreprise vaine en raison de la complexité d’une société humaine. Pour cela, ils l’associent à un texte de l’économiste libéral Friedrich Hayek datant de 1952. Ils se gardent bien de citer d’autres critiques de la planification étatique, notamment les anarchistes James C. Scott ou encore Jacques Ellul. Ceux qui s’opposent à la planification seront ainsi automatiquement associés par leurs lecteurs à des ultralibéraux, en gros à des gens de droite. Sacrés filous que ces éco-léninistes ! Pour eux, comme les firmes capitalistes utilisent la planification constamment, cela prouve que « l’ignorance et l’incertitude ne sont pas des obstacles insurmontables à des formes de coordination centralisée ». Sauf qu’il y a une légère différence d’échelle entre un business plan et la planification du développement d’une société au niveau planétaire sur 50 ans ou plus.
Des travaux de prospectives récents mettent également à mal la thèse alter-industrialiste de Keucheyan et Durand. Les projections des scientifiques, militaires et écrivains de science-fiction mobilisés au sein de la « Red Team » décrivent un monde à la Mad Max où nationalisme, terrorisme et piraterie prospèrent[17]. Le puçage individuel est rendu obligatoire et les mondes virtuels se généralisent. Biotechnologies et nanotechnologies ravagent les écosystèmes et sont utilisées pour la « guerre écosystémique ». La multiplication des implants neuronaux, du type de ceux développés par Elon Musk (Neuralink), permet de prendre le contrôle à distance d’êtres humains. L’extraction de pétrole se porte à merveille, la conquête spatiale est relancée pour extraire les métaux des astéroïdes, et la course à l’armement bat son plein – sous-marins furtifs, canons électromagnétique « railgun », drones, robots, armes biologiques, etc. –, le tout au beau milieu du chaos climatique et des migrations de réfugiés.
Ces perspectives rejoignent celles de Philippe Braillard, théoricien des relations internationales.
« Sur un plan plus général, l’histoire des relations internationales montre avec évidence que c’est le plus souvent avec la croissance de l’interdépendance que se développent les conflits entre les diverses sociétés, alors qu’une situation caractérisée par un faible niveau des interactions est généralement moins génératrice de conflits[18]. »
Conclusion, les sociétés autonomes de petite échelle avec une faible interdépendance sont garantes de la paix. C’est pourquoi ATR prône le démantèlement du système techno-industriel mondial afin d’évoluer vers des technologies à petite échelle au sein de communautés autonomes de taille humaine.
Footnote [1] — Comité invisible, L’insurrection qui vient, 2007.
Footnote [2] — Cédric Durand et Razmig Keucheyan, op. cit.
Footnote [3] — Jean-Baptiste Fressoz, L’apocalypse joyeuse. Une histoire du risque technologique, 2012 ; François Jarrige et Thomas Le Roux, La contamination du monde. Une histoire des pollutions à l’âge industriel, 2017.
Footnote [4] — https://reporterre.net/Nos-corps-sont-contamines-par-des-microplastiques-dangereux
Footnote [5] — https://reporterre.net/Teflon-les-molecules-toxiques-s-incrustent-partout-jusqu-aux-trefonds-de-l-Arctique
Footnote [6] — Voir cette étude parue dans la revue Nature en 2020 : https://www.nature.com/articles/s41586-020-3010-5
Footnote [7] — Voir cette interview du chercheur Nelo Magalhães, auteur de Accumuler du béton, tracer des routes (2024) : https://youtu.be/ujwQaYpzyoQ?si=oGwZMKuKkxmR9nKC
Concernant l’entretien continu du réseau ferré, on pouvait lire ceci sur le site de l’Ademe. Évidemment, ils nous enfument avec l’économie circulaire en insistant sur la valorisation des déchets, et passent sous silence qu’il faut continuellement extraire de nouvelles ressources pour entretenir le réseau :
« SNCF Réseau est le propriétaire et le gestionnaire du réseau ferré national. La régénération et la maintenance génèrent chaque année d’important gisement sur l’ensemble du territoire national : plus de 120 000 tonnes de rails, plus de 2 Millions de tonnes de ballast, plus de 60 000 tonnes de traverses bois, plus de 300 000 tonnes de traverses béton, plus de 3 000 tonnes de câbles et fil de contact caténaire.
Sur les voies de chemin de fer, le complexe ballasté est la couche d’assise permettant la répartition des charges sur le sol et dans lequel sont enchâssées les traverses. Il est constitué par des granulats de roches massives anguleux et concassées. Soumis à de fortes pressions mécaniques, ce matériau a une durée de vie de l’ordre de 15 à 40 ans, en fonction des tonnages circulés et de la vitesse. Ainsi avec le renouvellement et la maintenance des voies chaque année, près de 2 millions de tonnes de ballast usagé doivent être valorisés. »
https://www.optigede.ademe.fr/fiche/reutilisation-du-ballast-de-depose-des-voies-ferrees (le lien semble ne plus fonctionner)
Footnote [8] — Fabrice Nicolino, Un empoisonnement universel. Comment les produits chimiques ont envahi la planète, 2014.
Footnote [9] — Théodore Kaczynski, Révolution anti-tech. Pourquoi et comment ?, 2016.
Footnote [10] — Cédric Durand et Razmig Keucheyan, op. cit.
Footnote [11] — Cédric Durand et Razmig Keucheyan, op. cit.
Footnote [12] — Cédric Durand et Razmig Keucheyan, op. cit.
Footnote [13] — https://www.monde-diplomatique.fr/2020/03/BROCA/61553
Footnote [14] — https://fr.businessam.be/ia-prix-petrole-previsions-goldman-sachs/
Footnote [15] — Cédric Durand et Razmig Keucheyan, op. cit.
Footnote [16] — https://ifrimaps.org/Competition-Chine-Etats-Unis/sublayer/l-objectif-de-la-chine-depasser-la-puissance-americaine
Footnote [17] — Red Team, Ces guerres qui nous attendent : 2030-2060, volume 1, 2022.
Footnote [18] — Philippe Braillard, L’imposture du Club de Rome, 1982.
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