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Technocène

Portefeuille d’identité numérique : fliquer les humains, détruire la planète

Par
T.S
05
October
2023
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L’application est présentée comme extrêmement pratique pour ses futurs usagers : en quelques mouvements de doigt, il sera possible de prouver son identité, signer électroniquement des contrats, récupérer et générer des justificatifs. Plus besoin de s’embarrasser de quelques cartes et autres permis, tout est dans la machine portative. Le rêve ? Pas tout à fait : cette nouvelle excroissance du système technologique pose question.

 La technologie colonisatrice

  Commençons par noter que cette innovation s’inscrit dans une tendance plus générale : le système technologique ne cesse de coloniser notre existence. La mise en place de ces portefeuilles digitaux en est un exemple parmi d’autres technosaloperies. Par ces innovations (en apparence) pratiques, il s’immisce dans chaque pan de nos activités. Sous couvert d’efficacité et pour se libérer de tâches présentées comme « pénibles » (ici, avoir un portefeuille en poche[1]), une innovation technologique est promue comme une solution. Bien entendu, elle n’en est pas vraiment une, ou en tout cas elle fait naître d’autres difficultés : tout le monde peut témoigner des aléas de la technologie, de ses bugs et de ses lags. Les équipements coûtent chers en argent, et donc en temps de travail pour les individus. Finalement, leur efficacité proclamée est souvent illusoire, et leur usage largement contre-productif[2] alors même qu’il devient omniprésent et – d’une certaine manière - obligé. Digitaliser les portefeuilles est l’énième mouvement de la « numérisation de nos vies » comme l’a relevé Matthieu Almiech[3]. Mais à quel prix ?

https://youtu.be/YSb0nLRte_A?si=oksv4oHaZwPK0vFt

Une vidéo de propagande de l'industriel français Thales censée montrer à quel point la vie est facilitée quand vous êtes enchainé à votre smartphone. L'industrie insiste constamment sur la sécurité dans sa techno-propagande, suggérant que le progrès technologique diminuerait les dangers pour les citoyens. Nous constatons pourtant que l'industrialisation provoque une instabilité croissante dans le monde, que ce soit au niveau géopolitique, social, écologique ou climatique. Un rapport d'Interpol paru l'année dernière montrait par ailleurs que le développement du numérique profitait énormément au crime organisé et aux groupes terroristes.

 Numériser c’est verdir détruire

 On entend souvent que le numérique est la solution contre le réchauffement climatique. De nombreux politiques et chefs d’entreprises insistent sur le verdissement de leurs institutions en mettant en avant la numérisation de leurs services. Numériser permettrait d’éliminer tout un ensemble de gaspillages : par exemple, un transfert par mail dans une administration publique éviterait de gâcher du papier dans une impression superflue. Dans notre cas, on pourrait penser que numériser les papiers d’identité permet de ne plus produire des millions de pièces d’identité plastifiées. Ainsi, on sauverait la planète en multipliant les machines.

Ce discours est soit illusionné (hypothèse bienveillante) soit cynique (hypothèse critique). Dans les deux cas, il est faux. Numériser, ce n’est pas préserver la planète, c’est participer à l’accélération de sa destruction, et ce à plusieurs niveaux. D’abord, l’usage massif de l’informatique et d’internet participe grandement au réchauffement climatique. Le numérique représente 4% des émissions mondiales de gaz à effet de serre. Les data centers, qui stockent les données, consomment énormément d’électricité : un entrepôt de 10000m2 consomme plus qu’une ville de 50 000 habitants[4] ! Leur consommation d’énergie - en croissance exponentielle - au niveau mondial dépasse déjà celle de la France entière[5].

 Ensuite, la production des différents éléments du réseau informatique (câbles, batteries, antennes…) est permise par un système international qui pollue énormément. Cette production nécessite également un extractivisme à grande échelle qui détruit les terres. Bref, la numérisation est une catastrophe environnementale[6]. Elle est aussi une honte sociétale : les mineurs qui extraient  dans la partie sud du globe les métaux nécessaires à l’industrie numérique travaillent souvent dans des conditions inhumaines. C’est un véritable esclavage moderne[7]. Derrière les écrans lisses et propres, il y a le sang de millions d’esclaves, souvent des femmes et des enfants, avec pour résultat la destruction de la terre.

 On voit bien qu’on ne peut blâmer individuellement les « consomm’acteurs » sur ce point.Ce sont des politiques publiques nationales et européennes orientées par le lobbying des géants de l’industrie numérique qui nous enferment dans cette impasse suicidaire qu’est la numérisation à marche forcée[8].

 Un flicage intensifié

 La destruction technologique des conditions d’habitabilité de la planète n’est pas le seul enjeu de la numérisation de nos vies en général, et de notre portefeuille digital en particulier. Mutualiser les papiers d’identification et les confier à des machines informatiques méticuleusement codifiées permet de poursuivre pour les gouvernements des objectifs de contrôle et sécurisation.

 Comme l’a relevé Célia Izoard[9], le portefeuille d’identité numérique s’inscrit dans la continuité du passe sanitaire. Il laisse entrevoir une perspective de flicage assorti d’une disciplinarisation constante. En liant contrôle d’identité au smartphone, cet outil souvent devenu une extension de la main, on produit une accoutumance et un réflexe auto-discipliné. Il devient si facile de dégainer son téléphone pour s’identifier aux différents points d’accès qu’on finit par s’y habituer.

 Alors même que le gouvernement français se montre de plus en plus ouvertement répressif à l’endroit des mouvements sociaux, et notamment des activistes écologistes, on peut s’interroger sur les possibilités ouvertes par ce nouvel ajout à leur arsenal techno-sécuritaire. Les possibilités de résistance et d’évitement de l’appareil répressif sont sans cesse limitées par ces innovations, au fur et à mesure qu’elles enserrent plus fermement l’existence des individus.

 Technophiles privés et publics, même combat

 Cette question des portefeuilles numériques est intéressante car elle présente une facette importante du développement technologique. On voit d’abord comment un nouvel élément de la vie quotidienne est identifié et construit comme un problème à régler grâce à une innovation technologique. Ce qui auparavant ne posait pas question nécessite désormais un appareillage polluant et coûteux. Notons que cette mise en dépendance au numérique produit de l’exclusion chez les moins aptes à l’utiliser chez les anciens notamment).

 Cette numérisation du portefeuille est également intéressante car elle permet de relever les imbrications des acteurs publics et privés dans l’extension de ce domaine de la technologie. Les technologies ne sont pas le fait d’inventeurs solitaires dans leur garage : au contraire, elles sont le fruit de programmes de recherche publique et/ou d’abondants financements des entreprises privées par les États ou d’institutions supranationales comme l’Union européenne[10]. En choisissant d’orienter leurs politiques vers le portefeuille digital, l’Union européenne fait miroiter de gros profits aux entreprises qui se chargent de la conception et de la mise en service de ces nouvelles infrastructures. La nomination comme commissaire européen de Thierry Breton, ancien PDG de l’entreprise Atos[11], vient illustrer de manière presque caricaturale cette imbrication public-privé qu’il est essentiel de mettre à distance pour bien saisir les enjeux de la numérisation de nos vies.

 Pour terminer, notons que l’entreprise Thalès, fleuron français du numérique en pôle position sur la mise en place du portefeuille digital, cumule les projets dystopiques. D’un côté, le techno-totalitarisme généralisé avec le portefeuille numérique, de l’autre un projet de « réseau de centrales solaires en orbite[12] ». Allons-nous vraiment laisser ces fous nous emporter avec eux dans l’abîme ?

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Footnote [1] — Dans la technosaloperie n°5, on l’a vu pour la recherche des clés.

Footnote [2] — On reprend ce terme d’Ivan Illich, qui avait fait le calcul concernant la voiture : dans son ouvrage Énergie et équité, il affirme à l’aide de calculs que si l’on considérait le temps de travail nécessaire pour acheter, alimenter et entretenir son automobile, on arrivait finalement à une vitesse de 6km/h : paradoxal pour un objet qui mettait en avant la vitesse et le gain de temps !

Footnote [3] — https://reporterre.net/Sante-identite-L-Europe-veut-numeriser-toute-notre-vie

Footnote [4] — Voir https://www.grizzlead.com/lincroyable-impact-de-la-pollution-numerique-et-les-bonnes-pratiques-a-adopter-tres-vite/ pour un ensemble de statistiques éloquentes sur l’impact global du numérique. On regrettera que la conclusion normative de la rédaction soit de mettre en avant de micro-gestes individualisants (« couper votre box », « le mode économie d’énergie est votre ami », « fermez vos onglets »…) pour répondre à des tendances structurelles et proprement gigantesques.

Footnote [5] — https://www.capital.fr/entreprises-marches/la-lourde-facture-environnementale-des-data-centers-1424800

Footnote [6] — Guillaume Pitron. L’enfer numérique, voyage au bout d’un like. Les liens qui libèrent, 2021.

Footnote [7] — https://reporterre.net/1-million-d-esclaves-modernes-au-service-des-consommateurs-europeens ; https://www.lemonde.fr/afrique/article/2021/10/03/mines-en-rdc-un-pillage-qui-reduit-une-partie-de-la-population-a-une-forme-d-esclavage_6096924_3212.html

Footnote [8] — https://fr.euronews.com/my-europe/2023/09/12/lindustrie-technologique-depense-plus-de-100-millions-deuros-par-an-en-lobbying-numerique-

Footnote [9] — https://reporterre.net/Bientot-le-portefeuille-d-identite-numerique-un-cauchemar-totalitaire

Footnote [10] — Voir sur ce point Mariana Mazzucato, The Entrepreneurial State: debunking public vs. private sector myths, Anthem, 2013. et Charles Thibout, « Les GAFAM et l’État : réflexion sur la place des grandes entreprises technologiques dans le champ du pouvoir », Revue internationale et stratégique 125, no 1. 2022.

Footnote [11] — https://corporateeurope.org/en/2019/11/thierry-breton-corporate-commissioner

Footnote [12] — https://www.lopinion.fr/economie/thales-planche-sur-un-reseau-de-centrales-solaires-en-orbite

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