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Technocène

Robotiser les influenceurs

Par
T.S
09
November
2023
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Les influenceurs virtuels sont des avatars humanoïdes qui remplissent les mêmes fonctions que les influenceurs « réels » : mettre leur image au service d’entreprises, monétiser leur influence pour vendre différents produits. Cette concurrence illustre bien la place des humains dans le système technologique : des ressources jetables, même quand elles lui sont pleinement dévouées.

Tous les influenceurs sont des « influvoleurs »

Disons-le tout de suite, cet article n’est pas un tract de défense des influenceurs. Les influenceurs sont des personnes qui vendent leur image à des marques sur les réseaux sociaux (Instagram en particulier) pour faire la promotion de produits divers et variés. S’il existe différents types d’influenceurs[1], on pense d’abord à des individus proches de la téléréalité qui vendent un mode de vie hors-sol entre avions, chirurgie esthétique[2], vie à Dubaï[3], luxe ostentatoire et obscène. Réservée aux personnalités les plus médiocres et les plus abjectes produites à la chaîne par cette civilisation industrielle, l’activité d’influenceur ne peut en aucun cas être qualifiée de « métier ».

Les influenceurs participent à la création de besoins artificiels qui entretiennent la frustration nécessaire à la croissance du système techno-capitaliste[4]. Ces crapules sont les visages humains d’une publicité omniprésente au service du vorace système technologique, délétère pour les humains et leur environnement. Leur business model consiste à capter de l’attention et à créer de l’envie pour pouvoir vendre tout un tas de gadgets inutiles et nuisibles. Plusieurs scandales ont récemment mis la lumière sur les agissements de ceux qu’un célèbre lanceur d’alertes a nommés « influvoleurs[5] ». Ces malfrats du Net jouent sur la crédulité de leurs followers pour faire du profit en promouvant des produits inutilisables voire dangereux[6].

Les influenceurs virtuels

Il se trouve que ces influenceurs ont affaire depuis peu à une concurrence qui dépasse leur petit monde. Les influenceurs virtuels sont des avatars humanoïdes créés de toutes pièces par images de synthèse. Ces personnages fictifs ressemblent aux influenceurs classiques (ou « réels ») : ils publient des selfies, postent des photos de voyage, collaborent avec des marques[7]… Les influenceurs virtuels sont plus ou moins réalistes, et certains cumulent déjà des centaines de milliers de followers[8].

Lil Miquela est l’une des influenceuses virtuelles les plus suivies sur Instagram, avec à ce jour 2,7 millions de bovins suiveurs. Sur sa page, on la voit se balader, croquer dans des bonbons, aller chez le fleuriste et au restaurant[9]… Bien entendu, elle y promeut des produits et des marques. Récemment, elle a mis en avant le dernier engin de chez BMW.

50 nuances de machine, toujours là pour refourguer leurs trucs polluants. « Together to amaze and make people dream » : qui rêve de ça sans déconner ?

La déloyale concurrence des machines

Quel intérêt pour une marque de collaborer avec ces influenceurs virtuels plutôt qu’avec des humains en chair et en os ? La réponse est simple : parce que ces machines sont plus fiables, moins chères, toujours disponibles.

Les influenceurs classiques, pauvres humains, sont faillibles : ils disent des bêtises, ils boivent, ils trompent, ils s’énervent… Certains sont violents avec leurs compagnes[10]. De là, ils peuvent tirer une mauvaise réputation et nuire à l’image des marques avec lesquelles ils collaborent, et ainsi coûter là où ils sont censés rapporter. Les influenceurs virtuels viennent avec une promesse contraire : la possibilité d’un pilotage complet du travail d’influence (ils sont « bien plus dociles que les influenceurs humains[11] ») et la garantie de ne pas faire de vagues.

« Face aux dangers liés à la réputation et au comportement des influenceurs "réels", les influenceurs virtuels apparaissent comme une solution efficace, car ils accomplissent des missions similaires sans exposer aux mêmes risques[12]

Les humains ont aussi la caractéristique pénible d’avoir un corps. Un corps terrestre, soumis aux aléas du temps et de la santé, à la fatigue et au dépérissement. Au contraire, « un influenceur virtuel n'a pas les limitations associées à une existence physique[13] ». Il peut travailler sans cesse, 24h sur 24 et 7 jours sur 7, sans jamais se plaindre. En bref, ce n’est qu’un programme, et pour la propagande du système technologique, c’est un atout de poids.

« Éliminer totalement l’homme »

Il faut le répéter : le système technologique déteste les humains. Il exècre leur imprévisibilité, leur diversité, leurs états d’âme, leurs réticences, leurs émotions… Plus généralement, ce système hait la vie. Produit de la classe technocratique, le système techno-industriel ne fonctionne que comme une machine froide, il ne peut se satisfaire de ceux qui doutent, qui tremblent, qui se cabrent… bref de ceux qui vivent. Il ne cherche qu’à produire de bons petits soldats, des rouages huilés dans sa grande ingénierie, des petits éléments qui s’insèreront logiquement et machinalement à ses propres mouvements d’expansion. Cette machinisation du social est vouée à l’échec[14], mais la technique et ses protagonistes s’efforcent sans cesse d’éliminer chaque aspect humain de sa grande marche. Jacques Ellul l’écrivait déjà en 1954 :

« La combinaison homme-technique n’est heureuse que si l’homme n’a aucune responsabilité. Il est sans cesse tenté de choisir, sans cesse l’objet de tentations imprévisibles qui faussent les calculs. [...] Tout cela trouble l’élan de la technique. Il ne faut pas que l’homme ait quoi que ce soit de décisif à faire dans le cours des opérations, car c’est de lui que vient l’erreur. [...] il faut éliminer totalement cette source d’erreurs, éliminer totalement l’homme[15]. »

« Éliminer totalement l’homme » : le réduire dans le processus productif à un simple rouage, le pousser à s’oublier pour se faire élément, maillon, engrenage de la chaine, de la machine, du système. C’est le cas des livreurs Uber Eat[16] ou des employés des entrepôts Amazon[17], forcés de se conformer étroitement aux ordres de la machine. La conclusion logique de la rationalité industrielle consiste – tout simplement – à remplacer l’humain par la machine, bien plus efficace dans le technotope qu’un organisme vivant adapté à un biotope. C’est ce qu’on voit ici avec les influenceurs virtuels.

Être éliminés ou éliminer le système

Pour l’heure, ces influenceurs virtuels sont dirigés par des équipes de community managers, des humains qui travaillent dur pour les faire « exister[18] ». Les Intelligences Artificielles (IA) lâchées sur le net n’ont pas toujours fait briller leurs concepteurs : un bot de Microsoft lancé sur twitter il y a quelques années était par exemple devenu nazi en quelques heures[19]. Pas génial pour l’image de marque. Toutefois, il est à noter que ces influenceurs virtuels sont de plus en plus créés et gérés par des IA à mesure que celles-ci progressent[20]. Peut-être qu’un jour, après les influenceurs réels, ce seront les community managers réels qui seront mis au chômage par des community managers virtuels. Mais qu’on ne s’inquiète pas : les humains sous influence pourront encore longtemps consommer les produits frelatés et polluants qu’on leur fait désirer. Les plus pauvres travailleront toujours aux tâches ingrates, invisibles et mal rémunérées, nécessaires à ce travail « automatisé » en apparence[21]. Nos frères et sœurs des Suds continueront de voir leurs corps et leurs milieux détruits par l’esclavage moderne et l’extractivisme de métaux rares[22] ou moins rares[23].

L’exemple des influenceurs virtuels est intéressant. Il montre que la marche du système technologique se soucie peu des humains, même des plus fidèles et dociles d’entre eux qui le chérissent et travaillent en son sens. L’idée largement répandue selon laquelle la technologie bénéficierait aux humains qui servent le système est fallacieuse. Même ceux qui prêtent allégeance au technocapitalisme encourent le risque permanent d’être éliminés par la sélection artificielle. Il faut comprendre et acter ce que Günther Anders nomme « révolution anthropocentrique » :

« [...] bien que nous soyons les auteurs de ce système - et ce "bien que" rend l'avancée demandée incroyablement difficile -, nous devons renoncer à nous penser comme étant en son centre[24] »

Le système technologique ne nous obéit pas. Il nous utilise comme un matériau de sa propre expansion. Quand il n’a plus besoin des humains, il les jette, comme il est en passe de jeter les influenceurs et les community managers. Il détruit notre planète et nos corps. Il faut reprendre la main, et s’en débarrasser. Cela passe par une vraie révolution.

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Footnote [1] — Notamment des « influenceurs climat ».

Footnote [2] — « Depuis le cabinet de son gynécologue, Maeva Ghennam incite ses abonnées à opter pour la chirurgie en tenant des propos particulièrement hallucinants : "J’ai fait de la radiofréquence et de la mésothérapie sans injection. Je trouve que c’est super important d’avoir un beau vagin. J’ai vraiment de la chance, j’ai vraiment un beau vagin, je n’ai pas les lèvres qui dépassent. C’est trop bien. Là, c’est comme si j’avais 12 ans", se réjouit-elle. » Rapporté dans https://www.rtbf.be/article/maeva-et-sa-chirurgie-du-vagin-qui-fait-polemique-10953392

Footnote [3] — https://livealike.fr/2019/12/s-installer-a-dubai-pourquoi-les-influenceurs-sautent-le-pas/

Footnote [4] — Marshall Sahlins. Âge de pierre, âge d’abondance : l’économie des sociétés primitives. Gallimard. 1976 ; Razmig Keucheyan. Les besoins artificiels : comment sortir du consumérisme. Zones, La Découverte. 2019.

Footnote [5] — https://www.tf1info.fr/societe/avec-son-combat-contre-les-influvoleurs-booba-a-t-il-tue-le-business-des-influenceurs-2262794.html

Footnote [6] — https://www.lerevenu.com/finances-privees/les-nuages-samoncellent-sur-le-monde-dore-de-linfluence-en-ligne

Footnote [7] — https://agencedesinfluenceurs.com/marketing-influence/influenceurs-virtuels/

Footnote [8] — https://www.blogdumoderateur.com/influenceurs-virtuels-instagram-2022/

Footnote [9] — https://www.instagram.com/p/CcYRtMLOVEB/

Footnote [10] — https://www.lepoint.fr/societe/il-m-a-etranglee-la-tele-realite-secouee-par-une-affaire-de-violences-conjugales-01-03-2023-2510517_23.php

Footnote [11] — https://mo-jo.fr/article/00058/influenceurs-virtuels-les-nouveaux-influenceurs-stars-du-web

Footnote [12] — https://www.latribune.fr/opinions/tribunes/les-influenceurs-virtuels-bientot-geres-par-des-ia-sont-ils-plus-puissants-que-les-influenceurs-humains-957022.html Nous soulignons.

Footnote [13] — Ibid.

Footnote [14] — Voir par exemple James C. Scott. L’œil de l’État. La Découverte, 1998.

Footnote [15] — Jacques Ellul, la technique ou l’enjeu du siècle. Armand Colin, 1954, p. 125.

Footnote [16] — Fabien Lemozy et Stéphane Le Lay, « Le rapport subjectif au travail dirigé par les algorithmes. Être livré à soi- même sur une plateforme capitaliste », Mouvements 106, no 2. 2021.

Footnote [17] — David Gaborieau, « Travailler sous commande vocale dans les entrepôts de la grande distribution », in Les risques du travail. La Découverte, 2015.

Footnote [18] — https://www.ouest-france.fr/leditiondusoir/2022-09-27/ce-que-cachent-ces-influenceuses-virtuelles-creees-par-ordinateur-eternellement-jeunes-et-jolies-4837aac9-ae39-472e-9d67-31d44e7073ac

Footnote [19] — Voir https://www.youtube.com/watch?v=mtpanIOCRQw&t=1401s

Footnote [20] — https://www.journaldunet.com/intelligence-artificielle/1519095-influence-de-marque-l-ia-au-service-de-l-avenement-des-influenceurs-virtuels

Footnote [20] — Voir https://www.casilli.fr/tag/micro-taches/

Footnote [21] — https://multinationales.org/fr/actualites/ruee-sur-le-cobalt-le-sous-sol-congolais-continue-a-aiguiser-les-appetits-des

Footnote [22] — https://www.latribune.fr/entreprises-finance/industrie/industrie-lourde/cuivre-debut-de-l-extraction-dans-une-gigantesque-mine-de-rio-tinto-en-mongolie-955008.html

Footnote [23] — Günther Anders, Le rêve des machines, Allia, (1960) 2022. p. 63.

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