La technologie crée des mondes : automobile vs piéton
Les infrastructures industrielles envahissent la terre pour permettre aux machines de se multiplier, un processus d'artificialisation éradiquant peu à peu le monde organique. En prenant suffisamment de recul, on s'aperçoit que le développement des machines est essentiellement un processus colonisateur. Ce qui ne se conforme pas aux besoins de la machine doit être refaçonné pour être adapté. Ce qui résiste est anéanti.
Dans le texte suivant extrait du livre La Baleine et le Réacteur, Langdon Winner montre comment le monde du conducteur entre en conflit et tend à remplacer celui du piéton. En fait, c'est tout l'écosystème artificiel des transports motorisés (automobile, camion, autobus, avion, paquebot, cargo, TGV, tramway, vélo électrique, trottinette électrique, etc.) qui éradique la mobilité organique (musculaire) au nom de l'efficacité, de la puissance, de la vitesse.
La manière dont les moyens techniques tendent à créer des mondes spécifiques peut être observée dans des circonstances familières. Imaginons deux hommes circulant dans une rue calme et ensoleillée, l’un à pied et l’autre en voiture. Le piéton dispose d’une certaine liberté de mouvement : il peut s’arrêter pour regarder une vitrine, parler aux passants et se pencher pour cueillir une fleur. Le conducteur, disposant du pouvoir de se déplacer beaucoup plus vite, est cependant enfermé dans l’espace clos de l’automobile. Ses déplacements sont limités par les dimensions physiques de la chaussée et le Code de la route. Son monde est spatialement structuré par sa destination, par une périphérie d’objets plus ou moins pertinents (occasions d’un coup d’œil sur le côté), et par un ensemble d’objets plus importants – voitures en mouvement ou en stationnement, vélos, piétons, panneaux de signalisation, etc. –, qui se trouvent sur son chemin. Étant donné que la première règle de la conduite automobile est d’éviter de heurter les objets extérieurs, l’environnement immédiat du conducteur constitue un parcours d’obstacles.
Supposons qu’il s’agisse de deux voisins. L’homme dans la voiture aperçoit son ami qui se promène dans la rue et souhaite le saluer. Il ralentit, klaxonne, descend la vitre, sort la tête et crie depuis l’autre côté de la rue. À coup sûr, ou presque, le piéton sera effrayé ou agacé par le coup de klaxon. Il regarde autour de lui pour voir ce qu’il se passe et essaie de reconnaître la personne qui lui crie dessus depuis l’autre côté de la rue. “Tu viens dîner samedi soir ?” hurle le conducteur pour surmonter le bruit de la rue. “Quoi ?” répond le piéton, en s’efforçant de comprendre. C’est alors que la voiture bloquée derrière, qui s’impatiente, commence à klaxonner pour faire cesser ce bouchon impromptu. Incapable d’en dire plus, le conducteur circule.
Nous venons d’assister à un léger accident automobile, mais pas du genre à faire des blessés. Il s’agit d’une collision entre le monde du conducteur et celui du piéton. La tentative de transmettre un salut et une invitation, en général des gestes simples, se trouve compliquée par la présence du moyen technique et ses conditions de fonctionnement. La communication entre ces deux hommes est structurée par une incompatibilité entre la forme de déplacement appelée la marche et une forme beaucoup plus récente appelée l’automobile. Dans des villes comme Los Angeles, où le paysage et les mœurs découlent d’un univers conçu par et pour l’automobile, le simple fait de marcher peut poser problème. La Cour Suprême des États-Unis eut à juger une affaire impliquant un jeune homme qui aimait faire de longues promenades nocturnes dans les rues de San Diego, et qui se faisait régulièrement arrêter par la police pour comportement suspect. La Cour trancha en faveur du piéton, remarquant qu’il n’avait commis ni cambriolage, ni aucun acte illégal. Le simple fait de se déplacer à pied n’est pas encore un crime.
Savoir comment les voitures sont fabriquées, comment elles fonctionnent, comment on s’en sert, connaître le Code de la route et les politiques de transport urbain ne nous aiderait pas beaucoup à comprendre comment la voiture affecte la structure de la vie moderne.
Dans de tels cas, une analyse purement instrumentale-fonctionnelle nous induirait gravement en erreur. Il nous faut interpréter la manière, à la fois évidente et subtile, par laquelle la médiation des moyens techniques transforme la vie quotidienne. Avec du recul, cela apparaît très clairement. Les habitudes individuelles, les perceptions, les conceptions de soi, les idées spatio-temporelles, les relations sociales, les frontières morales et politiques furent toutes fortement restructurées au fil du développement de la technique moderne. Ce qui est fascinant dans ce processus, c’est que les sociétés qui l’adoptèrent transformèrent très rapidement les conditions fondamentales de la vie humaine, sans que cela se voie. De grandes transformations structurelles de notre monde commun furent entreprises sans que l’on ne se soucie de ce qu’elles impliquaient. La technologie fut évaluée sur des bases étroites, des critères tels que l’utilité particulière d’une invention, son efficacité, le profit potentiel ou la praticité du service rendu. Les implications de ce choix ne se révélèrent qu’après, et typiquement sous la forme surprenante série d’“effets secondaires” et de “conséquences imprévues”. Notre traitement culturel de la technologie semble se caractériser par le fait que nous sommes rarement portés à examiner, discuter ou juger des innovations proposées en percevant, de manière assez large et assez précise, leurs conséquences. Au royaume de la technique, nous signons sans cesse toute une série de contrats sociaux dont les termes ne se dévoilent qu’après signature.
Langdon Winner
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