« Les scientifiques agissent pour le bien de l’humanité. » Amen ! (poncif n°8)

« Ô Science bienveillante, tu nous apportes la lumière, le pain, l’eau et la vie. ». Tels sont les mots qui ouvrent l’eucharistie technologique, conduite par les docteurs de la foi scientifique. Mais leur lumière est artificielle, leur pain et leur eau sont empoisonnés, et la vie sous leur commandement n’est rien d’autre qu’esclavage. En tant qu’il est une marque d’adoration, ce poncif doit être démonté, et l’idole, elle, déboulonnée.

Image d’illustration : affiche du film Oppenheimer (2023).

I – La science est une activité de substitution qui s’ignore

L’image d’Épinal du scientifique pauvre, faisant don de ses découvertes à l’humanité avec désintérêt, a grandement servi à affubler la science d’une sainte réputation. Avec les Curie, Tesla et consorts pour alibi moraux, difficile d’en vouloir à ceux qui prétendent que la science est un sacerdoce. Mais est-ce se vouer au bien de l’humanité que de consacrer sa vie à la connaissance d’une fraction d’atome, que de se complaire dans l’étude théorique, que de bâtir (directement ou indirectement) des machines de mort ? Ce type de comportement n’est-il pas plutôt habité par autre chose que le bonheur des humains ?

Posons d’emblée un point important : l’activité scientifique (qui comprend évidemment l’ingénierie) n’est possible que grâce à l’existence d’une société hiérarchisée et technologique, laquelle libère les scientifiques des nécessités vitales et leur permet d’occuper leur vie avec la quête de connaissances. En tant que telle, l’activité scientifique est une pure activité de substitution :

« 39. Nous utilisons l’expression « activité de substitution » pour désigner une activité dirigée vers un but artificiel, inventé uniquement pour motiver l’action d’un individu et lui procurer l’« accomplissement » qui en découle. Voici une règle simple pour reconnaître une activité de substitution. Face à une personne consacrant beaucoup de temps et d’énergie à poursuivre un but X, demandez-vous ceci : si elle les consacrait à satisfaire ses besoins biologiques, en mobilisant toutes ses facultés intellectuelles et physiques de manière intéressante et variée, serait-elle vraiment frustrée de ne pas atteindre le but X ? Si la réponse est non, alors la poursuite du but X correspond à une activité de substitution. Les travaux de Hirohito en biologie marine constituent bien sûr une activité de substitution. Il ne fait pas de doute que s’il avait dû consacrer son temps et ses efforts à des tâches intéressantes et non scientifiques pour assurer ses besoins vitaux, il n’aurait pas été frustré d’ignorer quelques détails de l’anatomie ou du cycle de vie des animaux marins. […][1] »

En sa qualité d’activité de substitution, elle offre un dérivatif aux besoins élémentaires de contrôle des scientifiques. Mais la blouse blanche et le statut occultent parfois une réalité simple : ce sont des humains, faits de chair, d’os et d’eau ; et c’est à ce titre que le système technologique emploie leur vitalité pour progresser. Puisque s’avouer esclave d’une machinerie gigantesque exploitant un désir insatiable de performance pourrait les pousser au suicide, il leur faut un alibi – celui du bien de l’humanité.

II – Le bien de l’humanité arrive en dernier dans l’ordre des priorités

L’excuse du bien de l’humanité laisse croire que la science suivrait une logique unanime, une poussée constante vers ce seul objectif de dévotion à l’espèce. Que par la magie d’une adhésion commune à cet idéal, toute avancée scientifique aurait valeur de « progrès ». La science serait donc téléologique (déterminée dans son essence par le but qu’elle s’est fixé). Cependant, plusieurs éléments contredisent la thèse du bien de l’humanité en tant que première motivation des scientifiques.

  • La recherche est tributaire des investissements économiques des entreprises et des États.

Le petit thésard scientifique innocent se rendra bien vite compte que ses travaux seront conditionnés à leur utilité économique (la même logique préside au financement des laboratoires universitaires), or, celui qui soutient choisit l’objectif à atteindre. De même qu’on ne mord pas la main qui nourrit, on ne rejette pas les fins de celui qui distribue les fonds. Le but d’une grande entreprise privée est-il le bien de l’humanité ? Non, son but est d’assurer sa croissance et de s’imposer en leader sur son propre marché. L’État non plus ne saurait se targuer d’exister en vue du bien de l’humanité. C’est dans le champ de l’ingénierie que s’observe le mieux ce primat de l’industrie :

« Votre récit démontre que vous vous identifiez tellement à la direction de l’usine, à ses cadres et ingénieurs, vous avez tellement intériorisé leurs intérêts, que vous arrivez même à devancer leurs besoins. Normal, vous vous croisez à des congrès, des démonstrations, vous avez la même sociabilité, le même type de déplacements et de loisirs. Le territoire d’une technopole est précisément structuré pour rapprocher les chercheurs des patrons, des cadres et des entrepreneurs. Tout concourt à ce que vous vous identifiiez à leurs besoins, à leurs aspirations ; vous partagez le même milieu social et la même vision du monde. Vous l’avez dit : « On va se retrouver avec les industriels dans des réseaux partenariaux naturels. » Il est naturel pour vous d’être en dialogue constant avec l’industrie. Vous ne travaillez pas pour la société, mais pour des sociétés. Renault, EADS, Orange ne sont pas la société, ce sont des sociétés. Aussi permettez-moi de conclure au fait que les demandes auxquelles vous répondez ne sont pas sociétales, mais commerciales[2]. »

  • Les scientifiques sont pris au piège de la double pensée de la société industrielle.

La double pensée peut se définir, dans le cas présent, comme le fait de séparer les convictions individuelles de l’activité professionnelle. Si l’irresponsabilité des scientifiques face aux conséquences de leur travail est possible, c’est bien parce qu’a triomphé un consensus autour de la prétendue neutralité de la science (et la neutralité scientifique ne vaut pas plus que la neutralité technologique – voir Poncif n°3). Le fait d’accomplir une tâche délétère serait donc isolé du reste de la vie. Face à cela, Günther Anders réplique :

« L’allégation mensongère qui nous a été inculquée et nous apparaît à tous comme valide, selon laquelle nous devons faire preuve de moralité dans les actes de notre vie quotidienne, mais qu’en tant que travailleurs, nous n’avons pas à porter la responsabilité des buts et des effets de nos actes, ou plutôt que nous ne devons pas et n’avons pas le droit d’en porter la responsabilité, est une scandaleuse et insupportable hypocrisie. D’où la règle : le mur qui a été dressé entre ce à quoi nous travaillons et ce que nous faisons dans la vie de tous les jours, nous avons à le démonter et à unifier les deux espaces « pièce de travail » et « pièce de vie ». Soit la morale vaut dans les deux pièces, soit elle ne vaut rien[3]. »

Lors d’un entretien avec Celia Izoard, un ingénieur en arrive à une conclusion similaire :

« Quand tu es ingénieur, tu arrives à taire quelque chose en toi, ou à le laisser hors de la sphère du travail. La sphère du travail est entièrement prise dans une rationalité instrumentale. C’est comme ça, les appels à projets, les appels d’offres sont là, on les suit. S’ajoute aussi l’idée que ce que tu fais sera fait par quelqu’un de toute façon, donc autant le faire d’une façon moins conne que si c’était d’autres. Alors qu’en réalité, et particulièrement aujourd’hui avec le développement de l’intelligence artificielle, la France manque quasiment d’ingénieurs. Si 100 ingénieurs ou chercheurs de l’écosystème toulousain décidaient d’arrêter de faire des algorithmes et des robots, ça casserait tout. C’est évident que chaque démission individuelle apporte quelque chose[4]. »

À noter que, contrairement à ce qu’avance l’ingénieur cité ci-dessus, les démissions en France, quoiqu’appréciables, ne suffiraient pas à faire tout le travail. Sous l’empire du système technologique, si le sous-système France ne s’en charge pas, un autre État s’en chargera avec grand plaisir.

  • L’activité scientifique prétendument neutre est portée par sa propre fin.

La quête du résultat, voilà ce qui anime principalement le scientifique. Débarrassée de toute responsabilité quant à l’usage de ses créations, la fausse neutralité morale de son activité lui sert d’excuse pour pousser à fond ses capacités. Comment expliquer sinon la création de la bombe atomique, des missiles V-2, de machines destinées à remplacer l’homme et détruire la nature, et autres atrocités ? Rejeter la faute sur l’utilisateur est ici bien commode, et le créateur de mort qui s’émeut de l’usage de ses créations n’est rien de plus qu’un hypocrite. Le bien de l’humanité sert alors, comme le patriotisme d’un Wernher von Braun, d’excuse facile masquant le besoin d’aller au bout de l’activité scientifique, d’assouvir des besoins d’ordre psychologique et égotique :

« En 1971, Einstein écrivit que : « Tout notre progrès technologique, si louangé, et même la civilisation dans son entièreté sont comme une hache entre les mains d’un psychopathe. » Il est donc difficile de prêter une motivation altruiste aux travaux d’Einstein. Einstein avait certainement réalisé que toute avancée dans la physique pouvait avoir des applications pratiques, et ainsi favoriser le progrès technologique qu’il comparait lui-même à une hache entre les mains d’un criminel. Il continua pourtant d’œuvrer en physique théorique jusqu’à un âge avancé — même après avoir assisté au développement des armes nucléaires auxquelles ses recherches avaient contribué. Pourquoi ne cessa-t-il donc pas de travailler ? Il s’agissait sans doute d’une obsession. Au crépuscule de sa vie, il nota : « Je ne peux me mettre à l’écart de mon travail. Il me tient inexorablement prisonnier[5]. » »

III – Le discours scientifique est un discours idéologique

D’après Jules Monnerot, l’idéologie :

« fournit une autre version de la relation entre le motivé et ce qui le motive. Les matériaux qui la composent et qu’elle organise sont des matériaux “diurnes”, des matériaux de pleine lumière pour ainsi dire : ils sont tous avouables, plus qu’avouables, honorables. Ils se réfèrent constamment aux valeurs célébrées dans une société. […] L’idéologie traduit des aspirations de l’être naturel en termes éthiques et sociaux[6]. »

Les quelques éléments développés plus haut suffisent à rendre incertains les dogmes de bonté et de neutralité des sciences. À l’aune de la définition de Monnerot, ces derniers jouent réellement le rôle d’une « autre version de la relation entre le motivé et ce qui le motive », et laissent par conséquent libre cours à une idéologie scientifique. Ainsi, contrairement à ce qui est généralement avancé, l’objectif de la science n’est pas le « bien de l’humanité », mais bien de s’accroître et de se propager aux dépens de la nature et de la liberté humaine.

Cet objectif à présent déterminé, il devient plus aisé de démasquer les manœuvres discrètes de ceux qui appellent à « repoétiser » la science, à « révolutionner » notre rapport au réel (rôle dévolu en France à Aurélien Barrau). Mais peut-on repoétiser ce qui dès l’origine s’est affirmé comme une œuvre prédatrice de contrôle et d’exploitation de la vie ?

Une chose nous apparaît clairement : les tenants d’une science douce comme Barrau sont là pour contrecarrer la perte de foi du commun des mortels en donnant l’illusion d’une autocorrection possible du système (voir Poncif n°4 sur les bons côtés et les mauvais côtés de la technologie). Leur idéologie est une théologie. Sous peine de devenirs hérétiques, les scientifiques ne peuvent remettre en cause les fondements de leur foi ; au mieux, ils professeront une foi réformée.

En définitive, l’ensemble des pistes dégagées ici nous permet d’aboutir à une conclusion pratique : Le discours scientifique étant un discours idéologique, il faut lui répondre idéologiquement et non pas scientifiquement.

« Nous avons donc à nous défendre contre les imposteurs de tous dogmes, religieux ou scientifiques, qu’ils s’abritent sous la robe du prêtre ou le frac du savant. Ce que nous avons à retenir, c’est que la Civilisation, qu’elle soit égyptienne ou romaine, a toujours eu le prêtre comme instigateur, que c’est le prêtre et le moine qui ont les premiers pratiqués la Science, que Religion et Science ont un but ; celui d’éloigner l’homme du sens naturel, et, en l’incitant à réformer son origine, à perpétrer son esclavage et à l’augmenter constamment[7]. »

La propagande technique se rit du contre-argumentaire technique. Un Jean-Marc Jancovici, prodiguant sa foi nucléariste auprès d’une foule avide de croire, jouirait de voir son ennemi se perdre dans le champ de la science. Mais l’anti-tech refuse le jeu de l’ennemi, il réfute ses règles, son langage, sa puissance. Perdre en s’y pliant signifierait consentir à l’esclavage, et cela nous est intolérable.

R. F.


  1. Kaczynski Theodore J., La Société industrielle et son avenir, dans L’Esclavage technologique Vol. 1, Éditions LIBRE, 2023. Hirohito était empereur du Japon de 1926 jusqu’à sa mort en 1989.

  2. Izoard Celia, « Lettre à Jean-Paul Laumond, directeur de recherche en robotique au Laas-CNRS » dans Merci de changer de métier – Lettres aux humains qui robotisent le monde, p. 84, Éditions de la dernière lettre, 2020.

  3. Anders Günther, Le rêve des machines, traduit par Benoit Reverte, p. 129, éditions Allia, 2022.

  4. Izoard Celia, « Entretien avec Olivier Lefebvre, ancien doctorant du Laas-CNRS et ingénieur en robotique démissionnaire – Pourquoi je change de métier ? » dans Merci de changer de métier – Lettres aux humains qui robotisent le monde, p. 119, Éditions de la dernière lettre, 2020.

  5. Kaczynski Theodore J., Lettre au Dr P. B. sur les motivations des scientifiques, dans L’Esclavage technologique Vol. 1, Éditions LIBRE, 2023.

  6. Monnerot Jules, Sociologie du communisme, éditions du Trident, 2005 (3 tomes), cité dans Kaczynski Theodore J., Lettre au Dr P. B. sur les motivations des scientifiques, ibid.

  7. Bigot Honoré, « Corruption, décomposition », Le Naturien n°2, 1er avril 1898.

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