Je suis un robot souriant
Ce travail a aspiré mon être. Lissée puis vidée, je ne suis plus qu’un corps vide.
Je suis caissière dans une petite épicerie, autrement dit je suis un robot souriant.
Mon travail consiste à dire bonjour, scanner des articles, encaisser, dire merci et au revoir. Voilà ce que je fais de mes journées. J'exécute des gestes automatiques garnis d’une politesse standardisée.
Ça fait seulement deux mois que je fais ce travail et cela a suffi pour qu’il aspire tout mon être et y laisse un trou béant à l’intérieur de moi.
Je vois des centaines de clients par jour, et je dois sourire à chacun d’entre eux, un sourire qui doit toujours être impeccable. Mais à quel moment est-il sincère quand il doit être tenu sept heures par jour ? À quel moment est-il sincère quand je souris à des centaines de personnes que je ne connais pas et que je ne reverrai jamais ? Sa constance obligatoire détruit sa sincérité. Parfois on me remercie pour mon sourire, « mais madame ce sourire n’est qu’une émotion vide dans un corps automate ».
Les mêmes gestes que j'exécute chaque seconde font de moi un robot, une machine. Mon corps devient un automate réalisant des gestes identiques au millimètre près avec un rythme variant, mais toujours dicté par la machine avec laquelle je travaille. La politesse reste mon seul lien avec le vivant, le seul lien qui fait de moi une vivante. Mais celle-ci m’écœure, elle me rappelle en permanence ma condition de machine, elle est le symbole d’un travail aliénant où cette attention, cet échange avec autrui reste celui qui nous sauve, celui qui nous empêche de glisser vers notre mort intérieure exigée par le monde-machine.
Combien de clients entrent dans le magasin sans dire bonjour, combien de clients ai-je encaissés qui n’ont pas levé leur nez de leur téléphone, combien de clients ai-je encaissé qui ne m’ont même pas adressé un seul regard ? Combien de clients ? Et combien de fois ? L’Autre ne te regarde plus, ne te considère plus, ne te reconnaît plus comme semblable, comme être humain.
C’est dans le rapport aux autres qu’on se sent exister, n’est-ce pas ? Alors si je ne suis qu’une machine de plus dans le décor techno-industriel, qui suis-je ?
Quand on fait ce travail et qu’on voit autant de personnes chaque jour, nous pouvons en retirer quelques généralités sociologiques. Les clients sont insupportables, sans-gênes et antipathiques. La répétition de comportements ingrats est révélatrice et trouve ses causes dans une vision globale de la société techno-industrielle.
Les clients ne savent pas chercher, qui sait encore chercher dans une société où n’importe quel produit ou service nous est livré en un clic ? Les clients ne savent pas attendre, qui sait encore attendre dans une société où règne l’immédiateté ? Les clients touchent à tout, tout le temps, mais évidemment que le réel rend curieux quand le monde numérique et ses écrans sont notre quotidien.
Certains clients ou plutôt certaines clientes tentent parfois de me faire la conversation, désarçonnée quand on me pose une question plus personnelle, non en lien avec le magasin, je rougis presque, dérangée d’être autre chose qu’un rouage. Et puis nous nous rendons vite compte mutuellement du malaise, je suis là pour les encaisser, c’est cela mon rôle social, dans ces conditions nous n’avons pas grand-chose d’autre à nous dire.
Le vide s’installe très vite, il suffit de quelques semaines. Je dis « le » parce que ce n’est pas n’importe quel vide. Le fonctionnement du système industriel, et l’organisation sociale qui en découle, exigent un découpage des métiers où chacun doit être à sa place, correspondant à un rouage d’une longue chaîne, souvent internationale, de conception, de production et de consommation. Chaque vide provient toujours de la même source ; le pion auquel nous réduit la société industrielle, qui nous vole tout pouvoir sur nos vies.
Je suis le rythme de la machine. Je suis ou je suis ? Je ne suis plus un être pensant, dénué de responsabilité et d'autonomie, mon corps réagit aux consignes de la machine. Je n’ai pas le temps de penser, je ne suis pas là pour penser. « Un rythme dont la première conséquence, avant même la fatigue physique, est d’enrayer un vide mental » disait Sebastian Cortès [1]. Même après le travail, mon cerveau s’éteint, abruti par l’automatisation des tâches. Je regarde en permanence dans le vide, un vide dans lequel j’ai envie de me jeter ; absurdement puisque le vide est omniprésent. Il me côtoie en permanence, il s’engouffre en moi. Le vide n’est rien, il est la négation de mes émotions, de ce que je suis. On ne peut remplir le vide, on doit tenter d’exister avec lui, alors les réseaux sociaux, les séries, les vidéos Youtube le font oublier un instant. L’alcool ne le fait pas oublier, il soulage et tente de le remplir, mais la redescente est dure car en plus du vide, la sensation d’échec s’y ajoute. Le café est ce qui me fait aller au travail, l’alcool est ce qui me fait y retourner. La drogue devient un moteur et une récompense. Sans drogue, sans substance qui nous éloigne de la réalité et donc du vide, survivre devient compliqué.
Je travaille avec trois machines. La première sert à laver le sol du magasin, la deuxième à enregistrer les colis déposés par le livreur et les clients, la troisième, c’est la caisse, un ordinateur qui crée un ticket et marque chaque article scanné. Les trois ont leur rythme différent, leurs spécificités. Dans les trois cas, la machine n’est pas un outil. La machine dicte mes faits et gestes, et supprime – me vole – drastiquement la faculté de penser.
Si une erreur est commise, même si à ce stade elle me rassure en révélant en fait la marque de mon humanité, l’écran me dira quoi faire, je dois lire ce qu’écrit la machine car c’est elle qui a toujours raison.
Nous ne contrôlons pas les machines. Croire que l’on contrôle les machines, c’est croire que nous avons du pouvoir sur elles.
Quel pouvoir avons-nous sur elles quand elles déterminent notre rythme, nos pensées en leur absence, nos gestes, nos paroles et façonnent donc tout ce qui fait de nous des humains ?
Nous sommes soumis à la machine.
Mon point ici n’est pas de critiquer chaque machine une par une, il n’y a pas de bonnes et de mauvaises machines, d’abord parce que la machine est intrinsèquement responsable du vide. Elle est à l’origine de la séparation de nos pensées et de nos actes, tant qu'elle existe, ils seront toujours drastiquement séparés. Ensuite, parce qu’elles sont toutes le résultat du progrès technologique qui vise toujours plus à tout informatiser et numériser chaque tâche remplaçable. En bref, elles sont à l’origine de l'aliénation et l’exploitation industrielle.
Un jour, une dame m’a demandé si ce n’était pas trop dur de rester auprès de tant de viennoiseries sans être frustrée au vu de l’odeur qu’ils dégagent. Je n’y avais jamais pensé. Ce ne sont pas réellement des croissants, ils sont : « Boulang. 1,10 » parce c’est ce que je tape sur la machine quand j’en vends. C’est tout. Poireaux : 239, carotte : 237, abricot : 160, prune mirabelle : 167, salade : 200, tomates anciennes 217, tomates grappe : 215, pastèque : 157, aubergines 222, courgettes : 220, tête d’ail : 223…
Chaque fruit, chaque légume est un numéro. Les clients réguliers ont un compte, ils sont des numéros aussi. La machine transforme mon rapport à la réalité, tout ce qui m’entoure devient codifiable, vide de toute substance matérielle. Je passe sept heures par jour à taper des numéros sur un ordinateur, je passe sept heures par jour à regarder un écran, alternant avec des yeux qui ne sont que le support matériel d’un nombre que j’annonce, indiqué par la machine. Chaque jour, ce travail m’enfonce un peu plus dans le vide. J'en fais des cauchemars, terrorisée à l’idée de bugger.
Peut-être que je suis une mauvaise caissière, que c’est de ma responsabilité individuelle que de mettre de la joie dans ce que je fais, peut-être que ça ne relève que de mon humeur déplorable si les clients m’énervent. Mais « même quand je suis décidé, je suis destiné à faire défiler des codes-barres », disait Jean. Peu importe mon humeur, le processus de rationalisation et d’optimisation des tâches me réduit à une machine et m’arrache ma dignité. Peu importe l’énergie ou l’amour que je mets derrière le « bonjour » ou le « au revoir » ils seront toujours la marque d’une interaction sociale hypocrite découlant d’un travail inhumain.
L’existence des caisses automatiques est la preuve que le métier que je fais est complètement automatisable par la technologie. Si mon métier est remplaçable par quelques câbles branchés ensemble, un scanner et un écran tactile, cela montre bien que je ne sers à rien.
La technologie crée un monde à elle seule dans lequel nous devons nous adapter en permanence, nous y sommes subordonnés, à présent plus en interaction avec des machines qu’avec des humains.
Nous sommes esclaves de la technologie et soumis à la classe de scientifiques et d'ingénieurs qui la conçoivent.
L’abrutissement général des masses, l’absence massive de sens dans nos vies, la dignité arrachée aux travailleurs et travailleuses ne sont pas seulement dus au modèle économique capitaliste, mais à toute l'infrastructure techno-industrielle, elle est la base matérielle du système de production et économique actuel. C'est cette dernière que nous devons cibler, ainsi que la technocratie qui nous avilit, nous asservit jusqu'à laisser des corps vides amputés de toute leur humanité.
J.B., 16 septembre 2024
Footnote [1] — Sebastián Cortés, Antifascisme radical. Sur la nature industrielle du fascisme, 2015.
Rejoignez la résistance.
ATR accueille et forme constamment de nouvelles recrues déterminées à combattre le système technologique.