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Réensauvagement

« La technologie détruit les gens et les lieux. Je la rejette. »

Par
S.C
10
February
2024
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Nous traduisons une série d’articles écrite par l’auteur luddite et autonomiste irlandais Mark Boyle et publiée dans le journal britannique The Guardian entre 2016 et 2019. Dans ce premier texte[1], Boyle explique pourquoi il a décidé d'abandonner la technologie « complexe », autrement dit les techniques autoritaires dépendantes du système techno-industriel. Il est notamment l'auteur de L'Année sauvage : une vie sans technologie au rythme de la nature (2021).

Il faut toutefois souligner que la démarche de Boyle, pour être étendue à davantage de personnes et pérennisée dans le temps, devra s'inscrire dans un mouvement de résistance global à la technologie qui se fixe comme objectif unique la mise à l'arrêt du système. Dans le cas contraire, toutes les alternatives existantes à la société industrielle seront probablement balayées dans les prochaines décennies.

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À partir de mercredi, je vais vivre sans ordinateur portable, sans Internet, sans téléphone, sans machine à laver et sans télévision. Je veux retrouver ma vie. Je veux retrouver mon âme.

Je ne saurai jamais combien de personnes ont aimé cet article, ni combien l'ont partagé ou trouvé à côté de la plaque, anti-progressiste ou ironique. Je ne lirai jamais non plus de commentaires sur mon hygiène personnelle ni suggérant qu'un luddite comme moi doit embrasser l'industrialisme. Ce n'est pas une mauvaise chose, car dès que l'écriture devient un concours de popularité – récompensant le sensationnalisme, l’esprit de troupeau et le mensonge au détriment d'une exploration honnête de sujets complexes – ce sont les gens et les lieux qui perdent. Et les responsables qui ont des comptes à rendre gagnent. Ils gagnent, mais seulement à court terme.

Je ne verrai aucune réaction sur le web, car que je vis dans une cabane – construite avec de l'épicéa, du chêne, des mains, de la paille, du sapin Douglas, de l’obstination, de la terre et des genoux – sans électricité ni commodités modernes (d’ailleurs je n'ai jamais trouvé particulièrement commode de travailler pour acheter et entretenir ce confort moderne).

À partir de mercredi, je refuse totalement le monde de la technologie complexe. Cela signifie pas d'ordinateur portable, pas d'internet, pas de téléphone, pas de machine à laver, pas d'eau courante, pas de gaz, pas de réfrigérateur, pas de télévision ni de musique électronique ; rien qui nécessite l'extraction de cuivre, des forages pétroliers, la fabrication de matières plastiques indispensables à la production d'un seul grille-pain ou d'un seul système solaire photovoltaïque.

Ayant déjà rejeté ces technologies complexes d'échelle industrielle, j'ai l'intention d’embrasser pleinement ce que l'on appelle péjorativement la technologie primitive. Dans les limites autorisées par ma participation à la civilisation, j'essaie également de résister à la domination moderne de ce que Jay Griffiths[2], dans Pip Pip, appelle le temps de l'horloge – et j'échoue chaque jour.

Tout cela donne certainement l'impression que je renonce à beaucoup de choses. J'ai l'intention d'être clair et honnête sur les difficultés que je vais rencontrer au cours des prochains mois, en particulier à l'ère numérique. Mais je suis aussi très enthousiaste à l'idée des leçons que je vais pouvoir apprendre de cette vie – de moi-même, de la société, du monde naturel. Peut-être des choses que mon esprit de cyborg est encore incapable d’imaginer. C'est l'expérience que j'ai faite en vivant sans argent durant trois belles années[3].

Rejeter des technologies considérées par ma génération comme des besoins basiques de l’existence n'a pas été une décision prise sur un coup de tête. Je regrette déjà de ne pas pouvoir décrocher le téléphone et parler à mes parents. Le travail d’écriture est différent. Il manque à mon crayon le copier-coller et la touche supprimer, deux fonctions de traitement de texte qui témoignent d’une culture standardisée, éphémère et fantaisiste ; et cela fait un certain temps que les médias et le monde de l'édition n’emploient plus le courrier postal.

https://youtu.be/tkZoUuAqRhk?si=0JUoTamxvUXqUiVx

Un reportage sur Mark Boyle (en anglais). "Ma motivation première était écologique. Il y a 10 ou 15 ans, j'ai fini par comprendre que la société industrielle anéantissait la vie sur Terre. D'ailleurs, cela n'est même plus subversif de l'affirmer en public."

J'ai décidé de me débarrasser des technologies complexes pour deux raisons. La première est que je me suis senti plus heureux loin des écrans et des stimulations incessantes qu'ils génèrent, et que je vis mieux dans l’intimité de mon lieu de résidence. Ensuite, plus important encore, je me suis rendu compte que la technologie détruit beaucoup de choses.

La technologie détruit notre relation avec le monde naturel. Elle nous sépare d'abord de la nature, puis convertit la vie en fric qui lubrifie les rouages de la société consumériste. Non seulement elle nous permet de détruire efficacement les habitats, mais au fil du temps, cette séparation nous a conduits à accorder moins de valeur au monde naturel. Ce qui signifie que nous le protégeons de moins en moins, et que prendre soin de la nature n’a plus d’importance pour nous. A cause de ce cercle vicieux technologique, nous provoquons en toute conscience la sixième extinction massive d'espèces.

La technologie détruit les lieux. Outre les océans, les rivières, les terres arables, les forêts, les montagnes et les prairies, la technologie nous aide à massacrer et à polluer avec une précision et une rapidité toujours supérieures. Son ensemble complexe de rouages nous transporte rapidement dans le monde entier, avec la certitude de pouvoir rester en contact avec nos proches. Mais en réalité, les moyens modernes de communication n'offrent qu'un substitut toxique à une connexion réelle et au temps passé ensemble. La technologie endommage gravement – voire anéantit totalement – les communautés rurales, ce qui incite leurs jeunes à migrer vers les centres industriels et financiers – les villes. Et comme le disait l'écrivain et écologiste américain Wendell Berry[4], les villes reposent sur la dévastation d'un endroit lointain que les consommateurs peuvent ignorer grâce à la distance physique et à l’irresponsabilité généralisée que permet la technologie.

Lorsque je vais chercher de l'eau à la source le matin, je rencontre des voisins et nous discutons. Oui, cela prend du temps. J'ai trouvé ça frustrant au début, mais la lenteur est devenue une mauvaise chose seulement quand on a commencé à convertir le temps en argent. Marcher six kilomètres jusqu'au bureau de poste pour envoyer mes lettres prend également du temps, mais cela me lie aux gens et aux lieux d'une manière unique. Jamais il ne pourrait en être ainsi en restant sur ma chaise, dans ma chambre, seul, à écrire sans discontinuité des courriels sur un clavier d’ordinateur.

La technologie détruit les gens. Nous sommes en quelque sorte déjà des cyborgs (pacemakers, prothèses auditives), et nous sommes en bonne voie vers la dystopie de Big Brother fantasmée par les techno-utopistes. Regardez dans quel état nous sommes. Nos modes de vie toxiques et sédentaires répandent à une échelle industrielle des afflictions telles que le cancer, les maladies mentales, l'obésité, les maladies cardiaques, les maladies auto-immunes et les intolérances alimentaires, ainsi que les tortures mortelles que sont la solitude, la tyrannie de l’horloge et le manque de sens. Nous passons probablement plus de temps à regarder du porno qu'à faire l'amour, les relations se brisent parce que nous fixons des écrans plutôt que des yeux, et les réseaux sociaux nous rendent antisociaux.

Vivre sans technologie complexe comporte quelques difficultés, surtout pour les personnes comme moi qui n'ont jamais été initiées. Mais je préfère déjà cette vie, et de loin. Au lieu de gagner ma vie pour payer les factures, je vis ma vie. Contrairement à ce que j’imaginais, mon principal problème n'est pas l’ennui, mais de parvenir à faire toutes les choses que j’ai envie de faire. Bien sûr, laver ses vêtements à la main est parfois pénible, mais ce petit inconvénient ne saurait justifier la destruction de la nature.

Des amis bien intentionnés essaient souvent de me convaincre d’adopter une existence hors réseau, mais de continuer à utiliser des batteries, des câbles électriques et des panneaux photovoltaïques (comme je l'ai fait à une époque). Ainsi, je resterais connecté par une sorte d’étrange câble invisible au réseau mondial de carrières, d'usines, de salles d'audience, de mines, d'institutions financières, de bureaucraties, d'armées, de réseaux de transport et de travailleurs nécessaires à la production de ces technologies. Ces amis me demandent également de rester sur les médias sociaux pour parler de la question de la technologie, mais je leur réponds que mon renoncement à la technologie complexe est une forme de dénonciation. Ma culture a conclu un pacte faustien, en mon nom, avec ces tyrans diaboliques que sont la Vitesse, les Chiffres, l'Homogénéité, l'Efficacité et l’Emploi du temps. Maintenant je dis au diable que j’ai l’intention de récupérer mon âme.

Ma vie a sa part d'ironie, et elle peut sembler hypocrite. Bien que j'aie initialement écrit ces mots (une technologie) avec un crayon (une technologie) dans une cabine fabriquée à la main (une technologie), l’incohérence de ce blog en ligne ne m'a pas échappé. C'est le compromis que je fais pour l'instant. Si vous voulez contribuer à une société plus saine, le compromis peut être une bonne chose quand vous connaissez vos limites. Être un hypocrite est toujours mon idéal le plus élevé, car cela signifie que je me suis fixé des valeurs supérieures à celles que j'atteins à tout moment.

Nous sommes tous d’accord pour dire qu’au moins certaines technologies nuisent à notre monde naturel, à nos sociétés et, en fin de compte, à nous-mêmes. Nous pouvons donc reconnaître la nécessité de rejeter certaines technologies. Si nous voulons éviter l'extrémisme technologique, nous devrons tracer une ligne dans le sable quelque part. J'ai tracé la mienne, et je ne la déplacerai qu'en direction de ma maison.

Mark Boyle

Traduction : MH

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