David Skrbina, philosophe de la technologie

Entretien avec David Skrbina

Nous vous proposons la traduction d’un entretien avec David Skrbina, universitaire anti-tech américain (et correspondant du Dr. Theodore Kaczynski), paru dans le premier numéro de la défunte revue anti-tech Garden.


Lorsque Ted Kaczynski travaillait dans le Montana, le monde était sans conteste très différent de ce qu’il est désormais, tant en termes de technologie que d’attitude à l’égard de celle-ci. Comment ces changements affectent-ils le mouvement anti-tech ? Quels sont les principaux obstacles au mouvement anti-tech aujourd’hui ? Comment pouvons-nous les surmonter ? Inversement, qu’est-ce qui pourrait bénéficier au mouvement anti-tech grâce à ces « progrès » ?

J’ignore exactement quand Ted Kaczynski a écrit son manifeste, mais cela s’est probablement étalé sur plusieurs années à partir du milieu des années 1980 jusqu’au début des années 1990. À cette époque, la technologie était beaucoup moins envahissante ; il y avait de simples ordinateurs domestiques, des ordinateurs de bureau, mais pas beaucoup plus — pas de courrier électronique, pas de téléphones portables, aucun réseau social, seulement une utilisation spécialisée d’Internet. Le « temps d’écran » se limitait à la télévision et, occasionnellement, à aller voir un film. Les enfants et les jeunes n’avaient pratiquement aucune interaction avec les ordinateurs, hormis quelques jeux vidéo et d’arcade.

Malgré tout cela, l’analyse de Ted – qui à bien des endroits s’inspirait de Jacques Ellul – était suffisamment rigoureuse pour saisir les problèmes principaux de la technologie, jusqu’à réaliser de véritables prédictions sur l’avenir. Il voyait sa puissance grandissante, sa progressive omniprésence, sa tendance croissante à déshumaniser, à rendre la vie triviale et sans intérêt. Depuis la publication du Manifeste en 1995, le progrès technologique a été spectaculaire. Toute une gamme de nuisances physiques, psychologiques et morales est directement liée à l’usage intensif de la technologie, en particulier chez les plus jeunes. Et pour les écologistes comme moi, rien n’est plus destructeur pour la nature qu’un système technologique à haute énergie et haut débit. Le réchauffement climatique, l’extinction des espèces et tout le reste sont corrélés à la technologie moderne.

Du côté « positif », Internet et autres moyens de communication permettent de propager rapidement l’information et de s’organiser sur de grandes distances. Mais ces avantages ne suffisent à amortir les pertes subies. Chaque progrès de la technologie est une perte nette pour l’humanité ; nous y gagnons par quelques petites façons, mais le pouvoir du système est multiplié par 100.

S’il y avait un avantage aujourd’hui, ce serait donc (légèrement) en termes de communication, mais surtout le fait que beaucoup plus de gens ressentent la contrainte technologique. Ils savent que la technologie leur est nuisible – stress, dépendances, addictions, etc. Cela fait beaucoup plus de « recrues » potentielles pour un mouvement anti-tech naissant.

On constate un engouement croissant pour la vie « hors réseau » ou l’autosuffisance dans la nature. Cela se manifeste d’abord sur les réseaux sociaux mais aussi sur le marché des « tiny house », des panneaux solaires, etc. À votre avis, une véritable autosuffisance en dehors du système est-elle encore possible ? S’agit-il d’un objectif valable ?

Si le système technologique s’effondre, il y aura d’abord une grosse perte d’êtres humains, parce que trop peu sont préparés à vivre sans haute technologie. Sans énergie fossile ou nucléaire, nous reprendrons la vie d’antan — basée sur la force humaine et animale. Certaines biorégions pourraient soutenir un bon nombre de gens, mais beaucoup de zones seront totalement dépeuplées. Imaginez tous ceux qui vivent dans des déserts (Phoenix, Las Vegas, etc.) ou des climats nordiques inhospitaliers (une bonne partie du Canada et de l’Europe du Nord). Les humains survivants devront réapprendre à vivre de la terre, et bien sûr « hors réseau ». Sans électricité, produits du pétrole, gaz naturel, la vie deviendra bien plus simple et directe. Et c’est une bonne chose — l’humanité a évolué pour vivre ainsi, c’est la vie qui nous convient le mieux. Elle permet encore une large place à la culture, aux arts, à l’éducation ; souvenons-nous juste de ce qui était déjà possible dans l’ancienne Athènes de Platon, 400 ans avant J.-C.

Des technologies basses combinées au savoir scientifique et biologique de base d’aujourd’hui (théorie microbienne de base, usage de savon et d’alcool, physiologie humaine de base) permettront une existence très satisfaisante et vraiment soutenable.

La conclusion étant que, oui, il vaut mieux commencer maintenant à apprendre comment vivre une simple vie paysanne. Cela ne fera pas de mal de pratiquer dans des zones rurales, même pour de courtes périodes en été. Quiconque pouvant faire une reconversion à temps plein doit le faire. (Pour ce qui est de la question du transport : les voitures seront les premières choses à pourrir après l’effondrement. Je dirais donc : utilisez votre voiture maintenant si vous devez, mais soyez prêts à vous en passer.)

À l’heure où nous écrivons, le monde semble au bord d’une violence potentiellement catastrophique. La Russie a envahi l’Ukraine pendant que la déstabilisation politique se poursuit aussi bien en Amérique que dans d’autres pays développés. Des mots comme « guerre nucléaire » et « guerre civile » font désormais partie de la rhétorique dominante. Le mouvement anti-tech doit-il tirer parti d’une telle violence généralisée ? Ou s’agit-il juste d’un moyen pour le système de faire avancer ses propres objectifs ?

Un système technologique mondial qui épuise et pollue son environnement est intrinsèquement instable, et hautement vulnérable aux pannes et donc à l’effondrement. La haute technologie produit en sus trop de gens, qui doivent ensuite se battre pour les terres, les ressources et la nourriture. Dans une perspective d’effondrement sont à prévoir des guerres (civiles ou non) et des pandémies. Voilà les signes que « la fin est proche ».

Mais la « fin » peut advenir sous deux formes : soit l’effondrement et le retour à une société de néo-chasseurs-cueilleurs, soit la victoire technologique, comme une super-IA ou des auto-réplicateurs en roue libre.

C’est là qu’entre en jeu l’idée de singularité. Si Ray Kurzweil [un transhumaniste] a raison et qu’elle advient vers 2045, ce sera le pont de non-retour. Si l’effondrement advient avant, la haute technologie disparaîtra aussi. Après cette date, la technologie pourrait survivre de manière autonome, avec ou sans êtres humains autour. Si la technologie (ou les réseaux, Internet, etc.) devient superintelligente vers 2045, il devient très ardu d’imaginer un meilleur futur. Ici la science-fiction deviendra encore réalité : humains comme majorité de la nature seront annihilés.

Voilà pourquoi Ted nous suggère d’augmenter les tensions sociales aujourd’hui — dans l’espoir d’accélérer l’effondrement, pour éviter davantage de morts et éviter toute singularité.

Quel conseil donneriez-vous à ceux souhaitant s’impliquer dans une organisation anti-tech ? Quelles sont les étapes pratiques à suivre ?

Lisez la littérature anti-tech de base, devenez avertis. Apprenez comment opèrent les faux critiques puis œuvrez à les démasquer. Rejoignez des gens comme vous — jetez un œil à Anti Tech Collective ou suivez le compte Twitter The Machine Lies. Ecrivez intelligemment et rigoureusement. Apprenez à communiquer. Apprenez à avoir la peau dure. Dites la vérité crûment.

Les anti-tech ne sont pas des ennemis ; nous sommes de vrais amis de la nature et de l’humanité. Nous essayons de sauver un organe vital de cette planète avant une véritable techno-catastrophe. Nous sommes les adversaires de la classe technocrate, qui fera tout en son pouvoir pour perpétuer le système actuel. Mais ils sont condamnés à perdre, et je crois qu’ils le savent. Nous sommes leur plus grande menace et leur pire cauchemar. Nous parlons crûment du probable avenir technologique. L’élite cherchera à nous censurer, mais là encore, ils finiront par perdre. La vérité prévaudra. Il n’y a aucun avenir concevable et viable dans un monde techno-industriel exploitant l’humanité. Cela ne peut tout simplement pas arriver. Au long court, soit lui ou nous disparaîtrons. Si vous êtes en désaccord, la charge de la preuve est vôtre : décrivez exactement comment une nature éclatante et une humanité digne peuvent coexister avec un système technologique globalisé.

Traduction : A.A.

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